Djâmî, «Medjnoun et Leïlâ : poème»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit d’une ver­sion per­sane du «Ma­j­nûn et Laylâ» 1, lé­gende de l’amour im­pos­sible et par­fait, ou par­fait parce qu’impossible, et qui ne s’accomplit que dans la mort. Ré­pan­due en Orient par les poètes, cette lé­gende y conserve une cé­lé­brité égale à celle dont jouissent chez nous les amours de Ro­méo et Ju­liette, avec les­quelles elle pré­sente plus d’un trait de res­sem­blance. «Il n’est pas si in­dif­fé­rent, pour­tant, de pen­ser que l’amour, bien avant de trou­ver le che­min de notre Oc­ci­dent, avait chanté si loin de nous, là-bas, sous le ciel de l’Arabie, en son dé­sert, avec ses mots», ex­plique M. An­dré Mi­quel. Ma­j­nûn et Laylâ vi­vaient un peu après Ma­ho­met. La vie no­made des Arabes de ce temps-là, si propre à ali­men­ter l’amour, ainsi que la proxi­mité des camps, ag­glu­ti­nés dans les lieux de halte et au­tour des puits, de­vaient don­ner na­tu­rel­le­ment aux jeunes hommes et aux jeunes filles de tri­bus dif­fé­rentes l’occasion de se voir et faire naître les pas­sions les plus vives. Mais, en même temps, la né­ces­sité de chan­ger fré­quem­ment de place, pour al­ler cher­cher au loin d’abondants pâ­tu­rages, de­vait contra­rier non moins sou­vent les amours nais­santes : «Déjà deux jeunes cœurs lan­guis­saient l’un pour l’autre; déjà leurs sou­pirs, aussi brû­lants que l’air en­flammé du dé­sert, al­laient se confondre, lorsqu’un chef donne l’ordre de le­ver les tentes; la jeune fille, ti­mide, s’éloigne len­te­ment en dé­vo­rant ses larmes, et son amant, resté seul en proie à sa dou­leur, vient gé­mir sur les traces de l’habitation de sa bien-ai­mée; ou c’est l’orgueil des chefs qui s’oppose à leur al­liance, en les li­vrant au plus sombre déses­poir» 2. Tel fut le sort qu’éprouvèrent en Ara­bie Ma­j­nûn et Laylâ, mais aussi Ja­mîl et Bu­thayna, Ku­thayyir et ‘Azza, etc.

lé­gende de l’amour im­pos­sible et par­fait, ou par­fait parce qu’impossible

Le ré­cit pri­mi­tif de ces deux amants est d’une sim­pli­cité ex­trême. Le charme des ex­pres­sions et le pa­thé­tique des sen­ti­ments sont les seuls moyens que les poètes arabes aient em­ployés pour at­ta­cher le lec­teur. Com­ment se fait-il que cette lé­gende, presque dé­pour­vue d’intrigue, soit de­ve­nue le mo­dèle ab­solu des amours pas­sion­nées et mal­heu­reuses? Grâce aux poètes per­sans en gé­né­ral, et à Nezâmî en par­ti­cu­lier. C’est la gloire propre de la Perse d’avoir réussi à mê­ler au «Ma­j­nûn et Laylâ» un pro­fond et riche sym­bo­lisme, em­prun­tant à l’amour mys­tique, à l’ascétisme et au dé­ta­che­ment du monde une in­fi­nité d’images. Le Ma­j­nûn des poètes per­sans n’aime pas Laylâ à cause de sa beauté. Laylâ n’est pas pour lui une beauté char­nelle, mais elle est la beauté sou­ve­raine et im­mor­telle, celle qui n’a ni nais­sance ni fin, qui ne connaît ni l’accroissement ni la dé­ca­dence, qui ne change et qui ne va­rie point, et qui n’est autre chose que Dieu. Tout comme l’art grec dont il s’inspire, l’art per­san élève ses re­gards de la beauté des formes à la beauté des sen­ti­ments, et de la beauté des sen­ti­ments à l’idée su­prême du Beau. Il com­mence sur la terre, et après avoir monté cer­tains de­grés di­vins, il abou­tit au ciel : «Ce que [les poètes per­sans] nous ont per­mis de com­prendre concer­nant l’amour hu­main comme ini­tia­teur à l’amour di­vin, a une [grande] por­tée et an­nonce quelque chose d’essentiel pour l’originalité de leur sou­fisme. D’une part, l’amour de Ma­j­nûn pour Laylâ doit être consi­déré comme “la” voie d’accès à l’amour di­vin. D’autre part… la conscience de Ma­j­nûn est si to­ta­le­ment ab­sor­bée par la pen­sée et l’image de Laylâ, que tout autre sen­ti­ment s’en trouve dé­sor­mais banni. Si on l’interroge sur Laylâ, il ré­pond : “Je suis Laylâ”. S’informe-t-on de son nom, de son état, sa ré­ponse est la même. Plus en­core, c’est par cette image qu’il per­çoit la to­ta­lité du monde ex­té­rieur. S’il voit un ani­mal sau­vage, une mon­tagne, une fleur… le même mot monte à ses lèvres pour l’identifier : “Laylâ”», ex­plique M. Henry Cor­bin 3.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de la ver­sion per­sane : «Au le­ver de l’aurore, Ma­j­nûn des­cen­dit dans la plaine. À la vue des oi­seaux qui cé­lé­braient dans leurs chants le re­tour de la lu­mière, des ani­maux sau­vages qui cher­chaient en com­mun leur pâ­ture, un sou­pir s’échappa de sa poi­trine op­pres­sée. Il en­via leur bon­heur. “Par­tout la li­berté règne dans ces dé­serts, où moi seul suis es­clave”, s’écria-t-il. “Chaque créa­ture vi­vante y trouve, près de sa com­pagne, le plai­sir et le re­pos; et moi, loin de ma chère Laylâ, le som­meil évite ma pau­pière”» 4.

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  1. Par­fois tra­duit «Mec­nun et Leylâ», «Me­gnoun et Leï­leh», «Ma­gnoun et Leïla», «Med­j­noun et Leïlé», «Med­jnūn et Leylā», «Mad­j­noûn et Leylî», «Mad­j­noune et Leily», «Mad­sch­nun et Leila», «Med­sch­nun et Leila», «Med­sch­noun et Leila», «Ma­j­noon et Leili», «Med­gnoun et Lei­leh», «Me­j­noûn et Laïla», «Mad­j­non et Lalé», «Ma­j­noune et Leyla», «Maǧnūn et Laylā», «Ma­j­noun et Laili», «Mu­j­noon et Laili» ou «May­nun et Layla». Haut
  2. An­toine-Léo­nard de Chézy, «Pré­face au “Med­j­noun et Leïlâ” de Djâmî». Haut
  1. «En is­lam ira­nien : as­pects spi­ri­tuels et phi­lo­so­phiques. Tome III», p. 139. Haut
  2. p. 166-167. Haut