Il s’agit des « Élégies de Chu » (« Chu ci » 1), recueil chinois de vingt-cinq élégies ou poésies lyriques, dont les plus célèbres furent composées par Qu Yuan 2 (IIIe siècle av. J.-C.) et par son disciple Song Yu 3 (IIe siècle av. J.-C.). Au point de vue de la forme, les « Élégies de Chu » se distinguent par le retour invariable d’une sorte d’interjection plaintive, « xi ! » 4, qui se répète tous les deux vers. Quant au fond, elles n’ont d’autre but que celui d’exhaler des plaintes, et de reprocher au roi de Chu la faute qu’il commit en congédiant Qu Yuan. On raconte que ce malheureux poète avait une conduite exemplaire ; c’est pourquoi il aima mieux mourir que de rester dans l’entourage corrompu du roi. Il s’en éloigna donc, et parvenu aux bords de la rivière Mi Luo 5, il erra longtemps se parlant à lui-même : il avait dénoué ses cheveux en signe de deuil et les laissait tomber sur son visage amaigri. Un pêcheur le rencontrant dans cet état lui dit : « N’es-tu pas celui que l’on croyait un des plus grands de l’Empire ? Comment donc en es-tu réduit à une pareille situation ? » Qu Yuan répondit : « Le monde entier est dans le désordre ; moi seul, j’ai conservé ma pureté. Tous se sont assoupis dans l’ivresse ; moi seul, je suis resté vigilant. Voilà pourquoi je suis exilé ». Le pêcheur dit : « Le véritable sage ne se laisse embarrasser par aucune chose et sait vivre avec son siècle. Si le monde entier est dans le désordre, pourquoi ne sais-tu pas t’en accommoder ?… » Qu Yuan répondit : « J’ai entendu dire que celui qui vient de se purifier dans un bain, prend soin de secouer la poussière de son bonnet et de changer de vêtements. Quel homme voudrait donc, quand il est pur, se laisser souiller au contact de ce qui ne l’est pas ? J’aime mieux chercher la mort dans les eaux de cette rivière et servir de pâture aux poissons… » Il écrivit alors un dernier poème, et serrant une grosse pierre contre sa poitrine, il se précipita dans la rivière Mi Luo.
c’est grâce aux « Élégies de Chu » que la poésie d’inspiration personnelle fit son entrée en Chine
Aussitôt mort, Qu Yuan ne cessa d’être vanté comme un poète magistral par toutes les générations de lettrés qui se succédèrent en Chine. Voyons maintenant s’il justifie cette réputation que les Chinois lui font ; si elle est due au génie du poète ou à la popularité du banni. Hélas ! « la période littéraire à laquelle appartiennent les “Élégies de Chu” est celle où [l’auteur compte] davantage sur les effets du rythme et sur l’influence d’un certain charme musical. Ce n’est plus la simplicité… touchante du “Shi Jing”, ce ne sont pas encore les allusions délicates… de Tu Fu et de Li Po. L’auteur exprime ses idées dans un style concis, souvent obscur… Il ne craint ni de se répéter ni de jeter ses phrases dans le même moule ; il ne s’inquiète pas davantage des transitions, de la vraisemblance ou de la logique. Pourvu que chaque strophe réponde isolément à son inspiration, pourvu que l’arrangement des mots produise une musique en rapport avec les passions qu’il éveille, cela lui suffit… Ce que je viens de dire du recueil de Qu Yuan montre assez qu’à mes yeux sa valeur littéraire est médiocre », dit le marquis Léon d’Hervey Saint-Denys 6. Mais malgré ces défauts manifestes, c’est grâce aux « Élégies de Chu » que la poésie d’inspiration personnelle fit son entrée en Chine. La calomnie dont Qu Yuan fut la victime et son bannissement l’empêchèrent, en effet, de prendre part à la poésie anonyme de son temps, et le poussèrent vers la poésie d’auteur. Il fut le premier à recourir au « je » pour exprimer plus ou moins confusément sa tragédie intime, faite d’alternances d’espoir et de désespoir. « Jusqu’au bout, il est là devant nous, avec sa lutte et ses conflits intérieurs. [Mais] au point de vue social, le destin du poète est tellement typique que son œuvre embrasse les problèmes fondamentaux de son temps… C’est pourquoi [son élégie] n’est pas seulement un poème lyrique ; c’est aussi [un] portrait de la société chinoise antique, enlisée dans ses problèmes », dit M. Ferenc Tőkei 7.
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises des « Élégies de Chu », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Rémi Mathieu.
「遭沈濁而污穢兮,
獨鬱結其誰語!
夜耿耿而不寐兮,
魂營營而至曙.
惟天地之無窮兮,
哀人生之長勤,
往者余弗及兮,
來者吾不聞」— Élégie dans la langue originale
« Confronté à la fange, embourbé dans la tourbe,
Solitaire, affligé, avec qui parlerai-je ?
Agitations nocturnes, impossible sommeil,
Mon âme tant troublée s’agite jusqu’à l’aube.
Alors je réfléchis à l’infini du monde,
M’attriste des souffrances de l’humaine existence.
De ceux qui sont passés, je dois faire mon deuil,
Et de ceux qui viendront, je n’entendrai parler. »
— Élégie dans la traduction de M. Mathieu
« J’ai sombré dans la souillure et je me suis sali ;
Seul avec ma misère, à qui en aurais-je parlé ?
La nuit, couché, les yeux ouverts, je ne m’endormais pas ;
Mon cœur agité palpitait jusqu’à l’aube.
Je pensais à la grandeur infinie du ciel et de la terre,
Et pleurais le long tourment de la vie humaine.
Ce qui est passé, je ne l’atteindrai plus ;
Et de ce qui viendra, je n’ai rien entendu. »
— Élégie dans la traduction de M. Tőkei (« Naissance de l’élégie chinoise : K’iu Yuan et son époque », éd. Gallimard, coll. Les Essais, Paris)
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- Jin Siyan évoquant Qu Yuan [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Lisa Bresner, « Pouvoirs de la mélancolie : chamans, poètes et souverains dans la Chine antique » (éd. A. Michel, coll. Idées, Paris)
- Yves Hervouet, « Les Poèmes de Tch’ou » dans « Aspects de la Chine. Tome II » (éd. Presses universitaires de France, Paris), p. 233-237.