Mot-clefrelation de voyage

Galland, «Journal, pendant le séjour à Constantinople (1672-1673). Tome I»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Jour­nal» d’Antoine Gal­land, orien­ta­liste et nu­mis­mate fran­çais (XVIIe-XVIIIe siècle), à qui l’on doit une des œuvres qui mo­di­fièrent le plus l’imagination lit­té­raire, si­non pro­fon­dé­ment, du moins dans la fan­tai­sie, je veux dire les «Mille et une Nuits». Toute sa vie, Gal­land vé­cut seul, presque sans autres amis que ses livres — les seuls qui ne le dé­çurent ja­mais. Sa­vant de pre­mier ordre, il s’attachait à étu­dier les langues orien­tales et les mé­dailles an­tiques, propres à je­ter quelque lu­mière — si in­fime fût-elle — sur les an­nales du passé. Voya­geur, il cher­chait les traits né­gli­gés par ses de­van­ciers. Sou­vent heu­reux dans ses re­cherches, simple et la­bo­rieux, il était, ce­pen­dant, d’une cer­taine hu­meur dans la lec­ture de ses contem­po­rains, qu’il ne pou­vait souf­frir d’y voir im­pri­mées des er­reurs sans prendre la plume pour les cor­ri­ger. «J’y trou­vai», écrit-il au su­jet d’un livre 1, «des ex­pli­ca­tions si fort hors du bon sens, que je fus contraint de ces­ser la lec­ture pour la re­prendre le ma­tin, de crainte que je n’en puisse dor­mir. Mais je fus plus d’une heure et de­mie à m’endormir, non­obs­tant les ef­forts que je pus faire pour chas­ser de mon es­prit ces ex­tra­va­gances, dont l’auteur, qui ne s’était pas nommé, se fai­sait néan­moins as­sez connaître». Ses écrits res­tèrent tou­jours, pour le nombre et l’importance, au-des­sous de son éru­di­tion. Un jour, il eut une dis­cus­sion très vive à l’Académie des ins­crip­tions; dans une de ses ré­pliques, on re­marque ce pas­sage qui montre l’étendue de son ac­ti­vité in­las­sable et sa haute ri­gueur : «Py­tha­gore ne de­man­dait à ses dis­ciples que sept ans de si­lence pour s’instruire des prin­cipes de la phi­lo­so­phie avant que d’en écrire ou d’en vou­loir ju­ger. Sans que per­sonne l’eût exigé, j’ai gardé un si­lence plus ri­gide et plus long dans l’étude des mé­dailles. Ce si­lence a été de trente an­nées. Pen­dant tout ce temps-là, je ne me suis pas contenté d’écouter un grand nombre de maîtres ha­biles, de lire et d’examiner leurs ou­vrages; j’ai en­core ma­nié et dé­chif­fré plu­sieurs mil­liers de mé­dailles grecques et la­tines, tant en France qu’en Sy­rie et en Pa­les­tine, à Smyrne, à Constan­ti­nople, à Alexan­drie et dans les îles de l’Archipel»

  1. «Jour­nal», 4 juin 1711. Haut

Lâtifî, «Éloge d’Istanbul»

éd. Actes Sud-Sindbad, coll. La Bibliothèque turque, Arles

éd. Actes Sud-Sind­bad, coll. La Bi­blio­thèque turque, Arles

Il s’agit de l’«Éloge d’Istanbul» («Ev­sâf-ı İst­anbul» 1) de Lâ­tifî 2. Au XVIe siècle apr. J.-C., la ca­pi­tale de l’Empire ot­to­man for­mait un es­pace tel­le­ment vaste, que cha­cun de ses cô­tés com­po­sait un cli­mat, et cha­cun de ses quar­tiers équi­va­lait à une grande pro­vince. Sa ma­jesté et sa puis­sance in­fi­nies mé­ri­taient et confir­maient le ver­set du Co­ran : «une ville telle que ja­mais on n’en créa de sem­blable, dans au­cun pays» 3. Les re­ten­tis­santes ex­pé­di­tions de So­li­man, qui ébran­lèrent l’Europe et l’Asie, n’arrêtèrent pas les pa­ci­fiques tra­vaux des arts à Is­tan­bul. On éri­geait des mo­nu­ments su­perbes, parmi les­quels la mos­quée de So­li­man, chef-d’œuvre de gran­deur dont l’élégante cou­pole était or­née, de la main du cal­li­graphe Ah­med Ka­ra­hi­sari, de cet autre ver­set du Co­ran : «Dieu est la lu­mière des cieux et de la terre! Sa lu­mière est com­pa­rable à une niche où se trouve une lampe» 4; on bâ­tis­sait des ponts, des ba­zars; et deux cents poètes chan­taient et trou­vaient des au­di­teurs, au mi­lieu du fra­cas conti­nuel que la guerre ap­por­tait des deux rives du Bos­phore. Comme tout jeune pro­vin­cial, Lâ­tifî rê­vait de voir et de fré­quen­ter cette ville dont la re­nom­mée s’élevait jusqu’au fir­ma­ment. Quand le dé­sir de s’y pro­me­ner et de s’y dis­traire rem­plit tout son cœur et toutes ses pen­sées, cet homme de lettres quitta son Kas­ta­monu na­tal et loin­tain, et se ren­dit à Is­tan­bul. «Je dé­cou­vris», dit-il 5, «un tel en­semble de mer­veilles et une telle source de cu­rio­si­tés que ja­mais les yeux du monde n’en ont vu de pa­reilles. Au­cun chantre di­sert en ver­sets et au­cun pro­sa­teur par­fait du verbe, parmi les com­pi­la­teurs dé­bor­dant d’éloquence et les… or­fèvres du vers, n’a été ca­pable de grif­fon­ner ou de gri­bouiller un traité de belle com­po­si­tion ou un ar­ticle de bonne re­nom­mée, apte à of­frir un mi­roir d’écriture, une des­crip­tion et une ap­pré­cia­tion à ceux qui… ne l’ont pas vue.» Ce fut pour cette rai­son et par un dé­sir de gloire que Lâ­tifî en­tre­prit, mal­gré les «faibles et in­suf­fi­sants moyens» 6 que l’indifférence des ci­ta­dins lais­sait à sa dis­po­si­tion, de faire l’éloge de cette ville en­chan­te­resse, rem­plie de mul­ti­tude, de ce lieu digne d’émerveillement où pauvres et riches, nobles et vi­lains se cô­toyaient dans un pit­to­resque brou­haha.

  1. Par­fois trans­crit «Awṣāf-i Is­tan­bul». Haut
  2. Par­fois trans­crit La­thifi ou La­thify. De son vrai nom Abdül­lâ­tif Çe­lebi, dont Lâ­tifî est la forme ad­jec­tive. Éga­le­ment connu sous le sur­nom de Kas­ta­mo­nulu Lâ­tifî («Lâ­tifî, na­tif de Kas­ta­monu»). Haut
  3. LXXXIX, 8. Haut
  1. XXIV, 35. Haut
  2. p. 48-49. Haut
  3. p. 49. Haut

Chateaubriand, «Itinéraire de Paris à Jérusalem. Tome III»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de l’«Iti­né­raire de Pa­ris à Jé­ru­sa­lem» de Fran­çois René de Cha­teau­briand, au­teur et po­li­tique fran­çais, père du ro­man­tisme chré­tien. Le mal, le grand mal de Cha­teau­briand fut d’être né entre deux siècles, «comme au confluent de deux fleuves» 1, et de voir les ca­rac­tères op­po­sés de ces deux siècles se ren­con­trer dans ses opi­nions. Sorti des en­trailles de l’ancienne mo­nar­chie, de l’ancienne aris­to­cra­tie, il se plaça contre la Ré­vo­lu­tion fran­çaise, dès qu’il la vit dans ses pre­mières vio­lences, et il resta roya­liste, sou­vent contre son ins­tinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la fa­mille de Na­po­léon Bo­na­parte. Même fougue, même éclat, même mé­lan­co­lie mo­derne. Si les Bour­bons avaient mieux ap­pré­cié Cha­teau­briand, il est pos­sible qu’il eût été moins vul­né­rable au sou­ve­nir de l’Empereur de­venu res­plen­dis­sant comme un «large so­leil». Le pa­ral­lèle qu’il fait dans ses «Mé­moires d’outre-tombe» entre l’Empire et la mo­nar­chie bour­bo­nienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sin­cère de la concep­tion de l’auteur, tel­le­ment plus vraie que celle du po­li­tique : «Re­tom­ber de Bo­na­parte et de l’Empire à ce qui les a sui­vis, c’est tom­ber de la réa­lité dans le néant; du som­met d’une mon­tagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas ter­miné avec Na­po­léon?… Com­ment nom­mer Louis XVIII en place de l’Empereur? Je rou­gis en [y] pen­sant». Triste jusqu’au déses­poir, sans amis et sans es­pé­rance, il était ob­sédé par un passé à ja­mais éva­noui et tombé dans le néant. «Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mé­pri­ser cette vie», écri­vait-il 2 en son­geant qu’il était lui-même une ruine en­core plus chan­ce­lante. Au­cune pen­sée ne ve­nait le conso­ler ex­cepté la re­li­gion chré­tienne, à la­quelle il était re­venu avec cha­leur et avec vé­hé­mence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conver­sion : «Ma mère, après avoir été je­tée à soixante-douze ans dans des ca­chots où elle vit pé­rir une par­tie de ses en­fants, ex­pira en­fin sur un gra­bat, où ses mal­heurs l’avaient re­lé­guée. Le sou­ve­nir de mes éga­re­ments [le scep­ti­cisme de mon “Es­sai sur les Ré­vo­lu­tions”] ré­pan­dit sur ses der­niers jours une grande amer­tume; elle char­gea, en mou­rant, une de mes sœurs de me rap­pe­ler à cette re­li­gion dans la­quelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le der­nier vœu de ma mère. Quand la lettre me par­vint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus; elle était morte aussi des suites de son em­pri­son­ne­ment. Ces deux voix sor­ties du tom­beau, cette mort qui ser­vait d’interprète à la mort, m’ont frappé; je suis de­venu chré­tien»

  1. «Mé­moires d’outre-tombe», liv. XLIII, ch. VIII. Haut
  1. «Études his­to­riques». Haut

Chateaubriand, «Itinéraire de Paris à Jérusalem. Tome II»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de l’«Iti­né­raire de Pa­ris à Jé­ru­sa­lem» de Fran­çois René de Cha­teau­briand, au­teur et po­li­tique fran­çais, père du ro­man­tisme chré­tien. Le mal, le grand mal de Cha­teau­briand fut d’être né entre deux siècles, «comme au confluent de deux fleuves» 1, et de voir les ca­rac­tères op­po­sés de ces deux siècles se ren­con­trer dans ses opi­nions. Sorti des en­trailles de l’ancienne mo­nar­chie, de l’ancienne aris­to­cra­tie, il se plaça contre la Ré­vo­lu­tion fran­çaise, dès qu’il la vit dans ses pre­mières vio­lences, et il resta roya­liste, sou­vent contre son ins­tinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la fa­mille de Na­po­léon Bo­na­parte. Même fougue, même éclat, même mé­lan­co­lie mo­derne. Si les Bour­bons avaient mieux ap­pré­cié Cha­teau­briand, il est pos­sible qu’il eût été moins vul­né­rable au sou­ve­nir de l’Empereur de­venu res­plen­dis­sant comme un «large so­leil». Le pa­ral­lèle qu’il fait dans ses «Mé­moires d’outre-tombe» entre l’Empire et la mo­nar­chie bour­bo­nienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sin­cère de la concep­tion de l’auteur, tel­le­ment plus vraie que celle du po­li­tique : «Re­tom­ber de Bo­na­parte et de l’Empire à ce qui les a sui­vis, c’est tom­ber de la réa­lité dans le néant; du som­met d’une mon­tagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas ter­miné avec Na­po­léon?… Com­ment nom­mer Louis XVIII en place de l’Empereur? Je rou­gis en [y] pen­sant». Triste jusqu’au déses­poir, sans amis et sans es­pé­rance, il était ob­sédé par un passé à ja­mais éva­noui et tombé dans le néant. «Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mé­pri­ser cette vie», écri­vait-il 2 en son­geant qu’il était lui-même une ruine en­core plus chan­ce­lante. Au­cune pen­sée ne ve­nait le conso­ler ex­cepté la re­li­gion chré­tienne, à la­quelle il était re­venu avec cha­leur et avec vé­hé­mence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conver­sion : «Ma mère, après avoir été je­tée à soixante-douze ans dans des ca­chots où elle vit pé­rir une par­tie de ses en­fants, ex­pira en­fin sur un gra­bat, où ses mal­heurs l’avaient re­lé­guée. Le sou­ve­nir de mes éga­re­ments [le scep­ti­cisme de mon “Es­sai sur les Ré­vo­lu­tions”] ré­pan­dit sur ses der­niers jours une grande amer­tume; elle char­gea, en mou­rant, une de mes sœurs de me rap­pe­ler à cette re­li­gion dans la­quelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le der­nier vœu de ma mère. Quand la lettre me par­vint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus; elle était morte aussi des suites de son em­pri­son­ne­ment. Ces deux voix sor­ties du tom­beau, cette mort qui ser­vait d’interprète à la mort, m’ont frappé; je suis de­venu chré­tien»

  1. «Mé­moires d’outre-tombe», liv. XLIII, ch. VIII. Haut
  1. «Études his­to­riques». Haut

Chateaubriand, «Itinéraire de Paris à Jérusalem. Tome I»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de l’«Iti­né­raire de Pa­ris à Jé­ru­sa­lem» de Fran­çois René de Cha­teau­briand, au­teur et po­li­tique fran­çais, père du ro­man­tisme chré­tien. Le mal, le grand mal de Cha­teau­briand fut d’être né entre deux siècles, «comme au confluent de deux fleuves» 1, et de voir les ca­rac­tères op­po­sés de ces deux siècles se ren­con­trer dans ses opi­nions. Sorti des en­trailles de l’ancienne mo­nar­chie, de l’ancienne aris­to­cra­tie, il se plaça contre la Ré­vo­lu­tion fran­çaise, dès qu’il la vit dans ses pre­mières vio­lences, et il resta roya­liste, sou­vent contre son ins­tinct. Car au fond de lui-même, il était de la race, de la fa­mille de Na­po­léon Bo­na­parte. Même fougue, même éclat, même mé­lan­co­lie mo­derne. Si les Bour­bons avaient mieux ap­pré­cié Cha­teau­briand, il est pos­sible qu’il eût été moins vul­né­rable au sou­ve­nir de l’Empereur de­venu res­plen­dis­sant comme un «large so­leil». Le pa­ral­lèle qu’il fait dans ses «Mé­moires d’outre-tombe» entre l’Empire et la mo­nar­chie bour­bo­nienne, pour cruel qu’il soit, est l’expression sin­cère de la concep­tion de l’auteur, tel­le­ment plus vraie que celle du po­li­tique : «Re­tom­ber de Bo­na­parte et de l’Empire à ce qui les a sui­vis, c’est tom­ber de la réa­lité dans le néant; du som­met d’une mon­tagne dans un gouffre. Tout n’est-il pas ter­miné avec Na­po­léon?… Com­ment nom­mer Louis XVIII en place de l’Empereur? Je rou­gis en [y] pen­sant». Triste jusqu’au déses­poir, sans amis et sans es­pé­rance, il était ob­sédé par un passé à ja­mais éva­noui et tombé dans le néant. «Je n’ai plus qu’à m’asseoir sur des ruines et à mé­pri­ser cette vie», écri­vait-il 2 en son­geant qu’il était lui-même une ruine en­core plus chan­ce­lante. Au­cune pen­sée ne ve­nait le conso­ler ex­cepté la re­li­gion chré­tienne, à la­quelle il était re­venu avec cha­leur et avec vé­hé­mence. Sa mère et sa sœur avaient eu la plus grande part à cette conver­sion : «Ma mère, après avoir été je­tée à soixante-douze ans dans des ca­chots où elle vit pé­rir une par­tie de ses en­fants, ex­pira en­fin sur un gra­bat, où ses mal­heurs l’avaient re­lé­guée. Le sou­ve­nir de mes éga­re­ments [le scep­ti­cisme de mon “Es­sai sur les Ré­vo­lu­tions”] ré­pan­dit sur ses der­niers jours une grande amer­tume; elle char­gea, en mou­rant, une de mes sœurs de me rap­pe­ler à cette re­li­gion dans la­quelle j’avais été élevé. Ma sœur me manda le der­nier vœu de ma mère. Quand la lettre me par­vint au-delà des mers, ma sœur elle-même n’existait plus; elle était morte aussi des suites de son em­pri­son­ne­ment. Ces deux voix sor­ties du tom­beau, cette mort qui ser­vait d’interprète à la mort, m’ont frappé; je suis de­venu chré­tien»

  1. «Mé­moires d’outre-tombe», liv. XLIII, ch. VIII. Haut
  1. «Études his­to­riques». Haut

Hugo, «Le Rhin. Tome II»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Rhin» et autres œuvres de Vic­tor Hugo (XIXe siècle). Il faut re­con­naître que Hugo est non seule­ment le pre­mier en rang des écri­vains de langue fran­çaise, de­puis que cette langue a été fixée; mais le seul qui ait un droit vrai­ment ab­solu à ce titre d’écrivain dans sa pleine ac­cep­tion. Toutes les ca­té­go­ries de l’histoire lit­té­raire se trouvent en lui dé­jouées. La cri­tique qui vou­drait dé­mê­ler cette fi­gure ti­ta­nique, stu­pé­fiante, te­nant quelque chose de la di­vi­nité, est en pré­sence du pro­blème le plus in­so­luble. Fut-il poète, ro­man­cier ou pen­seur? Fut-il spi­ri­tua­liste ou réa­liste? Il fut tout cela et plus en­core. Nou­veau don Qui­chotte, cet homme est allé por­ter ses pas sur tous les che­mins de l’esprit, mon­ter sur toutes les bar­ri­cades qu’il ren­con­trait, sou­tien des faibles et pour­fen­deur des ty­rans, son­neur de clai­rons et amant de la vio­lette; si bien qu’aucune des fa­milles qui se par­tagent l’espèce hu­maine au phy­sique et au mo­ral ne peut se l’attribuer en­tiè­re­ment. Tan­tôt égal à la mer, com­paré à la mon­tagne, rap­pro­ché du so­leil, as­si­milé à l’ouragan, tan­tôt phi­lo­sophe, re­dres­seur des abus du siècle, pro­fes­seur d’histoire et guide po­li­tique, tan­tôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à ge­noux de­vant le vieillard pour le vé­né­rer et de­vant l’enfant pour le conso­ler, il fut je ne sais quel suc­cé­dané de la na­ture. Avec sa mort, c’est un monde cy­clo­péen d’idées et d’impressions qui est parti, un conti­nent de gra­nit qui s’est dé­ta­ché et a roulé avec fra­cas au fond des abîmes. «Qui pour­rait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo”?», dit Édouard Dru­mont 1. «Comme l’océan, comme la mon­tagne, comme la fo­rêt, ce gé­nie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues in­ces­sam­ment re­nou­ve­lées; ce qu’on aime dans la fo­rêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces mil­liers d’arbres et ces mil­liers de feuilles qui confondent leur ver­dure et leur bruit.»

  1. «Vic­tor Hugo de­vant l’opinion», p. 104. Haut

Sagard, «Le Grand Voyage du pays des Hurons, situé ès derniers confins de la Nouvelle-France, dite Canada»

XVIIᵉ siècle

XVIIe siècle

Il s’agit de la re­la­tion «Le Grand Voyage du pays des Hu­rons» du frère Ga­briel Sa­gard, mis­sion­naire fran­çais, qui a fi­dè­le­ment dé­crit le quo­ti­dien des In­diens parmi les­quels il vé­cut pen­dant près d’un an, ainsi que l’œuvre di­vine qu’il eut la convic­tion d’accomplir, lorsque, la croix sur le cœur, le re­gard au ciel, il vint s’enfoncer dans les so­li­tudes du Ca­nada. Il en a tiré deux re­la­tions : «Le Grand Voyage du pays des Hu­rons» et «His­toire du Ca­nada», qui sont pré­cieuses en ce qu’elles nous ren­seignent sur les mœurs et l’esprit de tri­bus aujourd’hui éteintes ou ré­duites à une poi­gnée d’hommes. Ce fut le 18 mars 1623 que le frère Sa­gard par­tit de Pa­ris, à pied et sans ar­gent, voya­geant «à l’apostolique» 1, pour se rendre à Dieppe, lieu de l’embarquement. La grande et épou­van­table tra­ver­sée de l’océan l’incommoda fort et le contrai­gnit «de rendre le tri­but à la mer [de vo­mir]» tout au long des trois mois et six jours de na­vi­ga­tion qu’il lui fal­lut pour ar­ri­ver à la ville de Qué­bec. De là, «ayant tra­versé d’île en île» en pe­tit ca­not, il prit terre au pays des Hu­rons tant dé­siré «par un jour de di­manche, fête de Saint-Ber­nard 2, en­vi­ron midi, [alors] que le so­leil don­nait à plomb» 3. Tous les In­diens sor­tirent de leurs ca­banes pour ve­nir le voir et lui firent un fort bon ac­cueil à leur fa­çon; et par des ca­resses ex­tra­or­di­naires, ils lui té­moi­gnèrent «l’aise et le conten­te­ment» qu’ils avaient de sa ve­nue. Notre zélé re­li­gieux se mit aus­si­tôt à l’étude de la langue hu­ronne, dont il ne man­qua pas de dres­ser un lexique : «J’écrivais, et ob­ser­vant soi­gneu­se­ment les mots de la langue… j’en dres­sais des mé­moires que j’étudiais et ré­pé­tais de­vant mes sau­vages, les­quels y pre­naient plai­sir et m’aidaient à m’y per­fec­tion­ner…; m’[appelant] sou­vent “Aviel”, au lieu de “Ga­briel” qu’ils ne pou­vaient pro­non­cer à cause de la lettre “b” qui ne se trouve point en toute leur langue… “Ga­briel, prends ta plume et écris”, puis ils m’expliquaient au mieux qu’ils pou­vaient ce que je dé­si­rais sa­voir» 4. Peu à peu, il par­vint à s’habituer dans un lieu si mi­sé­rable. Peu à peu, aussi, il ap­prit la langue des In­diens. Il s’entretint alors fra­ter­nel­le­ment avec eux; il les at­ten­drit par sa man­sué­tude et dou­ceur; et comme il se mon­trait tou­jours si bon en­vers eux, il les per­suada ai­sé­ment que le Dieu dont il leur prê­chait la loi, était le bon Dieu. «Telle a été l’action bien­fai­sante de la France dans ses pos­ses­sions d’Amérique. Au Sud, les Es­pa­gnols sup­pli­ciaient, mas­sa­craient la pauvre race in­dienne. Au Nord, les An­glais la re­fou­laient de zone en zone jusque dans les froids et arides dé­serts. Nos mis­sion­naires l’adoucissaient et l’humanisaient», dit Xa­vier Mar­mier

  1. «Le Grand Voyage du pays des Hu­rons», p. 7. Haut
  2. Le 20 août. Haut
  1. id. p. 81. Haut
  2. id. p. 87-88. Haut

Nâsir, «“Sefer Namèh”, Relation d’un voyage en Syrie, en Palestine, en Égypte, en Arabie et en Perse»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Sa­far-nâ­meh» 1, re­la­tion du voyage de Nâ­sir-e Khos­raw 2 en Sy­rie, en Pa­les­tine, en Égypte, en Ara­bie et en Perse. Nâ­sir na­quit en l’an 1004 apr. J.-C. ainsi qu’il nous l’apprend lui-même : «Il s’était écoulé trois cent quatre-vingt-qua­torze ans de­puis l’hégire, quand ma mère me dé­posa dans cette de­meure pou­dreuse. Je pous­sai, igno­rant de tout, et sem­blable à une plante qui naît de la terre noire… C’est à la qua­trième pé­riode que je sen­tis que j’appartenais à l’humanité, lorsque mon être, voué à la tris­tesse, put ar­ti­cu­ler des pa­roles» 3. Ses an­cêtres avaient quitté Bag­dad pour ve­nir s’établir dans la ville de Balkh 4. Lui-même dé­signe cette ville comme la ré­si­dence de sa fa­mille : «Ô brise de l’après-midi», dit-il 5, «si tu passes sur le pays de Balkh, passe sur ma mai­son et en­quiers-toi de l’état des miens». Il s’adonna dans sa jeu­nesse aux plai­sirs et à la dis­si­pa­tion. En 1045 apr. J.-C., un saint per­son­nage lui ap­pa­rut en songe et lui re­pro­cha ses er­reurs et ses trans­gres­sions conti­nuelles des lois di­vines. Nâ­sir de­manda quelle voie il de­vait suivre, et sur un signe qu’il crut lui in­di­quer la di­rec­tion de la Mecque, il se dé­mit de son em­ploi, ren­dit ses comptes et se mit en route, avec son frère et un pe­tit es­clave in­dien, pour un voyage qui de­vait du­rer sept ans : «Sou­vent, dans le cours de mon voyage, je n’ai eu que la pierre pour ma­te­las et pour oreiller

  1. En per­san «سفر‌نامه». Par­fois trans­crit «Se­fer Na­mèh», «Se­fer-nāme», «Sa­far­noma», «Sa­far-nāma» ou «Sa­far-nā­mah». Haut
  2. En per­san ناصرخسرو. Par­fois trans­crit Nāṣer Ḫos­rov, Nāṣer-e Ḫos­rou, Nā­sir-i-Khosro, Nas­siri Khos­rau, Nâṣir-i-Ḫus­rau, Nāṣir è Ḫos­raw, Na­ser-e Khos­row, Nâ­çir Khos­roû, Na­sir Khus­row, Na­ser Jos­row, Nas­ser Chos­rau, Na­seer Khus­rau ou Na­sir Khus­raw. Haut
  3. p. XVIII. Haut
  1. Aujourd’hui rat­ta­chée à l’Afghanistan. Haut
  2. p. XVIII. Haut

Hugo, «Le Rhin. Tome I»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit du «Rhin» et autres œuvres de Vic­tor Hugo (XIXe siècle). Il faut re­con­naître que Hugo est non seule­ment le pre­mier en rang des écri­vains de langue fran­çaise, de­puis que cette langue a été fixée; mais le seul qui ait un droit vrai­ment ab­solu à ce titre d’écrivain dans sa pleine ac­cep­tion. Toutes les ca­té­go­ries de l’histoire lit­té­raire se trouvent en lui dé­jouées. La cri­tique qui vou­drait dé­mê­ler cette fi­gure ti­ta­nique, stu­pé­fiante, te­nant quelque chose de la di­vi­nité, est en pré­sence du pro­blème le plus in­so­luble. Fut-il poète, ro­man­cier ou pen­seur? Fut-il spi­ri­tua­liste ou réa­liste? Il fut tout cela et plus en­core. Nou­veau don Qui­chotte, cet homme est allé por­ter ses pas sur tous les che­mins de l’esprit, mon­ter sur toutes les bar­ri­cades qu’il ren­con­trait, sou­tien des faibles et pour­fen­deur des ty­rans, son­neur de clai­rons et amant de la vio­lette; si bien qu’aucune des fa­milles qui se par­tagent l’espèce hu­maine au phy­sique et au mo­ral ne peut se l’attribuer en­tiè­re­ment. Tan­tôt égal à la mer, com­paré à la mon­tagne, rap­pro­ché du so­leil, as­si­milé à l’ouragan, tan­tôt phi­lo­sophe, re­dres­seur des abus du siècle, pro­fes­seur d’histoire et guide po­li­tique, tan­tôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à ge­noux de­vant le vieillard pour le vé­né­rer et de­vant l’enfant pour le conso­ler, il fut je ne sais quel suc­cé­dané de la na­ture. Avec sa mort, c’est un monde cy­clo­péen d’idées et d’impressions qui est parti, un conti­nent de gra­nit qui s’est dé­ta­ché et a roulé avec fra­cas au fond des abîmes. «Qui pour­rait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo”?», dit Édouard Dru­mont 1. «Comme l’océan, comme la mon­tagne, comme la fo­rêt, ce gé­nie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues in­ces­sam­ment re­nou­ve­lées; ce qu’on aime dans la fo­rêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces mil­liers d’arbres et ces mil­liers de feuilles qui confondent leur ver­dure et leur bruit.»

  1. «Vic­tor Hugo de­vant l’opinion», p. 104. Haut