
dans « Les Épicuriens » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris), p. 1027-1072
Il s’agit de l’« Inscription murale épicurienne » de Diogène d’Œnoanda 1 (IIe siècle apr. J.-C.). Pendant de nombreux siècles, les seuls textes représentatifs de la philosophie d’Épicure étaient les « Maximes capitales » (« Kyriai Doxai » 2) conservées par Diogène Laërce dans ses « Vies et Doctrines des philosophes illustres », ainsi que le sublime poème « De rerum Natura » de Lucrèce. Mais, en 1884, au cours d’une expédition archéologique dans le village turc d’İncealiler 3, sur les ruines d’Œnoanda 4, deux membres de l’École française d’Athènes, Maurice Holleaux et Pierre Paris, découvrirent des fragments d’une inscription grecque appartenant à un mur de quatre-vingts mètres de long et quatre de haut, et dont la lecture révéla un contenu philosophique de couleur épicurienne. L’auteur, un certain vieillard du nom de Diogène, dont l’identité, faute de documents contemporains, reste pour nous énigmatique, était une sorte d’humanitaire et de cosmopolite. Il considérait que « la Terre entière est une seule patrie pour tous, et le monde — une seule maison » 5. Il avait trouvé une technique nouvelle et originale pour instruire les passants : il avait puisé dans sa richesse personnelle pour graver une inscription murale qui sollicitait leur regard et les guérissait de leurs erreurs. « Voyant que la plupart des hommes souffrent de la fausse opinion qu’ils se font des choses… je me suis lamenté sur la vie qu’ils mènent et j’ai pleuré sur le temps qu’ils ont gâché, mais j’ai pensé qu’un homme bon se devait, autant qu’[il en est] capable, de porter secours à ceux d’entre eux qui sont d’heureuse composition », dit-il dans sa préface 6. « Parvenu maintenant au crépuscule de ma vie, du fait de la vieillesse, mais pas encore au moment où l’on est sur le point de quitter l’existence… j’ai voulu, afin de ne pas être devancé par la mort, porter secours sans plus tarder à ceux qui sont d’heureuse composition. »
Il n’existe pas moins de deux traductions françaises de l’« Inscription murale épicurienne », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Morel.
« μὴ ζῆν αἰτίαν ἡ ψυχὴ παρέχει τῇ φύσει. Καὶ γὰρ εἰ μὴ τὸν ἀριθμὸν ἴσον τῶν ἀτόμων ἔχει τῷ σώματι… ἀλλ’ οὖν γε τὸν ὅλον ἄνθρωπον διέζωσεν οὕτως καὶ ἀντέδησε δεζμουμένη ὥσπερ τῶν ὀπῶν ὁ βραχύτατος ἄπλατον γάλα. Σημεῖον δὲ τοῦ τῆς αἰτίας πλεονεκτήματος κἀκεῖνό ἐστιν πολλῶν μετ’ ἄλλων· πολλάκις γὰρ ἐκπολιορκηθέντος τοῦ σώματος ὑπὸ μακρᾶς νόσου, καὶ εἰς τοσαύτην ἰσχνότητα καὶ τῆξιν καταϐεϐηκότος ὡς μεικροῦ δεῖν ξηρὸν τὸ δέρμα τοῖς ὀστέοις εἶναι προσφυές, κενὴν δὲ τῶν σπλάνχνων δοκεῖν τὴν φύσιν καὶ ἄναιμον εἶναι, ὅμως ἡ ψυχὴ παραμένουσα οὐκ ἐᾷ θνήσκειν τὸ ζῷον… Τοσοῦτον αὐτοῦ τὸ ψυχικὸν ἡμῶν βασιλεύει μέρος. »
— Passage dans la langue originale
« l’âme constitue la cause ultime de (la vie et de) la non-vie de notre nature, car même si le nombre de ses atomes n’égale pas ceux du corps… pourtant, assurément, elle ceint l’homme tout entier et, attachée à lui, elle le lie à son tour, de la même manière qu’une infime quantité de présure lie une formidable quantité de lait. Il y a en outre un signe, parmi beaucoup d’autres, de la prééminence de cette cause : souvent, lorsque le corps a dû capituler sous l’effet d’une longue maladie, et qu’il est tombé dans un tel état de maigreur et de dépérissement qu’il s’en faut de peu que la peau sèche n’adhère aux os ; quand les entrailles paraissent vidées de leur substance et exsangues, pourtant l’âme, encore présente, ne laisse pas le vivant mourir… Tant notre partie psychique exerce sur l’autre sa souveraineté ! »
— Passage dans la traduction de M. Morel
« l’âme fournit à la nature la raison de (la présence et de) l’absence de vie. Car même si elle ne possède pas le même nombre d’atomes que le corps… néanmoins elle soutient ainsi l’homme entier et, étant liée à lui, elle le lie à son tour tout comme la plus petite goutte de liquide acide caille une grande quantité de lait. La constatation suivante est un indice, parmi beaucoup d’autres, de la supériorité de cette cause. Souvent, quand le corps a été amené à capituler par le fait d’une longue maladie, et réduit à une telle maigreur et à un tel épuisement que la peau sèche adhère presque aux os tandis que la nature des entrailles semble vide et exsangue, néanmoins l’âme tient bon et ne permet pas que l’être vivant meure… Voilà le rôle de souverain qui appartient à la partie en nous qu’est l’âme. »
— Passage dans la traduction de MM. Alexandre Étienne et Dominic O’Meara (« La Philosophie épicurienne sur pierre : les fragments de Diogène d’Œnoanda », éd. universitaires-du Cerf, coll. Vestigia, Fribourg-Paris)
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- Édition de Georges Cousin (1892) [Source : Persée]
- Édition de Georges Cousin (1892) ; autre copie [Source : Google Livres]
- Édition de Georges Cousin (1892) ; autre copie [Source : Google Livres].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Michel Onfray, « Diogène d’Œnanda » dans « Contre-histoire de la philosophie. Tome I » (éd. Grasset, Paris), p. 295-304.