Il s’agit du « Boustan » 1 (« Le Verger ») de Saadi 2, le prince des moralistes persans, l’écrivain de l’Orient qui s’accorde le mieux, je crois, avec les goûts de la vieille Europe par son inaltérable bon sens, par la finesse et la facilité élégante qui caractérisent toute son œuvre, par la sagesse indulgente avec laquelle il raille les travers des hommes et blâme doucement leurs folies. Saadi naquit à Chiraz l’an 1184 apr. J.-C. Il perdit ses parents de bonne heure et les pleura dignement, à en juger par ce qu’il dit sur les orphelins, qui lui inspirèrent quelques-uns de ses accents les plus émus : « Étends ton ombre tutélaire sur la tête de l’orphelin… arrache l’épine qui le blesse. Ne connais-tu pas l’étendue de son malheur ? L’arbrisseau arraché de ses racines peut-il encore se couvrir de feuillage ? Quand tu vois un orphelin baisser tristement la tête… ne laisse pas couler ses larmes ; ce sont des larmes qui font trembler le trône de Dieu. Sèche avec bonté ses yeux humides, essuie pieusement la poussière qui ternit son visage. Il a perdu l’ombre qui protégeait sa tête » 3. L’orphelin Saadi partit pour Bagdad, où il suivit les cours de Sohraverdi, cheikh non moins célèbre par ses tendances mystiques que par son érudition : « Ce cheikh vénéré, mon guide spirituel… passait la nuit en oraison et dès l’aube il serrait soigneusement son tapis de prière (sans l’étaler aux regards)… Je me souviens que la pensée terrifiante de l’enfer avait tenu éveillé ce saint homme pendant une nuit entière ; le jour venu, je l’entendis qui murmurait ces mots : “Que ne m’est-il permis d’occuper à moi seul tout l’enfer, afin qu’il n’y ait plus de place pour d’autres damnés que moi !” » 4 Ce fut peu de temps après avoir terminé ses études que Saadi commença cette vie de voyages qui était une sorte d’initiation imposée aux disciples spirituels du soufisme. La facilité avec laquelle les adeptes de cette doctrine allaient d’un bout à l’autre du monde musulman, la curiosité naturelle à son jeune âge, le peu de sûreté de son pays natal, toutes ces causes déterminèrent Saadi à s’éloigner de la Perse pendant de longues années. Il parcourut l’Asie Mineure, l’Égypte et l’Inde ; il éprouva les nombreux avantages des voyages qui « réjouissent l’esprit, procurent des profits, font voir des merveilles, entendre des choses singulières, parcourir du pays, converser avec des amis, acquérir des dignités et de bonnes manières… C’est ainsi que les soufis ont dit : “Tant que tu restes comme un otage dans ta boutique ou ta maison, jamais, ô homme vain, tu ne seras un homme. Pars et parcours le monde avant le jour fatal où tu le quitteras” » 5.
Mais l’heure du retour à Chiraz arriva, et Saadi se sentit gagné par la fatigue et par la nostalgie du ciel persan : « J’ai passé ma vie en voyages lointains, j’ai vécu parmi les peuples les plus divers. Partout j’ai recueilli quelque profit, chaque moisson m’a livré quelques gerbes ; mais nulle part je n’ai rencontré des cœurs purs et sincères comme à Chiraz (que Dieu la protège !) » 6. En ce temps-là, les voyageurs avaient coutume de rapporter du sucre dans leurs bagages pour l’offrir à leurs amis ; et sortant des jardins du monde, Saadi ne revint pas vers les siens les mains vides. Ce qu’il leur offrit, cependant, ce ne fut pas du sucre, mais une chose « dont la saveur est plus douce » 7 encore, je veux dire ses deux recueils de morale, le « Gulistan » et le « Boustan ». Puis, honoré de tous, comblé par les grands, il se retira dans un ermitage hors de la ville, où il rendit l’âme paisiblement : « Qu’importe à Saadi d’être rendu à la terre, lui qui fut toujours humble comme elle. Après avoir parcouru le monde, rapide comme l’ouragan, il a, comme les autres, laissé ses os à la terre. Bientôt le sépulcre aura consumé sa dépouille mortelle, bientôt le vent aura jeté ses cendres à travers le monde ; mais n’oublie pas que, dans les bosquets de la poésie, jamais rossignol n’a chanté d’une voix plus douce » 8.
« quelle sereine sagesse nous montre ce vieillard qui a connu toutes les péripéties de la vie et qui a si profondément réfléchi sur elles ! »
« Saadi n’est qu’un sage », explique Ernest Hamelin 9, « mais quelle sereine sagesse nous montre ce vieillard qui a connu toutes les péripéties de la vie et qui a si profondément réfléchi sur elles ! Comme tout l’enseignement moral qui se dégage sans effort de son œuvre révèle bien cette hauteur d’intelligence de l’homme qui a apprécié à leur juste mesure les choses de la terre et qui, sans s’en désintéresser, sait trouver dans l’élévation de sa pensée la résignation à tous les coups du sort ! Quoique profondément religieux, il sait toujours s’arrêter sur la pente du mysticisme et ne perd jamais de vue les réalités de l’existence. Cette philosophie calme, la bonhomie familière relevée parfois d’un fin sarcasme sous laquelle elle se présente, enchantaient nos pères. Voltaire, qu’on retrouve partout lorsqu’il s’agit de son époque, tenait Saadi en grande estime. Il abrite sous son nom son roman de “Zadig” et le donne comme une traduction de l’écrivain persan, à qui il fait signer une dédicace à [je ne sais] quelle sultane imaginaire. »
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises du « Boustan », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Charles Barbier de Meynard.
« الا ای هنرمند پاکیزه خوی
هنرمند نشنیدهام عیب جوی
قبا گر حریرست و گر پرنیان
بناچار حشوش بود در میان
تو گر پرنیانی نیابی مجوش
کرم کار فرمای و حشوم بپوش
ننازم به سرمایهٔ فضل خویش
به دریوزه آوردهام دست پیش
شنیدم که در روز امید و بیم
بدان را به نیکان ببخشد کریم
تو نیز ار بدی بینیم در سخن
به خلق جهان آفرین کار کن
چو بیتی پسند آیدت از هزار
به مردی که دست از تعنت بدار »
— Passage dans la langue originale
« Lecteur intelligent et sage, souviens-toi que l’homme de mérite s’abstient de toute critique malveillante. Une tunique, fût-elle de soie ou de brocart, a toujours une doublure ; si tu ne trouves pas ici une étoffe de soie, ne t’en irrite point et dissimule l’envers avec bonté. Loin de me targuer de mon mérite, j’implore timidement ton indulgence. On dit qu’au jour de l’Espérance et de la Crainte (au jour du Jugement), il sera pardonné aux méchants en faveur des bons. Toi aussi, si tu trouves quelque chose à reprendre dans cet ouvrage, imite la mansuétude du Créateur du monde ; n’aurais-tu à louer qu’un seul de mes vers entre mille, sois généreux et épargne-moi ton blâme. »
— Passage dans la traduction de Barbier de Meynard
« Ô toi qui es sage et d’un heureux naturel, sache que je n’ai jamais ouï dire qu’un homme d’esprit s’évertuât à découvrir des imperfections dans autrui. Quoique la pelisse soit de soie ou même de brocart, elle ne saurait se passer d’une ouate de simple coton. Si tu ne trouves pas d’étoffe de soie pour ta pelisse, ne sois pas en colère, mais contente-toi de bonne grâce de la ouate. Je ne tire pas vanité du capital de mon mérite : en bon derviche, j’avance la main pour mendier. On dit qu’au jour de la Crainte et de l’Espérance (le jour de la Résurrection), Dieu dans sa générosité pardonnera aux méchants en faveur des bons. Toi aussi, lecteur, si tu trouves quelque chose de répréhensible dans mon discours, imite la bienveillance du Créateur du monde. Si, sur mille de mes vers, un seul te paraît heureux, eh bien, au nom de ta générosité, ne cherche pas à me déprécier. »
— Passage dans la traduction de Garcin de Tassy (« Le “Bostan” : poème moral », XIXe siècle)
« Aie du respect pour ce livre, vertueux et intègre lecteur.
Je n’ai jamais ouï dire qu’un homme vertueux fût inquisiteur des défauts d’autrui.
Il faut toujours qu’une robe soit garnie de coton,
Soit que l’étoffe soit de soie, soit qu’elle soit de laine.
Si une veste de laine ne te plaît pas,
Excuse et couvre le coton dont elle est garnie.
Je ne fais point le vain et le délicat sur ma capacité ;
Je te présente cet ouvrage avec la contenance d’un pauvre :
J’ai appris qu’au jour de l’Espérance et de la Crainte,
Le clément Éternel fera miséricorde aux méchants comme aux bons.
Toi de même, pour toutes les fautes que tu trouveras en mes discours,
Uses-en comme le Créateur du monde en use envers nous ;
Et si une ligne te plaît entre mille,
Retire généreusement de dessus le livre la main de la calomnie. »
— Passage dans la traduction du chevalier Jean Chardin (dans « Voyages en Perse et autres lieux de l’Orient », XVIIe siècle)
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- Traduction de Charles Barbier de Meynard (1880) [Source : Bibliothèque nationale de France]
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- Traduction partielle de Garcin de Tassy (1859) [Source : Bibliothèque nationale de France]
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- Édition de Charles-Henri Graf (1858) [Source : Google Livres]
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- Pierre Seghers évoquant Saadi [Source : Radio Télévision Suisse (RTS)].
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- Charles Barbier de Meynard, « La Poésie en Perse : leçon d’ouverture faite au Collège de France, le 4 décembre 1876 » (XIXe siècle) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Ernest Hamelin, « La Littérature orientale en France au XVIIe et au XVIIIe siècle • Le “Gulistan” de Sadi et sa Traduction du persan en provençal » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- Henri Massé, « Essai sur le poète Saadi, suivi d’une bibliographie » (éd. P. Geuthner, Paris) [Source : Canadiana].