L’an 2010, vers la fin de l’hiver, alors que je me promenais sur le mont Royal, j’ai eu l’idée de rédiger ces notes sur tout ce que la littérature ancienne et moderne a produit de beau. C’est pourquoi je les remets au public avec le titre « Notes du mont Royal ». En cherchant à justifier un travail si au-dessus de mes forces, qui va des livres de science aux traités de morale, des Babyloniens à aujourd’hui, je me suis souvenu d’un dicton oriental : « Si l’on ne peut tout embrasser, ce n’est pas une raison pour tout abandonner ». Je sais qu’il existe déjà une foule d’encyclopédies de référence, dont je contesterai d’autant moins la valeur que je m’y réfère ; mais la plupart traitent de sujets particuliers ou ne sont, dans les choses générales, que des listes de noms. En outre, elles ont le défaut de n’être que les « lettres partielles » de quelques peuples choisis. Elles ne parlent que des Anglo-Saxons, comme autrefois elles n’ont parlé que des Romains ; de sorte qu’il ne me semble pas que la littérature soit traitée avec toute l’universalité qu’elle doit avoir, surtout dans une époque comme la nôtre où l’on s’est élevé à un assez haut degré de savoir pour se débarrasser de cet égoïsme féroce, cet esprit étroit qui, chez les peuplades primitives, concentrait l’univers dans une seule nation, et qui instituait le rejet de toutes les autres sous le nom de patriotisme, au lieu de porter sur elles un regard attentionné et doux qui, sans nier les différences, laisse subsister le sentiment indispensable d’égalité et de fraternité.
Je voudrais qu’à travers mes « Notes », chaque auteur apparaisse devant vous, non plus comme dans ces encyclopédies, réduit à un nom sans signification ; non plus comme dans nos collèges, entouré de tout l’appareil du pédantisme ; mais mis à la portée de chacun, avec l’intérêt qui lui est propre et les qualités de son génie. « Ce qui est vraiment instructif », déclare Jean-François de La Harpe1, « c’est l’examen raisonné de chaque auteur ; c’est l’exact résumé des beautés et des défauts ; c’est cet emploi continuel du jugement et de la sensibilité. Et ne craignons pas de revenir sur des auteurs trop connus !… Que de choses à connaître encore dans ce que nous croyons savoir le mieux ! »
« Si l’on ne peut tout embrasser, ce n’est pas une raison pour tout abandonner »
Oui, la littérature est universelle, et traversant d’une langue à l’autre, d’une nation à l’autre, elle a façonné notre mappemonde tout autant que les actes de guerre ou les traités de paix. Des hommes éminents l’ont cultivée partout où ils se sont trouvés. Et leurs livres ont plus d’une fois brûlé en place publique et chauffé les poêles des religieux ou des politiques, tellement leur puissance de persuasion était grande. Je croirais donc avoir été utile si le peu de moments passés ici pouvaient vous inciter à consacrer d’autres à fréquenter de plus près ces auteurs — mal compris dans notre enfance, faits pour un âge plus mûr, mais trop souvent négligés dans les distractions de notre vie dissipée. Notre esprit est rendu plus attentif à la beauté lorsqu’il entre en communication directe avec ces génies qui l’ont le mieux exprimée. Grâce à eux, on ne devient pas seulement plus instruit ; on s’élève, on s’agrandit, on devient meilleur ; et on atteint par là le but de la lecture.
Ces auteurs sont de vieux sages qu’on revoit toujours avec des yeux d’admiration. Le temps n’enlève rien au charme éternel de leurs mots. Leurs idées, connues et usées tant qu’on voudra, font toujours le commencement, le germe des nôtres. Ne craignons donc pas de toucher d’une main frémissante et enthousiasmée aux œuvres monumentales qu’ils nous ont laissées. Leur esprit profondément indulgent, comme celui des vieillards, pardonnera tous nos égarements et nos faux pas sur cette route devant nous. Et pour conclure par un autre précepte de La Harpe2 : « Évoquons sans crainte ces hommes illustres… ; rassemblons… tous les rayons de leur gloire pour en former le jour de la vérité ; et faisons de tant de clartés réunies un foyer de lumière qui repousse les ténèbres dont la barbarie menace de nous envelopper ! »
Yoto Yotov
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- « Lettres européennes : histoire de la littérature européenne » (éd. du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris)
- Jean-François de La Harpe, « Cours de littérature ancienne et moderne ; suivi du Tableau de la littérature au XIXe siècle par Chénier et du Tableau de la littérature au XVIe siècle par MM. Saint-Marc Girardin et Philarète Chasles. Tome I » (XIXe siècle) [Source : Google Livres].
Pourquoi une lettre minuscule à « mont » dans Mont-Royal ?
C’est vrai, on trouve une foule de toponymes sur l’île de Montréal portant le nom de Mont-Royal : une station de métro, de train, un parc, un fouillis inextricable de quartiers, d’agglomérations en passant par un collège. Cependant, ce n’est pas à eux que je fais allusion, mais à la colline qui les surplombe tous et à qui ils doivent historiquement leur nom : le mont Royal. Ici la minuscule à « mont » suit le modèle du mont Blanc, des montagnes Rocheuses, du fleuve Jaune, du lac Majeur, de la mer Méditerranée, de l’océan Pacifique, du golfe Persique, etc. Et comme la grammaire française est non moins vaste et non moins terrifiante que ces étendues que je viens d’évoquer, je ne prétendrais pas expliquer la règle qui s’applique ; je ne fais que la suivre humblement.
C’est très conforme à ce que prescrit l’Office québécois de la langue française qui fait une obsession de la minuscule… contrairement aux anglophones qui ont celle de la majuscule. « Dans mon temps » on n’aurait jamais écrit autre chose que Mont-Royal… sans tiret. Au XVIIIe siècle on abrégeait en « Ste- » mon nom de famille alors qu’aujourd’hui je me le fais corriger !
Michel Tremblay et Michel David doublent la majuscule. Je me demande si un auteur doit se conformer aux prescriptions de l’OQLF.
J’ai devant les yeux « La Traversée de la ville : roman » de Michel Tremblay. On lit à la p. 43 : « elle a été des années gouvernante dans une maison située sur le sommet du mont Royal et en garde un exécrable souvenir ». Puis à la p. 161 : « Des nuages commencent à s’assembler au-dessus du mont Royal, annonçant un de ces orages d’août qui vous prennent par surprise ». Vous pourriez m’objecter que dans beaucoup de cas les majuscules et minuscules sont, non pas le choix de l’auteur, mais celui du réviseur qui vient les mettre comme des cheveux sur la soupe. Et je serais obligé d’admettre cette possibilité. Mais admettez à votre tour que nous sommes en train de couper les cheveux en quatre, et de nous occuper d’une chose bien minuscule !
Non ! nous nous occupons d’une chose bien majuscule !