Mot-clef17ᵉ siècle

Galland, «Journal, [pendant] la période parisienne. Tome I (1708-1709)»

éd. Peeters, coll. Association pour la promotion de l’histoire et de l’archéologie orientales-Mémoires, Louvain

éd. Pee­ters, coll. As­so­cia­tion pour la pro­mo­tion de l’histoire et de l’archéologie orien­tales-Mé­moires, Lou­vain

Il s’agit du «Jour­nal» d’Antoine Gal­land, orien­ta­liste et nu­mis­mate fran­çais (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui mo­di­fièrent le plus l’imagination lit­té­raire, si­non pro­fon­dé­ment, du moins dans la fan­tai­sie, je veux dire les «Mille et une Nuits». Toute sa vie, Gal­land vé­cut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le dé­çurent ja­mais. Sa­vant de pre­mier ordre, il s’attachait à étu­dier les langues orien­tales et les mé­dailles an­tiques, propres à je­ter quelque lu­mière — si in­fime fût-elle — sur les an­nales du passé. Voya­geur, il cher­chait les traits né­gli­gés par ses de­van­ciers. Sou­vent heu­reux dans ses re­cherches, simple et la­bo­rieux, il était, ce­pen­dant, d’une cer­taine hu­meur dans la lec­ture de ses contem­po­rains, qu’il ne pou­vait souf­frir d’y voir im­pri­mées des er­reurs sans prendre la plume pour les cor­ri­ger. «J’y trou­vai», écrit-il au su­jet d’un livre 1, «des ex­pli­ca­tions si fort hors du bon sens, que je fus contraint de ces­ser la lec­ture pour la re­prendre le ma­tin, de crainte que je n’en puisse dor­mir. Mais je fus plus d’une heure et de­mie à m’endormir, non­obs­tant les ef­forts que je pus faire pour chas­ser de mon es­prit ces ex­tra­va­gances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se fai­sait néan­moins as­sez connaître». Ses écrits res­tèrent tou­jours, pour le nombre et l’importance, au-des­sous de son éru­di­tion. Un jour, il eut une dis­cus­sion très vive à l’Académie des ins­crip­tions; dans une de ses ré­pliques, on re­marque ce pas­sage qui montre l’étendue de son ac­ti­vité in­las­sable et sa haute ri­gueur : «Py­tha­gore ne de­man­dait à ses dis­ciples que sept ans de si­lence pour s’instruire des prin­cipes de la phi­lo­so­phie avant que d’en écrire ou d’en vou­loir ju­ger. Sans que per­sonne l’eût exigé, j’ai gardé un si­lence plus ri­gide et plus long dans l’étude des mé­dailles. Ce si­lence a été de trente an­nées. Pen­dant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres ha­biles, de lire et d’examiner leurs ou­vrages; j’ai en­core ma­nié et dé­chif­fré plu­sieurs mil­liers de mé­dailles grecques et la­tines, tant en France qu’en Sy­rie et en Pa­les­tine, à Smyrne, à Constan­ti­nople, à Alexan­drie et dans les îles de l’Archipel»

  1. «Jour­nal», 4 juin 1711. Haut

Galland, «Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome II»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Jour­nal» d’Antoine Gal­land, orien­ta­liste et nu­mis­mate fran­çais (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui mo­di­fièrent le plus l’imagination lit­té­raire, si­non pro­fon­dé­ment, du moins dans la fan­tai­sie, je veux dire les «Mille et une Nuits». Toute sa vie, Gal­land vé­cut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le dé­çurent ja­mais. Sa­vant de pre­mier ordre, il s’attachait à étu­dier les langues orien­tales et les mé­dailles an­tiques, propres à je­ter quelque lu­mière — si in­fime fût-elle — sur les an­nales du passé. Voya­geur, il cher­chait les traits né­gli­gés par ses de­van­ciers. Sou­vent heu­reux dans ses re­cherches, simple et la­bo­rieux, il était, ce­pen­dant, d’une cer­taine hu­meur dans la lec­ture de ses contem­po­rains, qu’il ne pou­vait souf­frir d’y voir im­pri­mées des er­reurs sans prendre la plume pour les cor­ri­ger. «J’y trou­vai», écrit-il au su­jet d’un livre 1, «des ex­pli­ca­tions si fort hors du bon sens, que je fus contraint de ces­ser la lec­ture pour la re­prendre le ma­tin, de crainte que je n’en puisse dor­mir. Mais je fus plus d’une heure et de­mie à m’endormir, non­obs­tant les ef­forts que je pus faire pour chas­ser de mon es­prit ces ex­tra­va­gances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se fai­sait néan­moins as­sez connaître». Ses écrits res­tèrent tou­jours, pour le nombre et l’importance, au-des­sous de son éru­di­tion. Un jour, il eut une dis­cus­sion très vive à l’Académie des ins­crip­tions; dans une de ses ré­pliques, on re­marque ce pas­sage qui montre l’étendue de son ac­ti­vité in­las­sable et sa haute ri­gueur : «Py­tha­gore ne de­man­dait à ses dis­ciples que sept ans de si­lence pour s’instruire des prin­cipes de la phi­lo­so­phie avant que d’en écrire ou d’en vou­loir ju­ger. Sans que per­sonne l’eût exigé, j’ai gardé un si­lence plus ri­gide et plus long dans l’étude des mé­dailles. Ce si­lence a été de trente an­nées. Pen­dant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres ha­biles, de lire et d’examiner leurs ou­vrages; j’ai en­core ma­nié et dé­chif­fré plu­sieurs mil­liers de mé­dailles grecques et la­tines, tant en France qu’en Sy­rie et en Pa­les­tine, à Smyrne, à Constan­ti­nople, à Alexan­drie et dans les îles de l’Archipel»

  1. «Jour­nal», 4 juin 1711. Haut

Galland, «Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome I»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Jour­nal» d’Antoine Gal­land, orien­ta­liste et nu­mis­mate fran­çais (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui mo­di­fièrent le plus l’imagination lit­té­raire, si­non pro­fon­dé­ment, du moins dans la fan­tai­sie, je veux dire les «Mille et une Nuits». Toute sa vie, Gal­land vé­cut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le dé­çurent ja­mais. Sa­vant de pre­mier ordre, il s’attachait à étu­dier les langues orien­tales et les mé­dailles an­tiques, propres à je­ter quelque lu­mière — si in­fime fût-elle — sur les an­nales du passé. Voya­geur, il cher­chait les traits né­gli­gés par ses de­van­ciers. Sou­vent heu­reux dans ses re­cherches, simple et la­bo­rieux, il était, ce­pen­dant, d’une cer­taine hu­meur dans la lec­ture de ses contem­po­rains, qu’il ne pou­vait souf­frir d’y voir im­pri­mées des er­reurs sans prendre la plume pour les cor­ri­ger. «J’y trou­vai», écrit-il au su­jet d’un livre 1, «des ex­pli­ca­tions si fort hors du bon sens, que je fus contraint de ces­ser la lec­ture pour la re­prendre le ma­tin, de crainte que je n’en puisse dor­mir. Mais je fus plus d’une heure et de­mie à m’endormir, non­obs­tant les ef­forts que je pus faire pour chas­ser de mon es­prit ces ex­tra­va­gances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se fai­sait néan­moins as­sez connaître». Ses écrits res­tèrent tou­jours, pour le nombre et l’importance, au-des­sous de son éru­di­tion. Un jour, il eut une dis­cus­sion très vive à l’Académie des ins­crip­tions; dans une de ses ré­pliques, on re­marque ce pas­sage qui montre l’étendue de son ac­ti­vité in­las­sable et sa haute ri­gueur : «Py­tha­gore ne de­man­dait à ses dis­ciples que sept ans de si­lence pour s’instruire des prin­cipes de la phi­lo­so­phie avant que d’en écrire ou d’en vou­loir ju­ger. Sans que per­sonne l’eût exigé, j’ai gardé un si­lence plus ri­gide et plus long dans l’étude des mé­dailles. Ce si­lence a été de trente an­nées. Pen­dant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres ha­biles, de lire et d’examiner leurs ou­vrages; j’ai en­core ma­nié et dé­chif­fré plu­sieurs mil­liers de mé­dailles grecques et la­tines, tant en France qu’en Sy­rie et en Pa­les­tine, à Smyrne, à Constan­ti­nople, à Alexan­drie et dans les îles de l’Archipel»

  1. «Jour­nal», 4 juin 1711. Haut

Graffigny, «Lettres d’une Péruvienne»

éd. Voltaire Foundation, coll. Vif, Oxford

éd. Vol­taire Foun­da­tion, coll. Vif, Ox­ford

Il s’agit des «Lettres d’une Pé­ru­vienne» de Fran­çoise de Graf­fi­gny 1, femme de lettres fran­çaise (XVIIIe siècle), dont le bel es­prit et l’élégance du style firent dirent à un cri­tique 2 «qu’elle fai­sait in­fi­dé­lité à son sexe, en usur­pant les ta­lents du nôtre». Née Fran­çoise d’Happoncourt, elle fut ma­riée — ou pour mieux dire — sa­cri­fiée à Fran­çois Hu­guet de Graf­fi­gny, homme em­porté, ja­loux et ex­trê­me­ment violent. Dès les pre­mières an­nées de vie conju­gale, elle se vit ex­po­sée aux mé­pris et aux in­sultes; des in­jures, son mari en vint aux coups, et la chose fit tant d’éclat qu’étant par­ve­nue à la po­lice, il y eut ordre d’emprisonner cet homme bru­tal qui, si­tôt re­lâ­ché, fit suivre ses pre­miers ex­cès par quan­tité d’autres. Il lui ar­riva plu­sieurs fois de ter­ras­ser son épouse à coups de pied et de poing, et après une fausse couche qu’elle eut, de lui mettre l’épée nue sur l’estomac. La pauvre femme per­dit tous ses en­fants en bas âge et eut beau­coup à souf­frir; la lettre sui­vante le montre as­sez : «Mon cher père», y dit Graf­fi­gny 3, «je suis obli­gée dans l’extrémité où je me trouve de vous sup­plier de ne me point aban­don­ner et de m’envoyer au plus vite cher­cher par M. de Ra­ré­court, car je suis en grand dan­ger et suis toute bri­sée de coups. Je me jette à votre mi­sé­ri­corde et vous prie que ce soit bien vite». Après avoir pen­dant de longues an­nées donné des preuves d’une pa­tience hé­roïque, elle par­vint à ob­te­nir une sé­pa­ra­tion ju­ri­dique. Li­bé­rée des hor­ribles chaînes qu’elle avait trop long­temps por­tées, elle vint à Pa­ris. Sa vie n’avait été qu’un tissu de mal­heurs et de désa­gré­ments, et ce fut dans ces mal­heurs qu’elle puisa le sen­ti­ment d’une im­mense tris­tesse, d’une mé­lan­co­lie de tous les ins­tants qui ca­rac­té­risa son ro­man «Lettres d’une Pé­ru­vienne» : «Il ne me reste», y dit-elle 4, «que la triste conso­la­tion de [vous] peindre mes dou­leurs… Que j’ai de joie à [vous les] dire, à leur don­ner toutes les sortes d’existences qu’elles peuvent avoir! Je vou­drais les tra­cer sur le plus dur mé­tal, sur les murs de ma chambre, sur mes ha­bits, sur tout ce qui m’environne, et les ex­pri­mer dans toutes les langues». Mais ce ro­man et un ou deux autres qu’elle écri­vit n’égalèrent ja­mais tout à fait ce­lui de sa vie; et plus en­core que dans les «Lettres d’une Pé­ru­vienne», les lec­teurs trou­ve­ront de l’intérêt dans les mil­liers de lettres qui consti­tuent sa vé­ri­table «Cor­res­pon­dance».

  1. On ren­contre aussi les gra­phies Gra­fi­gny, Gra­fi­gni et Graf­fi­gni. Haut
  2. Étienne-Guillaume Co­lombe. Haut
  1. «Cor­res­pon­dance. Tome I», p. 1. Haut
  2. «Lettres d’une Pé­ru­vienne», p. 155. Haut

Voltaire, «Contes et Romans. Tome III»

éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence

éd. Presses uni­ver­si­taires de France-San­soni, Pa­ris-Flo­rence

Il s’agit de «La Prin­cesse de Ba­by­lone» et autres contes de Vol­taire (XVIIIe siècle). Tout grand écri­vain a un ou­vrage par le­quel on le ré­sume, à tort ou à rai­son. «C’est dans ses contes qu’il faut cher­cher Vol­taire», «“Can­dide” est tout Vol­taire», dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Vol­taire s’est le plus en­joué des mi­sères de la condi­tion hu­maine, dans un monde aussi ab­surde que ce­lui des per­sé­cu­tions et des sup­plices, des bruits de guerre et des pestes ef­froyables; c’est là éga­le­ment qu’il a réussi à por­ter un der­nier coup, sec et bru­tal, à cet op­ti­misme conso­la­teur des chré­tiens qu’il ju­geait béat. Lui, qui jusque-là avait re­tenu le rire amer de son im­piété, semble faire ré­son­ner à tra­vers ses contes un ri­ca­ne­ment de Sa­tan. «[Ces contes sont] d’une gaieté in­fer­nale», ex­plique la ba­ronne de Staël 1, «car ils semblent écrits par un être d’une autre na­ture que nous, in­dif­fé­rent à notre sort, content de nos souf­frances et riant comme un dé­mon — ou comme un singe — des mi­sères de cette es­pèce hu­maine avec la­quelle il n’a rien de com­mun.» Alors, de­man­dons-nous : Vol­taire le conteur «dont le rire est un ric­tus, la grâce — une po­lis­son­ne­rie, l’esprit — un dard trempé dans le poi­son ou l’ordure» 2 peut-il éga­ler Vol­taire le phi­lo­sophe, l’homme de goût, de sa­voir et de rai­son dont le «Dic­tion­naire phi­lo­so­phique» avait écarté l’obscurantisme et la bar­ba­rie des siècles pré­cé­dents; peut-il éga­ler Vol­taire l’homme du monde dont la «Cor­res­pon­dance», qui em­brasse un es­pace de soixante-sept ans, est une œuvre de pre­mier plan, un mo­dèle de naï­veté, d’esprit et de grâce? Non, je ne le crois pas. Il ne faut cher­cher dans ses contes ni poé­sie, ni sa­gesse sé­rieuse, ni de ces sen­ti­ments nobles qu’on ren­contre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre; mais seule­ment une sa­tire bi­lieuse et cy­nique et peut-être une souf­france ca­chée qui, ne trou­vant pas de sens à la vie ici-bas, pré­fère ac­ca­bler de mo­que­ries les émo­tions les plus graves et les plus gé­né­reuses, les croyances les plus ca­pables de conso­ler les hommes, les es­pé­rances les plus propres à leur don­ner le cou­rage pour sup­por­ter leur condi­tion. «Vol­taire [le conteur]», dit Cha­teau­briand 3, «n’aperçoit que le côté ri­di­cule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hi­deu­se­ment gai, l’homme à l’homme. Il charme et fa­tigue par sa mo­bi­lité; il vous en­chante et vous dé­goûte.» Son hu­mour, qui veut être édi­fiant, et qui sou­vent n’est que cruel et mor­dant, est ce­lui qui se rap­proche le plus des sa­ti­ristes an­glais.

  1. «Œuvres com­plètes. Tome II», p. 176. Haut
  2. l’abbé Mi­chel-Ulysse May­nard. Haut
  1. «Le Gé­nie du chris­tia­nisme», part. 2, liv. I, ch. V. Haut

Voltaire, «Contes et Romans. Tome II»

éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence

éd. Presses uni­ver­si­taires de France-San­soni, Pa­ris-Flo­rence

Il s’agit de «Can­dide» et autres contes de Vol­taire (XVIIIe siècle). Tout grand écri­vain a un ou­vrage par le­quel on le ré­sume, à tort ou à rai­son. «C’est dans ses contes qu’il faut cher­cher Vol­taire», «“Can­dide” est tout Vol­taire», dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Vol­taire s’est le plus en­joué des mi­sères de la condi­tion hu­maine, dans un monde aussi ab­surde que ce­lui des per­sé­cu­tions et des sup­plices, des bruits de guerre et des pestes ef­froyables; c’est là éga­le­ment qu’il a réussi à por­ter un der­nier coup, sec et bru­tal, à cet op­ti­misme conso­la­teur des chré­tiens qu’il ju­geait béat. Lui, qui jusque-là avait re­tenu le rire amer de son im­piété, semble faire ré­son­ner à tra­vers ses contes un ri­ca­ne­ment de Sa­tan. «[Ces contes sont] d’une gaieté in­fer­nale», ex­plique la ba­ronne de Staël 1, «car ils semblent écrits par un être d’une autre na­ture que nous, in­dif­fé­rent à notre sort, content de nos souf­frances et riant comme un dé­mon — ou comme un singe — des mi­sères de cette es­pèce hu­maine avec la­quelle il n’a rien de com­mun.» Alors, de­man­dons-nous : Vol­taire le conteur «dont le rire est un ric­tus, la grâce — une po­lis­son­ne­rie, l’esprit — un dard trempé dans le poi­son ou l’ordure» 2 peut-il éga­ler Vol­taire le phi­lo­sophe, l’homme de goût, de sa­voir et de rai­son dont le «Dic­tion­naire phi­lo­so­phique» avait écarté l’obscurantisme et la bar­ba­rie des siècles pré­cé­dents; peut-il éga­ler Vol­taire l’homme du monde dont la «Cor­res­pon­dance», qui em­brasse un es­pace de soixante-sept ans, est une œuvre de pre­mier plan, un mo­dèle de naï­veté, d’esprit et de grâce? Non, je ne le crois pas. Il ne faut cher­cher dans ses contes ni poé­sie, ni sa­gesse sé­rieuse, ni de ces sen­ti­ments nobles qu’on ren­contre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre; mais seule­ment une sa­tire bi­lieuse et cy­nique et peut-être une souf­france ca­chée qui, ne trou­vant pas de sens à la vie ici-bas, pré­fère ac­ca­bler de mo­que­ries les émo­tions les plus graves et les plus gé­né­reuses, les croyances les plus ca­pables de conso­ler les hommes, les es­pé­rances les plus propres à leur don­ner le cou­rage pour sup­por­ter leur condi­tion. «Vol­taire [le conteur]», dit Cha­teau­briand 3, «n’aperçoit que le côté ri­di­cule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hi­deu­se­ment gai, l’homme à l’homme. Il charme et fa­tigue par sa mo­bi­lité; il vous en­chante et vous dé­goûte.» Son hu­mour, qui veut être édi­fiant, et qui sou­vent n’est que cruel et mor­dant, est ce­lui qui se rap­proche le plus des sa­ti­ristes an­glais.

  1. «Œuvres com­plètes. Tome II», p. 176. Haut
  2. l’abbé Mi­chel-Ulysse May­nard. Haut
  1. «Le Gé­nie du chris­tia­nisme», part. 2, liv. I, ch. V. Haut

Voltaire, «Contes et Romans. Tome I»

éd. Presses universitaires de France-Sansoni, Paris-Florence

éd. Presses uni­ver­si­taires de France-San­soni, Pa­ris-Flo­rence

Il s’agit de «Mi­cro­mé­gas» et autres contes de Vol­taire (XVIIIe siècle). Tout grand écri­vain a un ou­vrage par le­quel on le ré­sume, à tort ou à rai­son. «C’est dans ses contes qu’il faut cher­cher Vol­taire», «“Can­dide” est tout Vol­taire», dit-on de nos jours. Il est vrai que c’est là que Vol­taire s’est le plus en­joué des mi­sères de la condi­tion hu­maine, dans un monde aussi ab­surde que ce­lui des per­sé­cu­tions et des sup­plices, des bruits de guerre et des pestes ef­froyables; c’est là éga­le­ment qu’il a réussi à por­ter un der­nier coup, sec et bru­tal, à cet op­ti­misme conso­la­teur des chré­tiens qu’il ju­geait béat. Lui, qui jusque-là avait re­tenu le rire amer de son im­piété, semble faire ré­son­ner à tra­vers ses contes un ri­ca­ne­ment de Sa­tan. «[Ces contes sont] d’une gaieté in­fer­nale», ex­plique la ba­ronne de Staël 1, «car ils semblent écrits par un être d’une autre na­ture que nous, in­dif­fé­rent à notre sort, content de nos souf­frances et riant comme un dé­mon — ou comme un singe — des mi­sères de cette es­pèce hu­maine avec la­quelle il n’a rien de com­mun.» Alors, de­man­dons-nous : Vol­taire le conteur «dont le rire est un ric­tus, la grâce — une po­lis­son­ne­rie, l’esprit — un dard trempé dans le poi­son ou l’ordure» 2 peut-il éga­ler Vol­taire le phi­lo­sophe, l’homme de goût, de sa­voir et de rai­son dont le «Dic­tion­naire phi­lo­so­phique» avait écarté l’obscurantisme et la bar­ba­rie des siècles pré­cé­dents; peut-il éga­ler Vol­taire l’homme du monde dont la «Cor­res­pon­dance», qui em­brasse un es­pace de soixante-sept ans, est une œuvre de pre­mier plan, un mo­dèle de naï­veté, d’esprit et de grâce? Non, je ne le crois pas. Il ne faut cher­cher dans ses contes ni poé­sie, ni sa­gesse sé­rieuse, ni de ces sen­ti­ments nobles qu’on ren­contre dans quelques-uns de ses chefs-d’œuvre; mais seule­ment une sa­tire bi­lieuse et cy­nique et peut-être une souf­france ca­chée qui, ne trou­vant pas de sens à la vie ici-bas, pré­fère ac­ca­bler de mo­que­ries les émo­tions les plus graves et les plus gé­né­reuses, les croyances les plus ca­pables de conso­ler les hommes, les es­pé­rances les plus propres à leur don­ner le cou­rage pour sup­por­ter leur condi­tion. «Vol­taire [le conteur]», dit Cha­teau­briand 3, «n’aperçoit que le côté ri­di­cule des choses et des temps et [il] montre, sous un jour hi­deu­se­ment gai, l’homme à l’homme. Il charme et fa­tigue par sa mo­bi­lité; il vous en­chante et vous dé­goûte.» Son hu­mour, qui veut être édi­fiant, et qui sou­vent n’est que cruel et mor­dant, est ce­lui qui se rap­proche le plus des sa­ti­ristes an­glais.

  1. «Œuvres com­plètes. Tome II», p. 176. Haut
  2. l’abbé Mi­chel-Ulysse May­nard. Haut
  1. «Le Gé­nie du chris­tia­nisme», part. 2, liv. I, ch. V. Haut

Voltaire, «Correspondance. Tome I. 1704-1738»

éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque de la Pléiade, Pa­ris

Il s’agit de la «Cor­res­pon­dance» de Vol­taire, la meilleure, la plus dé­li­cieuse de toutes les cor­res­pon­dances; celle qui fut à elle seule l’esprit de l’Europe (XVIIIe siècle). «En re­com­man­dant la lec­ture de Vol­taire», dit un cri­tique 1, «j’avoue mes pré­fé­rences. S’il fal­lait sa­cri­fier quelque chose de lui, je don­ne­rais les tra­gé­dies et les co­mé­dies pour gar­der les pe­tits vers; s’il fal­lait sa­cri­fier en­core quelque chose, je don­ne­rais plu­tôt les his­toires, toutes char­mantes qu’elles sont, que les ro­mans; …mais en­fin il y a une chose que je ne me dé­ci­de­rais ja­mais à li­vrer, c’est la “Cor­res­pon­dance”». En ef­fet, de tous les genres lit­té­raires dont s’occupa Vol­taire, ce­lui où il fut le plus ori­gi­nal; ce­lui où il eut un ton que per­sonne ne lui avait donné, et que tout le monde vou­lut imi­ter; ce­lui, en­fin, où il do­mina, de l’aveu même des ja­loux qui consentent quel­que­fois à re­con­naître un mé­rite una­ni­me­ment re­connu, c’est le genre épis­to­laire. On y trouve l’ensemble et la per­fec­tion de tous les styles; on y trouve la fa­ci­lité brillante d’un es­prit aussi su­pé­rieur aux su­jets qu’il traite, qu’aux gens à qui il s’adresse : «Quel gé­nie se joue dans ses poé­sies et ses plai­san­te­ries et ses lettres im­mor­telles! Or, tout ce qu’on ad­mire dans les deux pre­mières se re­trouve dans les lettres avec une in­épui­sable abon­dance : vers fa­ciles, raille­ries char­mantes à pro­pos de tous les per­son­nages et de tous les évé­ne­ments qui ont passé, dans ce siècle agité, de­vant cet es­prit cu­rieux… Ce qu’il peut se suc­cé­der, pen­dant plus de soixante ans, d’amours, de haines, de plai­sirs, de dou­leurs, de co­lères, dans une âme sin­gu­liè­re­ment im­pres­sion­nable et mo­bile, est ex­primé là au vif… chaque sen­ti­ment en­tier oc­cu­pant toute l’âme, comme s’il de­vait du­rer éter­nel­le­ment, puis ef­facé tout à coup par un autre…; va­riété in­épui­sable des su­jets qui passent sous cette plume lé­gère; sé­duc­tions d’un es­prit en­chan­teur qui veut plaire et in­vente pour plaire les tours les plus dé­li­cats, tou­jours ai­mable, tou­jours nou­veau. Tout cela forme un des spec­tacles les plus at­trayants qu’on puisse avoir en ce monde», dit le même cri­tique. De tous les hommes cé­lèbres dont on a im­primé les lettres après leur mort, Vol­taire est le pre­mier qui ait écrit à la fois en écri­vain et en homme du monde, et qui ait mon­tré qu’il est aussi na­tu­rel­le­ment l’un que l’autre. Son ta­lent, qui peut être in­égal dans ses grands ou­vrages, est tou­jours par­fait dans ses jeux, quand sa plume court avec une ra­pi­dité, une né­gli­gence, qui n’appartiennent qu’à lui.

  1. Er­nest Ber­sot. Haut

Régnier, «Œuvres»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de Ma­thu­rin Ré­gnier, poète sa­ti­rique fran­çais (XVIe-XVIIe siècle). Lé­ger et ef­fronté, vi­gou­reux et fa­mi­lier, Ré­gnier fut le poète fran­çais qui, du consen­te­ment de tout le monde, connut le mieux, avant Mo­lière, les vices et les tra­vers des hommes. À la pa­ru­tion de ses «Sa­tires», les contem­po­rains crièrent au mi­racle, éle­vant jusqu’aux nues la vé­rité de ses ta­bleaux. Leur en­thou­siasme n’était pas illé­gi­time, car ils ne trou­vaient pas dans la lit­té­ra­ture poé­tique fran­çaise la moindre œuvre qui res­sem­blât à la sienne. Ré­gnier tra­vaillait sur des mo­dèles vi­vants; il se pro­me­nait par les rues, l’œil au guet et l’oreille au vent; puis, ren­tré chez lui, il s’amusait à crayon­ner les gro­tesques qu’il avait ren­con­trés au pas­sage. Cette mé­thode de tra­vail le dis­po­sait peu à imi­ter l’Antiquité grecque et la­tine. Il l’imita au­tre­ment, en pre­nant soin de mar­quer ses em­prunts au coin du vieil es­prit fran­çais, tel qu’il était chez Ra­be­lais ou chez Ma­rot — un es­prit in­dé­pen­dant et me­suré, en­nemi des pré­ju­gés, hardi contre les ri­di­cules, mais sans ja­mais nom­mer per­sonne et n’étant en­fin d’aucune secte ni d’aucun parti. «C’est par là qu’il s’appropria cette An­ti­quité que l’école de Ron­sard n’avait su que contre­faire. Il n’eut pas la pré­ten­tion de ren­ver­ser cette école ou de faire secte. Ne­veu de De­sportes, ad­mi­ra­teur de Ron­sard, c’est à son insu qu’il est ré­for­ma­teur», dit un cri­tique 1. En somme, ses «Sa­tires» furent l’une des œuvres les plus im­por­tantes de la poé­sie fran­çaise de tran­si­tion; elles furent le prin­ci­pal an­neau, le prin­ci­pal chaî­non qui rat­ta­cha la sa­tire du Moyen Âge à la co­mé­die clas­sique. Certes, il ne faut pas se le dis­si­mu­ler pour au­tant : l’œuvre de Ré­gnier ne sau­rait avoir le même in­té­rêt que celle de Mo­lière : «Sa syn­taxe est sou­vent obs­cure et confuse; ses pé­riodes sont mal construites et se dé­ve­loppent avec peine. En cela, il laisse voir son manque de tra­vail, son mé­pris de la cor­rec­tion, dès l’instant qu’il en doit coû­ter quelque chose à sa pa­resse et à son in­sou­ciance. Seule­ment Ré­gnier a du gé­nie, ce qui n’est pas donné à tous les écri­vains… Et c’est là ce qui lui as­sure l’immortalité lit­té­raire», dit un autre cri­tique 2.

  1. Saint-Marc Gi­rar­din. Haut
  1. Georges Meu­nier. Haut

Marie de l’Incarnation, «Écrits spirituels et historiques. Tome II»

éd. D. de Brouwer-L’Action sociale, Paris-Québec

éd. D. de Brouwer-L’Action so­ciale, Pa­ris-Qué­bec

Il s’agit de la «Re­traite de 1634» et autres écrits de la mère Ma­rie de l’Incarnation 1, la pre­mière en date, comme la pre­mière en gé­nie, parmi les femmes mis­sion­naires ve­nues évan­gé­li­ser le Ca­nada (XVIIe siècle apr. J.-C.). Certes, ses écrits furent com­po­sés sans souci d’agrément lit­té­raire. Mais ils viennent d’une femme de ca­rac­tère qui était, en vé­rité, une na­ture d’exception et qui, en as­so­ciant son âme di­rec­te­ment à Dieu, fit l’économie d’une dé­pen­dance par rap­port aux hommes. Sa piété cou­ra­geuse et son saint en­thou­siasme étaient suf­fi­sam­ment connus pour que Bos­suet l’ait ap­pe­lée «la Thé­rèse de nos jours et du Nou­veau Monde» 2. «Au Ca­nada, ses œuvres sont un tré­sor de fa­mille», ex­plique dom Al­bert Ja­met. «Mais les Fran­çais de l’ancienne France doivent sa­voir que ses œuvres sont toutes leurs aussi, et au même titre. Peut-être s’en sont-ils trop dés­in­té­res­sés. “En France”, no­tait Sainte-Beuve 3, “nous ne nous mon­trons pas tou­jours as­sez soi­gneux ou fiers de nos ri­chesses.” À Tours, où elle na­quit en 1599, Ma­rie de l’Incarnation fut éle­vée aux su­blimes états d’oraison qui la font al­ler de pair avec les plus hauts contem­pla­tifs de tous les temps et de tous les pays. À Qué­bec, où elle ar­riva en 1639, c’est une œuvre fran­çaise qu’elle fit du­rant les trente-deux an­nées qui lui res­taient en­core à vivre. Par là, ses écrits sont le bien et l’honneur in­di­vis des deux France.»

  1. À ne pas confondre avec Barbe Aca­rie, née Barbe Avrillot, qui en­tra éga­le­ment en re­li­gion sous le nom de Ma­rie de l’Incarnation. Elle vé­cut un siècle plus tôt. Haut
  2. «Ins­truc­tion sur les états d’oraison», liv. IX. Bos­suet a écrit ailleurs à une cor­res­pon­dante : «J’ai vu, de­puis peu, la vie de la mère Ma­rie de l’Incarnation… Tout y est ad­mi­rable, et je vous ren­ver­rai bien­tôt [des] ex­traits pour vous en ser­vir» («Lettres à la sœur Cor­nuau», lettre CIII). Haut
  1. «Port-Royal», liv. I. Haut

Marie de l’Incarnation, «Écrits spirituels et historiques. Tome I»

éd. D. de Brouwer-L’Action sociale, Paris-Québec

éd. D. de Brouwer-L’Action so­ciale, Pa­ris-Qué­bec

Il s’agit de la «Re­la­tion de 1633» et autres écrits de la mère Ma­rie de l’Incarnation 1, la pre­mière en date, comme la pre­mière en gé­nie, parmi les femmes mis­sion­naires ve­nues évan­gé­li­ser le Ca­nada (XVIIe siècle apr. J.-C.). Certes, ses écrits furent com­po­sés sans souci d’agrément lit­té­raire. Mais ils viennent d’une femme de ca­rac­tère qui était, en vé­rité, une na­ture d’exception et qui, en as­so­ciant son âme di­rec­te­ment à Dieu, fit l’économie d’une dé­pen­dance par rap­port aux hommes. Sa piété cou­ra­geuse et son saint en­thou­siasme étaient suf­fi­sam­ment connus pour que Bos­suet l’ait ap­pe­lée «la Thé­rèse de nos jours et du Nou­veau Monde» 2. «Au Ca­nada, ses œuvres sont un tré­sor de fa­mille», ex­plique dom Al­bert Ja­met. «Mais les Fran­çais de l’ancienne France doivent sa­voir que ses œuvres sont toutes leurs aussi, et au même titre. Peut-être s’en sont-ils trop dés­in­té­res­sés. “En France”, no­tait Sainte-Beuve 3, “nous ne nous mon­trons pas tou­jours as­sez soi­gneux ou fiers de nos ri­chesses.” À Tours, où elle na­quit en 1599, Ma­rie de l’Incarnation fut éle­vée aux su­blimes états d’oraison qui la font al­ler de pair avec les plus hauts contem­pla­tifs de tous les temps et de tous les pays. À Qué­bec, où elle ar­riva en 1639, c’est une œuvre fran­çaise qu’elle fit du­rant les trente-deux an­nées qui lui res­taient en­core à vivre. Par là, ses écrits sont le bien et l’honneur in­di­vis des deux France.»

  1. À ne pas confondre avec Barbe Aca­rie, née Barbe Avrillot, qui en­tra éga­le­ment en re­li­gion sous le nom de Ma­rie de l’Incarnation. Elle vé­cut un siècle plus tôt. Haut
  2. «Ins­truc­tion sur les états d’oraison», liv. IX. Bos­suet a écrit ailleurs à une cor­res­pon­dante : «J’ai vu, de­puis peu, la vie de la mère Ma­rie de l’Incarnation… Tout y est ad­mi­rable, et je vous ren­ver­rai bien­tôt [des] ex­traits pour vous en ser­vir» («Lettres à la sœur Cor­nuau», lettre CIII). Haut
  1. «Port-Royal», liv. I. Haut

Sagard, «Le Grand Voyage du pays des Hurons, situé ès derniers confins de la Nouvelle-France, dite Canada»

XVIIᵉ siècle

XVIIe siècle

Il s’agit de la re­la­tion «Le Grand Voyage du pays des Hu­rons» du frère Ga­briel Sa­gard, mis­sion­naire fran­çais, qui a fi­dè­le­ment dé­crit le quo­ti­dien des In­diens parmi les­quels il vé­cut pen­dant près d’un an, ainsi que l’œuvre di­vine qu’il eut la convic­tion d’accomplir, lorsque, la croix sur le cœur, le re­gard au ciel, il vint s’enfoncer dans les so­li­tudes du Ca­nada. Il en a tiré deux re­la­tions : «Le Grand Voyage du pays des Hu­rons» et «His­toire du Ca­nada», qui sont pré­cieuses en ce qu’elles nous ren­seignent sur les mœurs et l’esprit de tri­bus aujourd’hui éteintes ou ré­duites à une poi­gnée d’hommes. Ce fut le 18 mars 1623 que le frère Sa­gard par­tit de Pa­ris, à pied et sans ar­gent, voya­geant «à l’apostolique» 1, pour se rendre à Dieppe, lieu de l’embarquement. La grande et épou­van­table tra­ver­sée de l’océan l’incommoda fort et le contrai­gnit «de rendre le tri­but à la mer [de vo­mir]» tout au long des trois mois et six jours de na­vi­ga­tion qu’il lui fal­lut pour ar­ri­ver à la ville de Qué­bec. De là, «ayant tra­versé d’île en île» en pe­tit ca­not, il prit terre au pays des Hu­rons tant dé­siré «par un jour de di­manche, fête de Saint-Ber­nard 2, en­vi­ron midi, [alors] que le so­leil don­nait à plomb» 3. Tous les In­diens sor­tirent de leurs ca­banes pour ve­nir le voir et lui firent un fort bon ac­cueil à leur fa­çon; et par des ca­resses ex­tra­or­di­naires, ils lui té­moi­gnèrent «l’aise et le conten­te­ment» qu’ils avaient de sa ve­nue. Notre zélé re­li­gieux se mit aus­si­tôt à l’étude de la langue hu­ronne, dont il ne man­qua pas de dres­ser un lexique : «J’écrivais, et ob­ser­vant soi­gneu­se­ment les mots de la langue… j’en dres­sais des mé­moires que j’étudiais et ré­pé­tais de­vant mes sau­vages, les­quels y pre­naient plai­sir et m’aidaient à m’y per­fec­tion­ner…; m’[appelant] sou­vent “Aviel”, au lieu de “Ga­briel” qu’ils ne pou­vaient pro­non­cer à cause de la lettre “b” qui ne se trouve point en toute leur langue… “Ga­briel, prends ta plume et écris”, puis ils m’expliquaient au mieux qu’ils pou­vaient ce que je dé­si­rais sa­voir» 4. Peu à peu, il par­vint à s’habituer dans un lieu si mi­sé­rable. Peu à peu, aussi, il ap­prit la langue des In­diens. Il s’entretint alors fra­ter­nel­le­ment avec eux; il les at­ten­drit par sa man­sué­tude et dou­ceur; et comme il se mon­trait tou­jours si bon en­vers eux, il les per­suada ai­sé­ment que le Dieu dont il leur prê­chait la loi, était le bon Dieu. «Telle a été l’action bien­fai­sante de la France dans ses pos­ses­sions d’Amérique. Au Sud, les Es­pa­gnols sup­pli­ciaient, mas­sa­craient la pauvre race in­dienne. Au Nord, les An­glais la re­fou­laient de zone en zone jusque dans les froids et arides dé­serts. Nos mis­sion­naires l’adoucissaient et l’humanisaient», dit Xa­vier Mar­mier

  1. «Le Grand Voyage du pays des Hu­rons», p. 7. Haut
  2. Le 20 août. Haut
  1. id. p. 81. Haut
  2. id. p. 87-88. Haut

Saikaku, «Le Grand Miroir de l’amour mâle. Tome II. Amours des acteurs»

éd. Ph. Picquier, coll. Le Pavillon des corps curieux, Arles

éd. Ph. Pic­quier, coll. Le Pa­villon des corps cu­rieux, Arles

Il s’agit du «Nan­shoku ôka­gami» 1Le Grand Mi­roir de l’amour mâle» 2) d’Ihara Sai­kaku 3, mar­chand ja­po­nais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consa­cra à l’art du ro­man, où il de­vint un maître in­con­testé, et le plus ha­bile des écri­vains. On com­pare la vi­va­cité et la ra­pi­dité de son style à celles que l’on éprouve en des­cen­dant un tor­rent dans une barque. À la nais­sance de Sai­kaku, en 1642, le Ja­pon était en­tré dans une pé­riode de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres ci­viles. Les for­ti­fi­ca­tions ra­sées des villes avaient fait place à des quar­tiers de dis­trac­tion, où les bour­geois met­taient à la pour­suite du plai­sir l’opiniâtreté et la pas­sion qu’ils avaient au­tre­fois ap­por­tées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Sai­kaku, vaste fresque de ce «monde flot­tant» («ukiyo» 4), prend pour su­jets les mar­chands, les ven­deurs, les fa­bri­cants de ton­neaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les ac­teurs, les guer­riers, les cour­ti­sanes. Les por­traits de celles-ci sur­tout, très re­mar­quables et osés, al­lant jusqu’à la vul­ga­rité, font que l’on consi­dère Sai­kaku comme un por­no­graphe; en quoi, on a grand tort. Car si on lui en­lève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contri­bué à faire de lui le plus po­pu­laire écri­vain de son temps, mais qui n’est ce­pen­dant qu’un masque, et le plus trom­peur des masques, on verra un psy­cho­logue hors pair, lu­cide, mais plein d’humour, tou­jours à l’écoute du «cœur des gens de ce monde» («yo no hito-go­koro» 5) comme il dit lui-même 6. Avec lui, le Ja­pon re­trouve cette fi­nesse d’observation qu’il n’avait plus at­teinte de­puis Mu­ra­saki-shi­kibu. «Dans ses ou­vrages aussi francs qu’enjoués, Sai­kaku [dé­crit] tous les ha­sards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dé­noncé dans les ser­mons des bonzes. Mais les hé­ros de Sai­kaku ne tentent pas de lui échap­per, ils mettent leur sa­gesse à s’en ac­com­mo­der, et leur iro­nie à n’en être pas dupes. D’avance, ils ac­ceptent tout ce que les ha­sards de ce monde vou­dront bien leur don­ner — et le ha­sard n’est pas chiche en­vers eux… Ces ré­cits, on le voit, sont francs, cy­niques, sa­laces. Li­ber­tins? Non, on n’y trouve ja­mais viol ni dol, ja­mais cet ac­cent de ré­volte et de défi qui re­lève les noires prouesses du li­ber­ti­nage oc­ci­den­tal, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plai­sirs, les hé­ros de Sai­kaku n’ont pas à se [faire] scé­lé­rats», dit M. Mau­rice Pin­guet

  1. En ja­po­nais «男色大鑑». Haut
  2. Par­fois tra­duit «Contes d’amour des sa­mou­raïs». Haut
  3. En ja­po­nais 井原西鶴. Au­tre­fois trans­crit Ihara Saï­ka­kou. Haut
  1. En ja­po­nais «浮世». Au­tre­fois trans­crit «ou­kiyo». Haut
  2. En ja­po­nais «世の人心». Haut
  3. Ihara Sai­kaku, «Sai­kaku ori­dome» («Le Tis­sage in­ter­rompu de Sai­kaku»), in­édit en fran­çais. Haut