Ibn Rushd (Averroès), «Traité décisif (“Façl el-maqâl”) sur l’accord de la religion et de la philosophie • L’Appendice (“Dhamîma”)»

éd. Carbonel, coll. Bibliothèque arabe-française, Alger

éd. Car­bo­nel, coll. Bi­blio­thèque arabe-fran­çaise, Al­ger

Il s’agit de l’«Ac­cord de la re­li­gion et de la phi­lo­so­phie», ou lit­té­ra­le­ment «(Livre du) traité dé­ci­sif sur l’accord de la re­li­gion et de la phi­lo­so­phie» 1(K.) faṣl al-ma­qâl wa-ta­q­rîr mâ bayna l-sharî‘a wa-l-ḥikma min al-it­tiṣâl» 2), et de l’«Ap­pen­dice» («Ḍamîma» 3) d’Ibn Ru­shd 4 (XIIe siècle apr. J.-C.). De tous les phi­lo­sophes que l’islam donna à l’Espagne, ce­lui qui laissa le plus de traces dans la mé­moire des peuples, grâce à ses re­mar­quables com­men­taires sur les écrits d’Aris­tote, fut Ibn Ru­shd, éga­le­ment connu sous les noms cor­rom­pus d’Aben-Rost, Aver­roïs, Aver­rhoës ou Aver­roès 5. Dans son An­da­lou­sie na­tale, ce coin pri­vi­lé­gié du monde, le goût des sciences et des belles choses avait éta­bli au Xe siècle une to­lé­rance dont notre époque mo­derne peut à peine of­frir un exemple. «Chré­tiens, juifs, mu­sul­mans par­laient la même langue, chan­taient les mêmes poé­sies, par­ti­ci­paient aux mêmes études lit­té­raires et scien­ti­fiques. Toutes les bar­rières qui sé­parent les hommes étaient tom­bées; tous tra­vaillaient d’un même ac­cord à l’œuvre de la ci­vi­li­sa­tion com­mune», dit Re­nan. Abû Ya‘ḳûb Yû­suf 6, ca­life de l’Andalousie et contem­po­rain d’Ibn Ru­shd, fut le prince le plus let­tré de son temps. L’illustre phi­lo­sophe Ibn Tho­faïl ob­tint à sa Cour une grande in­fluence et en pro­fita pour y at­ti­rer les sa­vants de re­nom. Ce fut d’après le vœu ex­primé par Yû­suf et sur les ins­tances d’Ibn Tho­faïl qu’Ibn Ru­shd en­tre­prit de com­men­ter Aris­tote. Ja­mais ce der­nier n’avait reçu de soins aussi éten­dus, aussi sin­cères et dé­voués que ceux que lui pro­di­guera Ibn Ru­shd. L’aristotélisme ne sera plus grec; il sera arabe. «Mais la cause fa­tale qui a étouffé chez les mu­sul­mans les plus beaux germes de dé­ve­lop­pe­ment in­tel­lec­tuel, le fa­na­tisme re­li­gieux, pré­pa­rait déjà la ruine [de la phi­lo­so­phie]», dit Re­nan. Vers la fin du XIIe siècle, l’antipathie des imams et du peuple contre les études ra­tion­nelles se dé­chaîne sur toute la sur­face du monde mu­sul­man. Bien­tôt il suf­fira de dire d’un homme : «Un tel tra­vaille à la phi­lo­so­phie ou donne des le­çons d’astronomie», pour que les gens du peuple lui ap­pliquent im­mé­dia­te­ment le nom d’«im­pie», de «mé­créant», etc.; et que, si par mal­heur il per­sé­vère, ils le frappent dans la rue ou lui brûlent sa mai­son.

la re­li­gion est l’amie de la phi­lo­so­phie et même «sa sœur de lait»

Après la mort de Yû­suf, l’on verra plus d’une fois les ca­lifes eux-mêmes, pour cal­mer la foule gron­dante et lui don­ner des gages, contraints de per­sé­cu­ter les phi­lo­sophes, les sa­vants, et de faire brû­ler leurs livres, en mon­ceaux, sur les places pu­bliques de Sé­ville, de Gre­nade, de Cor­doue. «On com­prend main­te­nant», dit Re­nan, «pour­quoi cet Ibn Ru­shd qui, pen­dant quatre siècles, a eu chez les juifs et chez les chré­tiens une si longue sé­rie de dis­ciples, et dont le nom a fi­guré tant de fois dans la grande ba­taille de l’esprit hu­main, n’a point fait école chez ses com­pa­triotes.» Au mo­ment où il écrit l’«Ac­cord de la re­li­gion et de la phi­lo­so­phie», Ibn Ru­shd se tient au bord du gouffre qui est en train de se creu­ser entre or­tho­doxie mu­sul­mane et ra­tio­na­lisme grec. Il est «au comble de la tris­tesse et de la dou­leur» à cause des dom­mages qu’il su­bit du fait de ceux qui se ré­clament de la re­li­gion. Que fait-il? Il dit aux gé­né­ra­tions «qui vien­dront en­suite» que «le mal qui vient d’un ami est plus pé­nible que le mal qui vient d’un en­nemi» 7. Il veut dire par là que la re­li­gion est l’amie de la phi­lo­so­phie et même «sa sœur de lait», et que le mal qui vient des hommes se ré­cla­mant d’elle est donc le plus pé­nible des maux, at­tendu qu’«elles sont com­pagnes par na­ture, amies par es­sence et par dis­po­si­tion in­née». Mais, se met-il à es­pé­rer tout d’un coup, Dieu sup­pri­mera beau­coup de cette haine et de cette ini­mi­tié, par Sa grâce et Sa mi­sé­ri­corde : «Dieu don­nera la bonne di­rec­tion à tous. Il les ai­dera tous en­semble à L’aimer. Il réunira leurs cœurs [en] Lui».

Il n’existe pas moins de quatre tra­duc­tions fran­çaises de l’«Ac­cord de la re­li­gion et de la phi­lo­so­phie», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Léon Gau­thier.

«إن كان فعل الفلسفة ليس شيئا أكثر من النظر في الموجودات، واعتبارها من جهة دلالتها على الصانع، أعني من جهة ما هي مصنوعات، فإن الموجودات إنما تدل على الصانع لمعرفة صنعتها. وأنه كلما كانت المعرفة بصنعتها أتم كانت المعرفة بالصانع أتم، وكأن الشرع قد ندب إلى اعتبار الموجودات، وحث على ذلك. فبين أن ما يدل عليه هذا الاسم إما واجب بالشرع، وإما مندوب اليه.»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Si l’œuvre de la phi­lo­so­phie (“fal­safa”) n’est rien de plus que la spé­cu­la­tion sur l’univers en tant qu’il fait connaître l’Artisan (je veux dire en tant qu’il est œuvre d’art; car l’univers ne fait connaître l’Artisan que par la connais­sance de l’art qu’il ré­vèle; et plus la connais­sance de l’art qu’il ré­vèle est par­faite, plus est par­faite la connais­sance de l’Artisan), et si la loi re­li­gieuse in­vite et in­cite à s’instruire par la consi­dé­ra­tion de l’univers, il est dès lors évident que l’étude dé­si­gnée par ce nom de phi­lo­so­phie est, de par la loi re­li­gieuse, ou bien obli­ga­toire ou bien mé­ri­toire.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Gau­thier, 3e édi­tion

«Si l’œuvre de la phi­lo­so­phie n’est rien de plus que l’étude ré­flé­chie de l’univers en tant qu’il fait connaître l’Artisan (je veux dire en tant qu’il est œuvre d’art; car l’univers ne fait connaître l’Artisan que par la connais­sance de l’art qu’il ré­vèle; et plus la connais­sance de l’art qu’il ré­vèle est par­faite, plus est par­faite la connais­sance de l’Artisan), et si la loi re­li­gieuse in­vite et in­cite à s’instruire par la consi­dé­ra­tion de l’univers, il est dès lors évident que l’étude dé­si­gnée par ce nom de phi­lo­so­phie est, de par la loi re­li­gieuse, ou bien obli­ga­toire ou bien mé­ri­toire.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Gau­thier, 1re édi­tion

«Si l’acte de phi­lo­so­pher ne consiste en rien d’autre que dans l’examen ra­tion­nel des étants et dans le fait de ré­flé­chir sur eux en tant qu’ils consti­tuent la preuve de l’existence de l’Artisan (c’est-à-dire en tant qu’ils sont ana­logues à des ar­te­facts; car de fait, c’est dans la seule me­sure où l’on en connaît la fa­brique que les étants consti­tuent une preuve de l’existence de l’Artisan; et la connais­sance de l’Artisan est d’autant plus par­faite qu’est par­faite la connais­sance des étants dans leur fa­brique), et si la ré­vé­la­tion re­com­mande bien aux hommes de ré­flé­chir sur les étants et les y en­cou­rage, alors il est évident que l’activité dé­si­gnée sous ce nom de phi­lo­so­phie est, en vertu de la loi ré­vé­lée, soit obli­ga­toire soit re­com­man­dée.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Marc Geof­froy, 1re ver­sion («Le Livre du dis­cours dé­ci­sif», éd. Flam­ma­rion, coll. GF, Pa­ris)

«Si l’acte de phi­lo­so­pher ne consiste en rien d’autre que dans l’examen ra­tion­nel des êtres et dans le fait de ré­flé­chir sur eux en tant qu’ils consti­tuent la preuve de l’existence de l’Artisan (c’est-à-dire en tant qu’ils sont ana­logues à des ob­jets fa­bri­qués; car de fait, c’est dans la seule me­sure où l’on en connaît la fa­brique que les êtres consti­tuent une preuve de l’existence de l’Artisan; et la connais­sance de l’Artisan est d’autant plus par­faite qu’est par­faite la connais­sance des êtres dans leur fa­brique), et si la ré­vé­la­tion re­com­mande bien aux hommes de ré­flé­chir sur les êtres et les y en­cou­rage, alors il est évident que l’activité dé­si­gnée sous ce nom de phi­lo­so­phie est, en vertu de la loi ré­vé­lée, soit obli­ga­toire soit re­com­man­dée.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Marc Geof­froy, 2e ver­sion («Livre du dis­cours dé­ci­sif où l’on éta­blit la connexion exis­tant entre la ré­vé­la­tion et la phi­lo­so­phie» dans «L’Islam et la Rai­son : an­tho­lo­gie de textes ju­ri­diques, théo­lo­giques et po­lé­miques», éd. Flam­ma­rion, coll. GF, Pa­ris)

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  1. Par­fois tra­duit «Exa­men cri­tique et So­lu­tion de la ques­tion de l’accord entre la loi re­li­gieuse et la phi­lo­so­phie», «(Livre de la) dé­ci­sion de la ques­tion et de l’établissement de ce qui est entre la loi re­li­gieuse et la phi­lo­so­phie en fait d’accord», «(Livre du) dis­cours dé­ci­sif où l’on éta­blit la connexion exis­tant entre la ré­vé­la­tion et la phi­lo­so­phie», «La Pa­role dé­ci­sive au su­jet du rap­port entre la phi­lo­so­phie et la re­li­gion» ou «(Le Livre du) dis­cours dé­ci­sif et de la dé­ter­mi­na­tion du rap­port entre la loi et la sa­gesse». Haut
  2. En arabe «(كتاب) فصل المقال وتقرير ما بين الشريعة والحكمة من الاتصال». Au­tre­fois trans­crit «(K.) faṣl al-maḳāl wa-taḳrīr mā bayna al-sharī‘a wa’l-ḥikma min al-it­tiṣāl», «(K.) fasl al-ma­qal wa-ta­q­rir ma baïna ‘ch-chari’a wa’l hikma min el-it­ti­çal», «(K.) faṣl el ma­qâl wa ta­q­rîr mâ baina’l šarî‘et wa’l ḥik­met min el it­tiṣâl» ou «(K.) façl el ma­qâl wa-ta­q­rîr ma baïn ech-charî‘a wa-l-hikma min el-it­ti­çâl». Haut
  3. En arabe «ضميمة». Au­tre­fois trans­crit «Dha­mîma» ou «Dha­mî­mat». Haut
  4. En arabe ابن رشد. Au­tre­fois trans­crit Ibn-Ro­sched, Ebn-Roëch, Ebn Ro­schd, Ibn-Ro­shd, Ibn Ro­chd ou Ibn Rušd. Haut
  1. Par sub­sti­tu­tion d’Aven (Aben) à Ibn. Haut
  2. En arabe أبو يعقوب يوسف. Au­tre­fois trans­crit Abu Ya­qub Yu­suf, Abou Ya‘qoûb Yoû­çof ou Abou-Ya’coub You­souf. Haut
  3. «Traité dé­ci­sif (“Façl el-ma­qâl”) sur l’accord de la re­li­gion et de la phi­lo­so­phie», p. 32. Haut