Il s’agit de Tyrtée 1, poète grec (VIIe siècle av. J.-C.), fondateur de l’élégie guerrière, qui chanta le bonheur de combattre et de mourir pour la patrie ; l’indigence et l’éternel opprobre attachés au lâche ; l’immortalité qui récompense le héros en le faisant vivre dans une éternelle jeunesse ; bref, la vertu martiale élevée au-dessus de tout. Nous n’avons plus de Tyrtée que trois chants. Ils suffisent à justifier les éloges prodigués par Platon qui, dans son premier livre des « Lois », dit : « Ô Tyrtée, chantre divin, tu es à mes yeux un homme sage et vertueux » 2 ; et Horace qui, dans son « Art poétique », écrit qu’à la suite de « Tyrtée, dont les vers animaient au combat les cœurs guerriers, les oracles ne répondirent plus qu’en vers » 3. Mais le plus bel éloge de tous est celui que lui donna le fameux chef des trois cents Spartiates, Léonidas, lorsqu’il répondit à quelqu’un qui voulait savoir en quel degré d’estime il tenait Tyrtée : « Je le crois propre », affirma-t-il 4, « à inspirer de l’ardeur aux jeunes gens. Ses poésies les pénètrent d’un sentiment si vif d’enthousiasme, que dans les combats ils affrontent sans ménagement les plus grands dangers ». D’un art très simple, ses vers arrivent pourtant à arracher les auditeurs aux petitesses du présent en les forçant de vénérer le sublime. On y entend le cliquetis des armes, les cris de mort et de victoire ; on y sent avec un autre poète 5 que « l’acier, le fer, le marbre ne sont rien ; il n’est qu’un seul rempart : le bras du citoyen ». Ce n’est pas étonnant qu’avec tant de chaleur patriotique, Tyrtée ait enflammé les cœurs des jeunes Spartiates, si inflammables par ailleurs. Il est dommage que le peu qui nous reste de lui ne soit pas plus étendu ou mieux connu. « Les vers de Tyrtée sont un des plus énergiques encouragements au patriotisme que présente la littérature, et aussi l’un des plus simples, l’un de ceux qui, par la clarté de la forme et la vivacité de l’image, sont le plus assurés de trouver, toujours et partout, le chemin du cœur », explique Alfred Croiset
Grands chefs-d’œuvre
« Anthologie grecque, d’après le manuscrit palatin. Tome I »
Il s’agit de l’« Anthologie grecque » d’après le manuscrit palatin du Xe siècle apr. J.-C. Le terme « anthologie », composé d’« anthos » 1 (« fleur ») et de « legô » 2 (« cueillir »), signifie un choix, un bouquet de compositions légères qui nous charment par leurs inspirations, trop courtes, d’ailleurs, pour jamais nous fatiguer ; mais plus particulièrement et par excellence, ce terme désigne dans la langue des classicistes l’« Anthologie grecque ». C’est une immense collection de quatre mille petits poèmes, formant une chaîne non interrompue depuis les temps héroïques jusqu’aux derniers temps du Bas-Empire. On y voit les changements opérés, de siècle en siècle, dans les foyers de la culture grecque éparpillés un peu partout en Europe, en Afrique et en Asie. Méléagre 3 (IIe-Ie siècle av. J.-C.) est l’un des poètes qui a fourni à l’« Anthologie » le plus de poèmes ; mais ce qui lui fait honneur encore davantage, c’est d’avoir eu l’idée de la première « Anthologie » connue. Il lui donna le titre simple et élégant de « Guirlande » ou « Couronne » (« Stephanos » 4), parce qu’il la regarda comme une couronne de fleurs et qu’il symbolisa chaque auteur par une fleur assortie : telle poétesse par un lys, telle autre par un iris, Sappho par une rose, Archiloque le satirique par la feuille d’acanthe « aux piquants redoutables » et ainsi de suite. Philippe de Thessalonique 5 (IIe siècle apr. J.-C.) et Agathias 6 (VIe siècle apr. J.-C.) firent publier des recueils d’après le même procédé. Enfin, Constantin Céphalas 7 s’empara de ces anthologies, pour en coordonner une nouvelle, dont l’unique exemplaire sera découvert dans la poussière de la Bibliothèque palatine, à Heidelberg. De là, le nom de « manuscrit palatin ». Napoléon le réclamera pour la Bibliothèque nationale de France en 1797 ; les Alliés le remettront à l’Allemagne en 1816.
- En grec ἄνθος.
- En grec λέγω.
- En grec Μελέαγρος. Parfois transcrit Méléagros. « Méléagros est un bien étrange poète, qui naquit en Judée, près du lac de Génésareth. Juif ? ou Syrien ? ou Grec ? On ne sait. Mais amoureux des femmes hébraïques et des poètes de l’Hellas », explique Pierre Louÿs (« Lettre à Paul Valéry du 31.X.1891 » dans Suzanne Larnaudie, « Paul Valéry et la Grèce », éd. Droz, Genève, p. 38).
- En grec « Στέφανος ».
Chateaubriand, « Mélanges et Poésies »
Il s’agit des « Mélanges et Poésies » et autres œuvres de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Sima Qian, « Les Mémoires historiques. Tome I. [Chapitres 1-4] »

éd. Librairie d’Amérique et d’Orient A. Maisonneuve, coll. UNESCO d’œuvres représentatives, Paris
Il s’agit des « Mémoires historiques » (« Shi Ji » 1) de Sima Qian 2, illustre chroniqueur chinois (IIe-Ier siècle av. J.-C.) que ses compatriotes placent au-dessus de tous en disant qu’autant le soleil l’emporte en éclat sur les autres astres, autant Sima Qian l’emporte en mérite sur les autres historiens ; et que les missionnaires européens surnomment l’« Hérodote de la Chine ». Fils d’un savant et savant lui-même, Sima Qian fut élevé par l’Empereur à la dignité de « grand scribe » (« tai shi » 3) en 108 av. J.-C. Son père, qui avait été son prédécesseur dans cet emploi, semblait l’avoir prévu ; car il avait fait voyager son fils dans tout l’Empire et lui avait laissé un immense héritage en cartes et en manuscrits. De plus, dès que Sima Qian prit possession de sa charge, la Bibliothèque impériale lui fut ouverte ; il alla s’y ensevelir. « De même qu’un homme qui porte une cuvette sur la tête ne peut pas lever les yeux vers le ciel, de même je rompis toute relation… car jour et nuit je ne pensais qu’à employer jusqu’au bout mes indignes capacités et j’appliquais tout mon cœur à m’acquitter de ma charge », dit-il 4. Mais une disgrâce qu’il s’attira en prenant la défense d’un malheureux, ou plutôt un mot critique sur le goût de l’Empereur pour la magie 5, le fit tomber en disgrâce et le condamna à la castration. Sima Qian était si pauvre, qu’il ne fut pas en état de donner les deux cents onces d’argent pour se rédimer du supplice infamant. Ce malheur, qui assombrit tout le reste de sa vie, ne fut pas sans exercer une profonde influence sur sa pensée. Non seulement Sima Qian n’avait pas pu se racheter, mais personne n’avait osé prendre sa défense. Aussi loue-t-il fort dans ses « Mémoires historiques » tous « ceux qui font peu de cas de leur propre vie pour aller au secours de l’homme de bien qui est en péril » 6. Il approuve souvent aussi des hommes qui avaient été calomniés et mis au ban de la société. Enfin, n’est-ce pas l’amertume de son propre cœur, aigri par la douleur, qui s’exprime dans ce cri : « Quand Zhufu Yan 7 [marchait sur] le chemin des honneurs, tous les hauts dignitaires l’exaltaient ; quand son renom fut abattu, et qu’il eut été mis à mort avec toute sa famille, les officiers parlèrent à l’envi de ses défauts ; c’est déplorable ! »
- En chinois « 史記 ». Autrefois transcrit « Che Ki », « Se-ki », « Sée-ki », « Ssé-ki », « Schi Ki », « Shi Ki » ou « Shih Chi ».
- En chinois 司馬遷. Autrefois transcrit Sy-ma Ts’ien, Sématsiene, Ssématsien, Se-ma Ts’ien, Sze-ma Csien, Sz’ma Ts’ien, Sze-ma Ts’ien, Sseû-ma Ts’ien, Sse-ma-thsien, Ssé ma Tsian ou Ssu-ma Ch’ien.
- En chinois 太史. Autrefois transcrit « t’ai che ».
- « Lettre à Ren An » (« 報任安書 »).
- Sima Qian avait critiqué tous les imposteurs qui jouissaient d’un grand crédit à la Cour grâce aux fables qu’ils débitaient : tels étaient un magicien qui prétendait montrer les empreintes laissées par les pieds gigantesques d’êtres surnaturels ; un devin qui parlait au nom de la princesse des esprits, et en qui l’Empereur avait tant de confiance qu’il s’attablait seul avec lui ; un charlatan qui promettait l’immortalité ; etc.
- ch. CXXIV.
- En chinois 主父偃. Autrefois transcrit Tchou-fou Yen ou Chu-fu Yen. L’Empereur Wu avait nommé, auprès de chaque roi, des conseillers qui étaient en réalité des rapporteurs. Leur tâche était souvent périlleuse : le conseiller Zhufu Yan fut mis à mort avec toute sa famille à cause des faits qu’il avait rapportés.
Hugo, « Les Misérables. Tome V »
Il s’agit des « Misérables » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Les Misérables. Tome IV »
Il s’agit des « Misérables » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Les Misérables. Tome III »
Il s’agit des « Misérables » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Les Misérables. Tome II »
Il s’agit des « Misérables » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Les Misérables. Tome I »
Il s’agit des « Misérables » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Voltaire, « Correspondance. Tome I. 1704-1738 »
Il s’agit de la « Correspondance » de Voltaire, la meilleure, la plus délicieuse de toutes les correspondances ; celle qui fut à elle seule l’esprit de l’Europe (XVIIIe siècle). « En recommandant la lecture de Voltaire », dit un critique 1, « j’avoue mes préférences. S’il fallait sacrifier quelque chose de lui, je donnerais les tragédies et les comédies pour garder les petits vers ; s’il fallait sacrifier encore quelque chose, je donnerais plutôt les histoires, toutes charmantes qu’elles sont, que les romans ; …mais enfin il y a une chose que je ne me déciderais jamais à livrer, c’est la “Correspondance” ». En effet, de tous les genres littéraires dont s’occupa Voltaire, celui où il fut le plus original ; celui où il eut un ton que personne ne lui avait donné, et que tout le monde voulut imiter ; celui, enfin, où il domina, de l’aveu même des jaloux qui consentent quelquefois à reconnaître un mérite unanimement reconnu, c’est le genre épistolaire. On y trouve l’ensemble et la perfection de tous les styles ; on y trouve la facilité brillante d’un esprit aussi supérieur aux sujets qu’il traite, qu’aux gens à qui il s’adresse : « Quel génie se joue dans ses poésies et ses plaisanteries et ses lettres immortelles ! Or, tout ce qu’on admire dans les deux premières se retrouve dans les lettres avec une inépuisable abondance : vers faciles, railleries charmantes à propos de tous les personnages et de tous les événements qui ont passé, dans ce siècle agité, devant cet esprit curieux… Ce qu’il peut se succéder, pendant plus de soixante ans, d’amours, de haines, de plaisirs, de douleurs, de colères, dans une âme singulièrement impressionnable et mobile, est exprimé là au vif… chaque sentiment entier occupant toute l’âme, comme s’il devait durer éternellement, puis effacé tout à coup par un autre… ; variété inépuisable des sujets qui passent sous cette plume légère ; séductions d’un esprit enchanteur qui veut plaire et invente pour plaire les tours les plus délicats, toujours aimable, toujours nouveau. Tout cela forme un des spectacles les plus attrayants qu’on puisse avoir en ce monde », dit le même critique. De tous les hommes célèbres dont on a imprimé les lettres après leur mort, Voltaire est le premier qui ait écrit à la fois en écrivain et en homme du monde, et qui ait montré qu’il est aussi naturellement l’un que l’autre. Son talent, qui peut être inégal dans ses grands ouvrages, est toujours parfait dans ses jeux, quand sa plume court avec une rapidité, une négligence, qui n’appartiennent qu’à lui.
« L’Œuvre de la poétesse vietnamienne Hồ-Xuân-Hương »

éd. École française d’Extrême-Orient, coll. Textes et Documents sur l’Indochine-Textes nôm, Paris
Il s’agit de Hồ Xuân Hương, poétesse érotique vietnamienne (XIXe siècle). Sa jeunesse bouillonnante de sève, son rire espiègle et insouciant, l’habileté de ses compositions dont le sens est généralement double — un sens manifeste, peu critiquable au point de vue de la morale, et un sens parallèle, en filigrane, d’un érotisme extrême —, son goût et son talent enfin dans l’emploi de la langue populaire, suffisent pour que les Vietnamiens la chérissent comme la gamine la plus spirituelle de leur littérature nationale. « On aurait dit une fille qui, retroussant sa jupe, barboterait dans une mare », dit un critique 1. La légende raconte 2 que ses parents moururent de bonne heure, et qu’elle et sa sœur se partagèrent l’héritage, qui était considérable. Hồ Xuân Hương, avec sa part, construisit un riche jardin entouré de viviers, où se voyaient trois beaux pavillons, toutes sortes d’arbustes taillés et des pierres recouvertes d’inscriptions. Là, elle tenait des concours poétiques et proposait de choisir pour mari celui qui réussirait à la vaincre. Mais aucun ne le put. Quoique ses vers licencieux soient unanimement condamnés par les moralistes, Hồ Xuân Hương y est poussée non par un penchant vers de mauvaises mœurs, mais par la tournure même de son esprit littéraire, comme jadis la poétesse Sappho dans ses sublimes compositions. Si l’on pénètre au fond des choses, ne découvre-t-on pas, chez cette femme de lettres, une âme à la fois souveraine, saine et robuste :
« Mon corps est comme le fruit du jaquier sur l’arbre.
Son écorce est rugueuse, sa pulpe épaisse ;
Seigneur, si vous l’aimez, plantez-y votre coin,
Mais, je vous prie, ne le palpez pas pour qu’il vous englue les mains »
- « Histoire de Hồ Xuân Hương » dans « Contes et Légendes annamites ».
Blaga, « Poèmes »
Il s’agit des « Poèmes » (« Poeme ») de Lucian Blaga, poète, dramaturge et philosophe roumain, dont l’œuvre sublime se résume en un vers : « Je crois que l’éternité est née au village » 1. Né en 1895 au village de Lancrăm, dont le nom, dit-il, rappelle « la sonorité des larmes » (« sunetele lacrimei »), fils d’un prêtre orthodoxe, Blaga fit son entrée à l’Académie roumaine sans prononcer, comme de coutume, l’éloge de son prédécesseur. Son discours de réception fut un éloge du village romain, comme le fut aussi toute son œuvre. Pour l’auteur de « L’Âme du village » (« Sufletul satului »), les paysages campagnards, les chemins de terre et de boue sont « le seuil du monde » (« prag de lume »), le village-idée d’où partent les vastes horizons de la création artistique et poétique. Les regards rêveurs des paysans sondent l’univers, se perdant dans l’infini. L’homme de la ville au contraire vit « dans le fragment, la relativité, le concret mécanique, dans une tristesse constante et dans une superficialité lucide ». Cet éloge de l’âme du village comme creuset, comme âme de la nation est doublé de l’angoisse devant le mystère de ce que Blaga appelle « le Grand Anonyme » (« Marele Anonim »), c’est-à-dire Dieu. Face à cette angoisse-là, la solution qu’il ébauche, en s’inspirant des romantiques allemands, passe par le sacrifice de l’individu en tant qu’individu au profit d’une spiritualité collective, anonyme et spontanée. Puisque les grandes questions du monde restent sans réponse, la sagesse serait de se taire et de se fondre avec la terre dans les sillons de l’éternité :
« Regarde, c’est le soir », dit Blaga 2.
« L’âme du village palpite près de nous
Comme une odeur timide d’herbe coupée,
Comme une chute de fumée des avant-toits de paille… »
Blaga, « Poèmes choisis »
Il s’agit des « Poèmes choisis » (« Poeme alese ») de Lucian Blaga, poète, dramaturge et philosophe roumain, dont l’œuvre sublime se résume en un vers : « Je crois que l’éternité est née au village » 1. Né en 1895 au village de Lancrăm, dont le nom, dit-il, rappelle « la sonorité des larmes » (« sunetele lacrimei »), fils d’un prêtre orthodoxe, Blaga fit son entrée à l’Académie roumaine sans prononcer, comme de coutume, l’éloge de son prédécesseur. Son discours de réception fut un éloge du village romain, comme le fut aussi toute son œuvre. Pour l’auteur de « L’Âme du village » (« Sufletul satului »), les paysages campagnards, les chemins de terre et de boue sont « le seuil du monde » (« prag de lume »), le village-idée d’où partent les vastes horizons de la création artistique et poétique. Les regards rêveurs des paysans sondent l’univers, se perdant dans l’infini. L’homme de la ville au contraire vit « dans le fragment, la relativité, le concret mécanique, dans une tristesse constante et dans une superficialité lucide ». Cet éloge de l’âme du village comme creuset, comme âme de la nation est doublé de l’angoisse devant le mystère de ce que Blaga appelle « le Grand Anonyme » (« Marele Anonim »), c’est-à-dire Dieu. Face à cette angoisse-là, la solution qu’il ébauche, en s’inspirant des romantiques allemands, passe par le sacrifice de l’individu en tant qu’individu au profit d’une spiritualité collective, anonyme et spontanée. Puisque les grandes questions du monde restent sans réponse, la sagesse serait de se taire et de se fondre avec la terre dans les sillons de l’éternité :
« Regarde, c’est le soir », dit Blaga 2.
« L’âme du village palpite près de nous
Comme une odeur timide d’herbe coupée,
Comme une chute de fumée des avant-toits de paille… »