« Un Poète russe : Alexis Koltsov »

dans « Le Correspondant », vol. 246, p. 541-553

dans « Le Cor­res­pon­dant », vol. 246, p. 541-553

Il s’agit du « Grand Mys­tère » (« Vé­li­kaïa Taïna »1) et autres poèmes d’Alexis Va­si­lie­vitch Kolt­sov2, poète russe (XIXe siècle). Son père était mar­chand de bœufs ; et sa mère, is­sue d’une fa­mille qui se li­vrait au même né­goce, était illet­trée. Né au plein cœur de la steppe, qui lui ser­vit de pre­mière école, en même temps que de confi­dente des mou­ve­ments les plus in­times de son cœur, le fu­tur poète fut élevé à la diable, sans sur­veillance, jouant avec les ga­mins des rues et bar­bo­tant à son aise dans la boue. C’est bien à lui qu’on ap­pli­quera cette pa­role de La Bruyère : « L’on voit cer­tains ani­maux fa­rouches, ré­pan­dus par la cam­pagne, noirs, li­vides et tout brû­lés du so­leil, at­ta­chés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils re­muent avec une opi­niâ­treté in­vin­cible ; ils ont comme une voix ar­ti­cu­lée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face hu­maine ; et en ef­fet, ils sont des hommes ». Il avait déjà neuf ans lorsqu’on son­gea à l’envoyer à l’école. Il n’y resta même pas un an et demi. Dès qu’il sut écrire et comp­ter, son père le prit à la mai­son pour éco­no­mi­ser le trai­te­ment d’un com­mis. Le pe­tit Alexis connais­sait à peine l’orthographe et il resta pour tou­jours brouillé avec elle, ainsi qu’avec la ponc­tua­tion et par­fois même avec la gram­maire. Mais la lec­ture était sa pas­sion, et le peu d’argent qu’on lui don­nait pour des frian­dises, il le consa­crait à ache­ter les vo­lumes des « Mille et une Nuits ». Il avait quinze ans lorsqu’un ami, fau­ché par une mort pré­ma­tu­rée, eut l’idée de lui lé­guer toute sa bi­blio­thèque : soixante-dix vo­lumes. Quel tré­sor ! Mais son père ne lui lais­sait guère le temps d’en jouir. Il fal­lait sans cesse l’accompagner dans les ba­zars pour ache­ter des bes­tiaux qu’ils en­grais­saient sur la steppe et qu’ils re­ven­daient à l’une des nom­breuses fon­de­ries de suif. « Je suis en­chaîné par ma si­tua­tion », dit Kolt­sov3. « Mau­dit mé­tier ! Que suis-je ? Un homme sans in­di­vi­dua­lité, sans pa­role, sans rien. Une la­men­table créa­ture, un mi­sé­rable être qui n’est bon qu’à traî­ner de l’eau et du bois, un mer­canti, un grippe-sou, un juif, un Tzi­gane, une ca­naille, voilà ce que je dois être. »

L’année même qui sui­vit la pu­bli­ca­tion de ses pre­miers poèmes dans un re­cueil lit­té­raire de Mos­cou, Kolt­sov fut en­voyé par son père dans cette ca­pi­tale pour vendre du bé­tail et s’occuper d’un pro­cès. C’est alors qu’il eut la chance de faire la connais­sance de Vis­sa­rion Be­linski, le cri­tique russe le plus cé­lèbre de ce temps. Ima­gi­nez un pe­tit poète de pro­vince ar­ri­vant à Pa­ris vers 1830, pré­senté à Sainte-Beuve et l’intéressant à ses dé­buts ; car Be­linski fut pour la lit­té­ra­ture russe ce que fut Sainte-Beuve pour l’école fran­çaise ; et da­van­tage en­core, at­tendu que le pu­blic de la Rus­sie avait bien plus be­soin d’être édu­qué que ce­lui de la France. À quel som­met ne se­rait pas ar­rivé Kolt­sov s’il avait pu dé­ployer son ta­lent à loi­sir dans un mi­lieu si fa­vo­rable ! Mais il n’avait pas de res­sources fi­nan­cières. S’engager comme com­mis ? Il ne pou­vait pas. Vivre de ses vers ? Qu’est-ce qu’ils au­raient pu lui rap­por­ter par an : à peine de quoi ache­ter des sou­liers et du thé. Son père lui re­fu­sait même l’argent né­ces­saire pour soi­gner la tu­ber­cu­lose qui mi­nait sa santé ; car, comme l’explique très bien Be­linski, « l’ivrogne ne to­lère pas le sobre, ni le co­quin l’honnête homme, mais l’ignorance sur­tout garde ran­cune à l’esprit »4. Les jours de Kolt­sov étaient comp­tés. Dans un poème daté du 1er jan­vier 1842, il adres­sait un sa­lut mé­lan­co­lique à cette an­née qui sera la der­nière de sa pauvre exis­tence : « Pé­nible an­née, tu n’es plus, et je vis en­core, et l’année nou­velle je l’attends, si­len­cieux, seul et sans amis… Dans ses té­nèbres dé­ce­vantes, je plonge mes re­gards. Que cache-t-elle pour moi ? De nou­velles souf­frances ? Ou bien m’en irai-je pré­ma­tu­ré­ment de ce monde sans avoir réa­lisé mon rêve ? »

« c’était un en­fant du peuple dans la plus vaste ac­cep­tion de ce terme »

Voici en quels termes Be­linski parle de ce poète qu’il re­gret­tait chaque jour da­van­tage, et dont il se rap­pe­lait, non sans un cer­tain ser­re­ment de cœur, les ma­nières mo­destes, la bonté d’âme, le lan­gage éner­gique et na­tu­rel jusqu’à la naï­veté, bercé au rythme des vieux chants slaves : « Kolt­sov était né pour la poé­sie qu’il a créée ; c’était un en­fant du peuple dans la plus vaste ac­cep­tion de ce terme. Le genre de vie dans le­quel il fut élevé était le même que ce­lui des pay­sans, à une très pe­tite dif­fé­rence près. Kolt­sov gran­dit dans les steppes et au mi­lieu de leurs ha­bi­tants. Ce n’est pas pour faire… une tour­nure élé­gante, ce n’est pas par un ef­fort de l’imagination ou de la mé­di­ta­tion, mais bien du fond de son âme, dans la plé­ni­tude de son cœur, par l’effet de tout son être, qu’il ai­mait la na­ture russe, qu’il ap­pré­ciait tous les élé­ments de bon et de beau qui dis­tinguent le vé­ri­table vil­la­geois russe… [Le poète] a ac­quis cette connais­sance, non par ouï-dire ou par une étude ex­té­rieure, mais parce qu’il fai­sait par­tie de ce peuple par sa na­ture et sa po­si­tion so­ciale. Il por­tait en lui tous les élé­ments de l’esprit russe, sur­tout cette force pro­di­gieuse pour sup­por­ter le mal et jouir du bien, cette fa­culté… de re­cher­cher dans le mal­heur même un cer­tain en­ivre­ment large, au­da­cieux et hau­tain ; au lieu de se lais­ser af­fais­ser sous le poids du déses­poir, en cas de chute, de sa­voir l’accepter avec une froide ré­si­gna­tion, sans re­cou­rir à de fausses conso­la­tions et à des moyens de sa­lut in­com­pa­tibles avec ses an­té­cé­dents »5.

Il n’existe pas moins de quatre tra­duc­tions fran­çaises du « Grand Mys­tère », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Louis Le­ger.

« Тучи носят воду,
Вода поит землю,
Земля плод приносит ;
Бездна звёзд на небе,
Бездна жизни в мире ;
То мрачна, то светла
Чудная природа…

Стареясь в сомненьях
О великих тайнах,
Идут невозвратно
Веки за веками ;
У каждого века
Вечность вопрошает :
“Чем кончилось дело ?
— Вопроси другова”,
Каждый отвечает. »
— Poème dans la langue ori­gi­nale

« Les nuages ap­portent l’eau, l’eau abreuve la terre ; la terre porte des fruits. Abîme d’étoiles dans le ciel ! Abîme de vies dans le monde. Sombre ou lu­mi­neuse, mer­veilleuse est la na­ture !

Vieillis­sant dans le doute des grands mys­tères, sans es­poir de re­tour, les siècles suc­cèdent aux siècles. À chaque siècle l’éternité de­mande : “Par quoi l’affaire s’est-elle ter­mi­née ?” Et cha­cun à la ques­tion donne une ré­ponse. »
— Poème dans la tra­duc­tion de Le­ger

« Les nuages portent l’eau,
L’eau abreuve la terre,
La terre porte les fruits ;
Dans le ciel il y a une in­fi­nité d’étoiles,
Dans l’univers l’infinité de la vie ;
L’admirable na­ture
Est tan­tôt sombre et tan­tôt lu­mi­neuse…

Vieillis­sant dans les doutes
Au su­jet des grands mys­tères,
Les siècles se suivent sans re­tour
Les uns après les autres ;
L’éternité ques­tionne
Chaque siècle qui passe :
“Com­ment s’est ter­mi­née la crise ?”
Chaque siècle lui ré­pond :
“In­ter­roge là-des­sus un autre”. »
— Poème dans la tra­duc­tion de Léo­pold Wall­ner (« Lit­té­ra­ture russe » dans « La Jeune Bel­gique », vol. 12, p. 38-44)

« Les nuages amènent la pluie. La pluie, la terre la boit. La terre tra­vaille. La terre en­fante. In­nom­brables étoiles des es­paces ! In­nom­brables formes de l’être ! Dans ses té­nèbres, dans ses clar­tés, qu’elle est pro­di­gieuse, la na­ture !

Vieillis par la re­cherche du grand se­cret, les siècles sur les siècles passent. Aux gé­né­ra­tions qui les in­ter­rogent, sur le prin­cipe, sur la conclu­sion, cha­cun ré­pond : “Al­lez, ques­tion­nez-en d’autres”. »
— Poème dans la tra­duc­tion de Si­mone Ar­naud (« Poètes-pay­sans russes » dans « Re­vue bri­tan­nique », sér. 9, vol. 3, p. 523-541)

« Les nuages ap­portent l’eau,
L’eau abreuve la terre,
Et la terre donne des fruits ;
Le fir­ma­ment four­mille d’étoiles,
L’univers four­mille de vie ;
Tour à tour sombre ou ra­dieuse
Est la na­ture en ses mer­veilles.

Le monde a vieilli per­plexe
De­vant ces grands mys­tères,
Tan­dis que s’enfuient ir­ré­vo­cables
Les siècles après les siècles.
À chaque siècle
L’éternité de­mande :
“Quelle doit être la fin des choses ?
— De­mande à quelque autre”,
Lui ré­pond cha­cun. »
— Poème dans la tra­duc­tion d’Emmanuel de Saint-Al­bin (dans « Les Poètes russes : an­tho­lo­gie et no­tices bio­gra­phiques », XIXe siècle)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  1. En russe « Великая Тайна ». Haut
  2. En russe Алексей Васильевич Кольцов. Par­fois trans­crit Alek­sej Vasil’evič Kol’cov, Alexei Was­sil­je­witsch Kol­zow, Alexis-Vas­si­lie­vitsch Kolt­zof, Alexis Vas­si­lié­vitch Kolt­zov ou Alek­sey Va­si­lye­vitch Kolt­soff. Haut
  3. « Un Poète russe : Alexis Kolt­sov », p. 551. Haut
  1. Dans Combes, p. 327. Haut
  2. Dans Ge­rebt­zoff, p. 288-289. Haut