Il s’agit d’Abû’l-Hasan Kharaqânî1, mystique persan qui ne savait ni lire ni écrire (Xe-XIe siècle apr. J.-C.). Ce n’était pas un théoricien, mais un saint absorbé dans la contemplation et les pratiques ascétiques. « Cet océan de tristesse, cet homme plus solide que le roc, ce soleil divin, ce ciel sans confins, ce prodige du Seigneur, ce pôle de l’époque, Abû’l-Hasan Kharaqânî — que Dieu lui fasse miséricorde ! — était le roi des rois de tous les maîtres… Il avait la stabilité d’une montagne, il était le phare de la connaissance… Il était le dépositaire des secrets de la vérité. Il avait une envergure d’âme extraordinaire et un rang sublime. Son savoir de la chose divine était immense, et l’intempérance de son discours le couvrait d’un lustre incomparable », dit Attar2.
Lorsque Kharaqânî était enfant, ses parents l’envoyaient garder les bêtes dans les champs, un déjeuner dans les mains. L’enfant distribuait secrètement son déjeuner en aumône et ne mangeait rien jusqu’au soir. Un jour qu’il labourait la terre, l’appel à la prière retentit. Il alla accomplir son devoir, et lorsque les hommes eurent achevé de prier, ils s’aperçurent que les bœufs de Kharaqânî labouraient tout seuls. Il se prosterna et dit : « Ô Seigneur ! j’ai pourtant entendu dire que tu cachais ceux que tu aimes aux yeux des hommes »3.
« Je suis, pour ainsi dire, un emprunt à l’immensité de Dieu »
Kharaqânî se donnait comme disciple et héritier spirituel de Bâyazîd Bistâmî, qui avait vécu un siècle plus tôt et qui était enterré à quelques kilomètres de Kharaqân. Bien des choses rapprochent, en effet, les deux hommes : tous deux paysans illettrés, ils étaient dévorés d’une faim et d’une soif insatiable de s’anéantir en Dieu : « Je suis, pour ainsi dire, un emprunt à l’immensité de Dieu, je veux dire que [mon] “moi” est effacé en Dieu, et ce qui reste est pure fiction », dit Kharaqânî4. Le jour, qui comptait vingt-quatre heures, n’était pour notre mystique qu’un instant, et cet instant était entier à Dieu et avec Dieu : « Cela fait quarante ans aujourd’hui que Dieu ne voit rien d’autre dans mon cœur que le souvenir de Lui. Et c’est bien vrai que, dans ce cœur, sauf quelques brefs instants, il n’y a plus d’autre souvenir que le Sien ; c’est à Lui qu’appartient la souveraineté du souvenir sur mon cœur »5.