Il s’agit du « Voyage en Italie » et autres œuvres de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
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Chateaubriand, « Voyages en Amérique et en Italie. Tome I »
Il s’agit du « Voyage en Amérique » et autres œuvres de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Gogol, « Œuvres complètes »
Il s’agit des « Âmes mortes » (« Miortvyïé douchi » 1) et autres œuvres de Nicolas Gogol 2. L’un des informateurs du vicomte de Vogüé pour « Le Roman russe », un vieil homme de lettres 3, témoignant du fait que Gogol était devenu le modèle de la prose, comme Pouchkine — celui de la poésie, avait déclaré en français : « Nous sommes tous sortis du “Manteau” de Gogol » 4. Cette formule a bien plu. Elle a été ensuite traduite par plusieurs journaux russes, tant elle est devenue connue et « la chose de tous ». On connaît moins Gogol lui-même qui, à plusieurs égards, était un homme privé et mystérieux. On peut le dire, il y avait en lui quelque chose du démon. Un pouvoir surnaturel faisait étinceler ses yeux ; il semblait par moments que l’irrationnel et l’effrayant le pénétraient de part en part et imprimaient sur ses œuvres une marque ineffaçable. Si, par la suite, la littérature russe s’est signalée par une certaine exaltation déréglée, tourmentée, une certaine contradiction intérieure, une psychose guettant constamment, cachée au tournant ; si elle a même favorisé ce type de caractères, elle a suivi en tout cela l’exemple de Gogol. Cet auteur mi-russe, mi-ukrainien avait une nature double et vivait dans un monde dédoublé — le monde réel et le monde des rêves loufoques, terrifiants. Et non seulement ces deux mondes parallèles se rencontraient, mais encore ils se contorsionnaient et se confondaient d’une façon extravagante dans son esprit délirant, « comme deux piliers, qui se reflètent dans l’eau, se livrent aux contorsions les plus folles quand les remous de l’onde s’y prêtent » 5. C’est « Le Nez » (« Nos » 6), anagramme du « Rêve » (« Son » 7), où ce génie si particulier de Gogol s’est déployé librement pour la toute première fois. Que l’on pense au début de la nouvelle : « À son immense stupéfaction, il s’aperçut que la place que son nez devait occuper ne présentait plus qu’une surface lisse ! Tout alarmé, Kovaliov se fit apporter de l’eau et se frotta les yeux avec un essuie-mains : le nez avait bel et bien disparu ! » Voilà que toutes les fondations du réel vacillent, mais le fonctionnaire gogolien est à peine conscient de ce qui lui arrive. Confronté à une ville absurde et fantasmagorique, un « Gogolgrad » inquiétant, où le diable lui-même allume les lampes et éclaire les choses pour les montrer sous un aspect illusoire et trompeur, ce petit homme grugé, floué avance à tâtons dans la brume, en s’accrochant orgueilleusement et puérilement à ses fonctions bureaucratiques. « La ville a beau lui jouer les tours les plus pendables, le berner ou le châtrer momentanément, ce personnage caméléonesque et insignifiant ne renonce jamais à s’incruster, à s’enraciner, fût-ce dans l’inexistant. [Il] restera chatouilleux sur son grade et ses prérogatives jusqu’à [sa] dissolution complète dans le non-être… Inchangé, il réapparaîtra chez un Kafka », dit très bien M. Georges Nivat.
- En russe « Мёртвые души ». Parfois transcrit « Mjortwyje duschi », « Mertwyja duschi », « Mjortwye duschi », « Mertwya duschi », « Myortvyye dushi », « Miortvyye dushi », « Mjortvye dusi », « Mertvye duši », « Mèrtvyia doûchi », « Miortvia douchi », « Meurtvia douchi » ou « Mertviia douchi ».
- En russe Николай Гоголь. Parfois transcrit Nikolaj Gogol, Nikolaï Gogol ou Nicolaï Gogol.
- Sans doute Dmitri Grigorovitch, comme une remarque à la page 208 du « Roman russe » le laisse penser : « M. Grigorovitch, qui tient une place honorée dans les lettres…, m’a confirmé cette anecdote ».
- « Le Roman russe », p. 96.
Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe. Tome II »
Il s’agit des « Mémoires d’outre-tombe » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Chateaubriand, « Mémoires d’outre-tombe. Tome I »
Il s’agit des « Mémoires d’outre-tombe » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
Kyôka, « La Ronde nocturne de l’agent de police, “Yakô junsa” »
dans « Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines. Tome II » (éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris)
Il s’agit de « La Ronde nocturne de l’agent de police » (« Yakô junsa » 1) et autres œuvres d’Izumi Kyôka 2, écrivain japonais (XIXe-XXe siècle) qui créa, aussi bien dans ses contes fantastiques que dans ses nouvelles proches du poème en prose, un monde fait d’êtres surnaturels, de fantômes inquiétants et de femmes sensuelles, un monde sans doute en partie inspiré de sa mère artiste, qu’il perdit à l’âge de neuf ans. Fantasque, capricieux, Kyôka vivait entouré de ses peurs et superstitions ; il craignait les chiens et les éclairs et enlevait les lunettes quand il passait devant un temple, pour que rien ne brouillât son contact avec le divin. Il idéalisa le monde des geishas, au point d’en prendre une pour femme, en ajournant son mariage jusqu’au décès de son maître Ozaki Kôyô qui désapprouvait cette union. De l’Occident, il révérait les desseins étranges et décadents d’Aubrey Beardsley ; du Japon — les vieilles estampes et scènes de nô. Hélas ! les œuvres les plus fortes et les plus vraies de Kyôka restent pour l’heure inédites en français. Tel est le cas de « Nihonbashi » 3, l’histoire d’un jeune homme à la recherche de sa sœur qui lui avait payé ses études en devenant geisha ; ou bien « L’Ermite du mont Kôya » (« Kôya hijiri » 4), les confessions d’un moine soumis à la tentation par une magicienne voluptueuse, une sorte de Circé, qui avait le pouvoir de métamorphoser les hommes en bêtes. Même au Japon, malgré la popularité de ses œuvres, adaptées très tôt au théâtre et au cinéma, Kyôka s’éteignit dans une relative indifférence, laissé de côté par ses contemporains. Sa prédilection pour le fantastique, ses étranges types féminins qui rappelaient souvent, par leur beauté ténébreuse et troublante, les « belles dames sans merci » du romantisme occidental, ne correspondaient plus aux goûts du temps : « Quand je songe à Izumi Kyôka », dit un critique 5, « ce qui ne cesse de me surprendre, c’est cet enthousiasme et cette inflexible [obstination] à vouloir préserver un tel univers fantastique et plein de poésie, dans un Japon où, depuis [l’ère] Meiji, le courant principal était le réalisme… Ozaki Kôyô, ce maître pour qui Kyôka avait tant de respect, reste, me semble-t-il, en dernier lieu, un auteur réaliste. En France par exemple, même au XIXe siècle où le réalisme était le courant littéraire principal, [il] existait un certain nombre de romanciers fantastiques — Nerval, parmi d’autres… Dans la littérature japonaise contemporaine, Kyôka fait figure de cas unique et isolé ».
Kyôka, « Les Noix glacées, “Kurumi” »
dans « [Nouvelles japonaises]. Tome I. Les Noix, la Mouche, le Citron (1910-1926) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 15-22
Il s’agit des « Noix glacées » (« Kurumi » 1) et autres œuvres d’Izumi Kyôka 2, écrivain japonais (XIXe-XXe siècle) qui créa, aussi bien dans ses contes fantastiques que dans ses nouvelles proches du poème en prose, un monde fait d’êtres surnaturels, de fantômes inquiétants et de femmes sensuelles, un monde sans doute en partie inspiré de sa mère artiste, qu’il perdit à l’âge de neuf ans. Fantasque, capricieux, Kyôka vivait entouré de ses peurs et superstitions ; il craignait les chiens et les éclairs et enlevait les lunettes quand il passait devant un temple, pour que rien ne brouillât son contact avec le divin. Il idéalisa le monde des geishas, au point d’en prendre une pour femme, en ajournant son mariage jusqu’au décès de son maître Ozaki Kôyô qui désapprouvait cette union. De l’Occident, il révérait les desseins étranges et décadents d’Aubrey Beardsley ; du Japon — les vieilles estampes et scènes de nô. Hélas ! les œuvres les plus fortes et les plus vraies de Kyôka restent pour l’heure inédites en français. Tel est le cas de « Nihonbashi » 3, l’histoire d’un jeune homme à la recherche de sa sœur qui lui avait payé ses études en devenant geisha ; ou bien « L’Ermite du mont Kôya » (« Kôya hijiri » 4), les confessions d’un moine soumis à la tentation par une magicienne voluptueuse, une sorte de Circé, qui avait le pouvoir de métamorphoser les hommes en bêtes. Même au Japon, malgré la popularité de ses œuvres, adaptées très tôt au théâtre et au cinéma, Kyôka s’éteignit dans une relative indifférence, laissé de côté par ses contemporains. Sa prédilection pour le fantastique, ses étranges types féminins qui rappelaient souvent, par leur beauté ténébreuse et troublante, les « belles dames sans merci » du romantisme occidental, ne correspondaient plus aux goûts du temps : « Quand je songe à Izumi Kyôka », dit un critique 5, « ce qui ne cesse de me surprendre, c’est cet enthousiasme et cette inflexible [obstination] à vouloir préserver un tel univers fantastique et plein de poésie, dans un Japon où, depuis [l’ère] Meiji, le courant principal était le réalisme… Ozaki Kôyô, ce maître pour qui Kyôka avait tant de respect, reste, me semble-t-il, en dernier lieu, un auteur réaliste. En France par exemple, même au XIXe siècle où le réalisme était le courant littéraire principal, [il] existait un certain nombre de romanciers fantastiques — Nerval, parmi d’autres… Dans la littérature japonaise contemporaine, Kyôka fait figure de cas unique et isolé ».
Kyôka, « Une Femme fidèle : récits »
Il s’agit d’« Une Femme fidèle » (« Bake ichô » 1) et autres œuvres d’Izumi Kyôka 2, écrivain japonais (XIXe-XXe siècle) qui créa, aussi bien dans ses contes fantastiques que dans ses nouvelles proches du poème en prose, un monde fait d’êtres surnaturels, de fantômes inquiétants et de femmes sensuelles, un monde sans doute en partie inspiré de sa mère artiste, qu’il perdit à l’âge de neuf ans. Fantasque, capricieux, Kyôka vivait entouré de ses peurs et superstitions ; il craignait les chiens et les éclairs et enlevait les lunettes quand il passait devant un temple, pour que rien ne brouillât son contact avec le divin. Il idéalisa le monde des geishas, au point d’en prendre une pour femme, en ajournant son mariage jusqu’au décès de son maître Ozaki Kôyô qui désapprouvait cette union. De l’Occident, il révérait les desseins étranges et décadents d’Aubrey Beardsley ; du Japon — les vieilles estampes et scènes de nô. Hélas ! les œuvres les plus fortes et les plus vraies de Kyôka restent pour l’heure inédites en français. Tel est le cas de « Nihonbashi » 3, l’histoire d’un jeune homme à la recherche de sa sœur qui lui avait payé ses études en devenant geisha ; ou bien « L’Ermite du mont Kôya » (« Kôya hijiri » 4), les confessions d’un moine soumis à la tentation par une magicienne voluptueuse, une sorte de Circé, qui avait le pouvoir de métamorphoser les hommes en bêtes. Même au Japon, malgré la popularité de ses œuvres, adaptées très tôt au théâtre et au cinéma, Kyôka s’éteignit dans une relative indifférence, laissé de côté par ses contemporains. Sa prédilection pour le fantastique, ses étranges types féminins qui rappelaient souvent, par leur beauté ténébreuse et troublante, les « belles dames sans merci » du romantisme occidental, ne correspondaient plus aux goûts du temps : « Quand je songe à Izumi Kyôka », dit un critique 5, « ce qui ne cesse de me surprendre, c’est cet enthousiasme et cette inflexible [obstination] à vouloir préserver un tel univers fantastique et plein de poésie, dans un Japon où, depuis [l’ère] Meiji, le courant principal était le réalisme… Ozaki Kôyô, ce maître pour qui Kyôka avait tant de respect, reste, me semble-t-il, en dernier lieu, un auteur réaliste. En France par exemple, même au XIXe siècle où le réalisme était le courant littéraire principal, [il] existait un certain nombre de romanciers fantastiques — Nerval, parmi d’autres… Dans la littérature japonaise contemporaine, Kyôka fait figure de cas unique et isolé ».
Kyôka, « La Femme ailée : récits »
Il s’agit de « La Femme ailée » (« Kechô » 1) et autres œuvres d’Izumi Kyôka 2, écrivain japonais (XIXe-XXe siècle) qui créa, aussi bien dans ses contes fantastiques que dans ses nouvelles proches du poème en prose, un monde fait d’êtres surnaturels, de fantômes inquiétants et de femmes sensuelles, un monde sans doute en partie inspiré de sa mère artiste, qu’il perdit à l’âge de neuf ans. Fantasque, capricieux, Kyôka vivait entouré de ses peurs et superstitions ; il craignait les chiens et les éclairs et enlevait les lunettes quand il passait devant un temple, pour que rien ne brouillât son contact avec le divin. Il idéalisa le monde des geishas, au point d’en prendre une pour femme, en ajournant son mariage jusqu’au décès de son maître Ozaki Kôyô qui désapprouvait cette union. De l’Occident, il révérait les desseins étranges et décadents d’Aubrey Beardsley ; du Japon — les vieilles estampes et scènes de nô. Hélas ! les œuvres les plus fortes et les plus vraies de Kyôka restent pour l’heure inédites en français. Tel est le cas de « Nihonbashi » 3, l’histoire d’un jeune homme à la recherche de sa sœur qui lui avait payé ses études en devenant geisha ; ou bien « L’Ermite du mont Kôya » (« Kôya hijiri » 4), les confessions d’un moine soumis à la tentation par une magicienne voluptueuse, une sorte de Circé, qui avait le pouvoir de métamorphoser les hommes en bêtes. Même au Japon, malgré la popularité de ses œuvres, adaptées très tôt au théâtre et au cinéma, Kyôka s’éteignit dans une relative indifférence, laissé de côté par ses contemporains. Sa prédilection pour le fantastique, ses étranges types féminins qui rappelaient souvent, par leur beauté ténébreuse et troublante, les « belles dames sans merci » du romantisme occidental, ne correspondaient plus aux goûts du temps : « Quand je songe à Izumi Kyôka », dit un critique 5, « ce qui ne cesse de me surprendre, c’est cet enthousiasme et cette inflexible [obstination] à vouloir préserver un tel univers fantastique et plein de poésie, dans un Japon où, depuis [l’ère] Meiji, le courant principal était le réalisme… Ozaki Kôyô, ce maître pour qui Kyôka avait tant de respect, reste, me semble-t-il, en dernier lieu, un auteur réaliste. En France par exemple, même au XIXe siècle où le réalisme était le courant littéraire principal, [il] existait un certain nombre de romanciers fantastiques — Nerval, parmi d’autres… Dans la littérature japonaise contemporaine, Kyôka fait figure de cas unique et isolé ».
« De cent poètes un poème : poèmes »
Il s’agit de l’anthologie « Ogura Hyakunin Isshu » 1, plus connue sous le titre abrégé de « Hyakunin Isshu » 2 (« De cent poètes un poème » 3). Peu de recueils ont joui et jouissent toujours au Japon d’une vogue égale à celle de l’anthologie « Hyakunin Isshu ». On en attribue la paternité à l’aristocrate Fujiwara no Teika. Dans un journal qu’il a tenu tout au long de sa vie, le « Meigetsu-ki » 4 (« Journal de la lune claire » 5), en date du 27 mai 1235, Teika dit avoir calligraphié cent morceaux sur des papiers de couleur pour en décorer les cloisons mobiles d’une maison de campagne à Ogura. Le plus étonnant est que ces cent poèmes ont fini par devenir le recueil familier de chaque maison japonaise. Dès la fin du XVIIe siècle, en effet, nous les voyons employés comme livre pour éduquer les jeunes filles, en même temps que comme jeu pour amuser la famille en général. Ce jeu de « cartes poétiques » (« uta-garuta » 6) consiste à deviner la fin d’un poème que récite un meneur : « On prend pour cela un paquet de deux cents cartes [tirées du] “Hyakunin Isshu”. Cent de ces cartes portent, chacune, un poème différent — ce sont des “waka”, odes de trente et une syllabes composées par des poètes et des poétesses célèbres d’autrefois — et, en général, le portrait de l’auteur : elles servent à la lecture à haute voix. Les cent autres cartes ne portent que les deux derniers vers de chaque poème : elles servent au jeu proprement dit. L’un des joueurs lit un “waka”, et les autres se penchent sur les cartes rangées à même le tatami ou natte de paille, en scrutant le tas pour s’emparer rapidement de celle qui correspond au poème qu’on vient de lire », explique M. Shigeo Kimura
Chateaubriand, « Mélanges littéraires »
Il s’agit des « Mélanges littéraires » de François René de Chateaubriand, auteur et politique français, père du romantisme chrétien. Le mal, le grand mal de Chateaubriand fut d’être né entre deux siècles, « comme au confluent de deux fleuves » 1, et de voir les caractères opposés de ces deux siècles se rencontrer dans ses opinions. Sorti des entrailles de l’ancienne monarchie, de l’ancienne aristocratie, il se plaça contre la Révolution française, dès qu’il la vit dans ses premières violences, et il resta royaliste, souvent contre son instinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la famille de Napoléon Bonaparte. Même fougue, même éclat, même mélancolie moderne. Si les Bourbons avaient mieux apprécié Chateaubriand, il est possible qu’il eût été moins vulnérable au souvenir de l’Empereur devenu resplendissant comme un « large soleil ». Le parallèle qu’il fait dans ses « Mémoires d’outre-tombe » entre l’Empire et la monarchie bourbonienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sincère de la conception de l’auteur, tellement plus vraie que celle du politique : « Retomber de Bonaparte et de l’Empire à ce qui les a suivis, c’est tomber de la réalité dans le néant ; du sommet d’une montagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas terminé avec Napoléon ?… Comment nommer Louis XVIII en place de l’Empereur ? Je rougis en [y] pensant ». Triste jusqu’au désespoir, sans amis et sans espérance, il était obsédé par un passé à jamais évanoui et tombé dans le néant. « Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mépriser cette vie », écrivait-il 2 en songeant qu’il était lui-même une ruine encore plus chancelante. Aucune pensée ne venait le consoler excepté la religion chrétienne, à laquelle il était revenu avec chaleur et avec véhémence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conversion : « Ma mère, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans des cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira enfin sur un grabat, où ses malheurs l’avaient reléguée. Le souvenir de mes égarements [le scepticisme de mon “Essai sur les Révolutions”] répandit sur ses derniers jours une grande amertume ; elle chargea, en mourant, une de mes sœurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le dernier vœu de ma mère. Quand la lettre me parvint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus ; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d’interprète à la mort, m’ont frappé ; je suis devenu chrétien »
García Márquez, « Cent Ans de solitude : roman »
Il s’agit de « Cent Ans de solitude » (« Cien Años de soledad ») de M. Gabriel García Márquez (XXe-XXIe siècle). Au point de départ des œuvres de M. García Márquez, il y a Macondo, ce village mythique de l’Amérique latine, qui ressemble bien à l’Aracataca réelle, sans l’être tout à fait — ce village qui, à l’origine, n’était qu’« une ruelle avec une rivière à l’une de ses extrémités » 1 et qui, suite à la fièvre bananière, aux puanteurs, à la voracité, à la corruption amenées par la United Fruit Company, se transforma en une de ces villes infâmes de Sodome et Gomorrhe « qui ont cessé de rendre service à la création » 2. Vers 1910, quand les Yankees y débarquèrent pour la première fois, avec leurs langoureuses épouses portant de grands chapeaux de gaze, nul ne savait encore ce que ces nouveaux venus venaient y chercher. Dotés de moyens autrefois réservés à Dieu, les Yankees modifièrent le régime des pluies, précipitèrent le cycle des récoltes et firent sortir la rivière du lit qu’elle occupait depuis toujours. Et pour qu’ils pussent trouver dans cet endroit toute la dignité due à de beaux et riches seigneurs, et qu’ils n’eussent pas à endurer la chaleur, l’insalubrité, les privations du village, ils s’en bâtirent un autre, avec des rues bordées de palmiers, avec des maisons aux fenêtres grillagées, aux piscines bleu-turquoise et aux pelouses pleines de cailles et de paons. Autour de ce paradis de rêve s’étendait, comme autour d’un poulailler, une clôture électrifiée, surprotégée par les rondes incessantes de Noirs armés de fusils et de chiens de garde. De l’autre côté, les campements où s’entassaient les milliers d’ouvriers de la compagnie bananière n’étaient que de minables abris à toit de palme, montés sur des pieux et sans murs où, la nuit, des nuées de moustiques achevaient la saignée des exploités. Pour ces ouvriers qui arrivaient sans maîtresses, les Yankees firent aménager des bordels encore plus vastes que le village, « et par un glorieux mercredi, ils firent venir tout un convoi d’inimaginables putains, femelles babyloniennes rompues à des procédés immémoriaux et pourvues de toutes sortes d’onguents et accessoires pour stimuler les désarmés, dégourdir les timides, assouvir les voraces » 3. La putasserie s’étendit à certaines familles natives, dont les filles finirent par se vendre au contremaître enjôleur pour quelques pesos.
- En espagnol « un callejón con un río en un extremo ».
- En espagnol « que han dejado de prestar servicio a la creación ».
- En espagnol « y un miércoles de gloria, llevaron un tren cargado de putas inverosímiles, hembras babilónicas adiestradas en recursos inmemoriales, y provistas de toda clase de ungüentos y dispositivos para estimular a los inermes, despabilar a los tímidos, saciar a los voraces ».
García Márquez, « Douze Contes vagabonds »
Il s’agit de « Douze Contes vagabonds » (« Doce Cuentos peregrinos ») de M. Gabriel García Márquez (XXe-XXIe siècle). Au point de départ des œuvres de M. García Márquez, il y a Macondo, ce village mythique de l’Amérique latine, qui ressemble bien à l’Aracataca réelle, sans l’être tout à fait — ce village qui, à l’origine, n’était qu’« une ruelle avec une rivière à l’une de ses extrémités » 1 et qui, suite à la fièvre bananière, aux puanteurs, à la voracité, à la corruption amenées par la United Fruit Company, se transforma en une de ces villes infâmes de Sodome et Gomorrhe « qui ont cessé de rendre service à la création » 2. Vers 1910, quand les Yankees y débarquèrent pour la première fois, avec leurs langoureuses épouses portant de grands chapeaux de gaze, nul ne savait encore ce que ces nouveaux venus venaient y chercher. Dotés de moyens autrefois réservés à Dieu, les Yankees modifièrent le régime des pluies, précipitèrent le cycle des récoltes et firent sortir la rivière du lit qu’elle occupait depuis toujours. Et pour qu’ils pussent trouver dans cet endroit toute la dignité due à de beaux et riches seigneurs, et qu’ils n’eussent pas à endurer la chaleur, l’insalubrité, les privations du village, ils s’en bâtirent un autre, avec des rues bordées de palmiers, avec des maisons aux fenêtres grillagées, aux piscines bleu-turquoise et aux pelouses pleines de cailles et de paons. Autour de ce paradis de rêve s’étendait, comme autour d’un poulailler, une clôture électrifiée, surprotégée par les rondes incessantes de Noirs armés de fusils et de chiens de garde. De l’autre côté, les campements où s’entassaient les milliers d’ouvriers de la compagnie bananière n’étaient que de minables abris à toit de palme, montés sur des pieux et sans murs où, la nuit, des nuées de moustiques achevaient la saignée des exploités. Pour ces ouvriers qui arrivaient sans maîtresses, les Yankees firent aménager des bordels encore plus vastes que le village, « et par un glorieux mercredi, ils firent venir tout un convoi d’inimaginables putains, femelles babyloniennes rompues à des procédés immémoriaux et pourvues de toutes sortes d’onguents et accessoires pour stimuler les désarmés, dégourdir les timides, assouvir les voraces » 3. La putasserie s’étendit à certaines familles natives, dont les filles finirent par se vendre au contremaître enjôleur pour quelques pesos.
- En espagnol « un callejón con un río en un extremo ».
- En espagnol « que han dejado de prestar servicio a la creación ».
- En espagnol « y un miércoles de gloria, llevaron un tren cargado de putas inverosímiles, hembras babilónicas adiestradas en recursos inmemoriales, y provistas de toda clase de ungüentos y dispositivos para estimular a los inermes, despabilar a los tímidos, saciar a los voraces ».