Il s’agit des « Notes de l’oreiller » (« Makura no sôshi »1), la première manifestation dans les lettres japonaises d’un genre de littérature qui connaîtra une grande vogue par la suite : celui des « zuihitsu »2 (« essais au fil du pinceau »). On n’y trouve ni plan ni méthode — un désordre fantaisiste régnant ici en maître, mais un mélange d’esquisses saisies sur le vif, d’anecdotes, de choses vues, de remarques personnelles. Leur auteur était une femme « moqueuse, provocante, inexorable »3 ; une dame de la Cour, dont nous ne connaissons que le pseudonyme : Sei-shônagon4. Ce pseudonyme s’explique (comme celui de Murasaki-shikibu) par la combinaison d’un nom de famille avec un titre honorifique — « shônagon » désignant un dignitaire de la Cour, et « sei » étant la prononciation chinoise du caractère qui forme le premier élément du nom Kiyohara, famille à laquelle elle appartenait. En effet, son père n’était autre que le poète Kiyohara no Motosuke5, l’un des cinq lettrés de l’Empereur. Et même si quelques-uns sont d’avis que Motosuke ne fut que le père adoptif de Sei-shônagon, il n’en reste pas moins certain que le milieu où elle passa sa jeunesse ne put que favoriser les penchants littéraires qui lui permirent, plus tard, de devenir dame d’honneur de l’Impératrice Sadako. Entrée donc à la Cour en 990 apr. J.-C. Sei-shônagon s’y fit remarquer par une présence d’esprit trop vive pour n’être pas à la fois estimée, haïe et redoutée. Car (et c’est là peut-être son défaut) elle écrasait les autres du poids de son érudition qu’elle cherchait à montrer à la moindre occasion. On raconte que les courtisans, qui craignaient ses plaisanteries, pâlissaient à sa seule approche. La clairvoyante Murasaki-shikibu écrit dans son « Journal » : « Sei-shônagon est une personne qui en impose en vérité par ses grands airs. Mais sa prétention de tout savoir et sa façon de semer autour d’elle les écrits en caractères chinois, à tout bien considérer, ne font que masquer de nombreuses lacunes. Ceux qui de la sorte se plaisent à se montrer différents des autres, s’attirent forcément le mépris et finissent toujours très mal »6. De fait, le malheur vint frapper Sei-shônagon quand, peu d’années après, l’ambitieux Fujiwara no Michinaga parvint à faire écarter l’Impératrice Sadako, à l’ombre de laquelle fleurissait notre dame d’honneur.
un mélange d’esquisses saisies sur le vif, d’anecdotes, de choses vues
Examinons maintenant l’ouvrage lui-même. Le premier point à constater, c’est que le titre semble lui avoir été donné par des commentateurs postérieurs. En effet, dans les catalogues anciens, ce « zuihitsu » est désigné sous le nom de « Livre de Sei-shônagon » (« Sei-shônagon no ki »7). Ce n’est que quelques siècles plus tard qu’apparaît l’expression « Notes de l’oreiller ». Mais d’où vient-elle, et que veut-elle dire ? On en découvre l’explication dans l’épilogue même du livre, où Sei-shônagon raconte comment, un jour, sa maîtresse lui donna une pile de papier blanc pour s’en faire un oreiller : « Un jour, le frère de l’Impératrice Sadako ayant offert une liasse de papier blanc à sa sœur, celle-ci me dit : “Que peut-on écrire là-dessus ? L’Empereur a déjà fait copier le ‘Shi Ji’…” Je lui répondis que je voudrais faire un oreiller de cette jolie liasse… L’Impératrice me répondit : “Eh bien ! prenez-la”. Je l’utilisai alors à écrire toutes ces choses, toutes ces bagatelles qu’on trouvera, sans doute, bien frivoles : des histoires amusantes, des histoires édifiantes, mes impressions, des poésies, ce que je pense des arbres, des oiseaux, des insectes, et tout cela est, certes, moins intéressant que je ne l’imaginais. Ceux qui liront ces notes verront ce que je suis, mon degré de culture et d’éducation, et me critiqueront. Tant pis ! J’ai écrit ces notes pour m’amuser, sans ordre ni prétention, comme elles me venaient à l’esprit ». Point de composition donc dans cette œuvre, du moins si l’on considère le fouillis désordonné des chapitres, et même le négligé de leur contenu, qui se réduit quelquefois à de simples énumérations de choses : « Mais çà et là, au milieu d’une longue série de menus propos isolés les uns des autres…, un morceau plus étendu apparaît, où l’art se montre, et qui fait voir que l’auteur de ces esquisses peut, à l’occasion, peindre un tableau brillant, un portrait achevé, ou mener à bonne fin une anecdote soutenue »8.
Il n’existe pas moins de six traductions françaises des « Notes de l’oreiller », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Kuni Matsuo et Émile Steinilber-Oberlin.
「春は曙,やう〳〵白くなりゆく山際すこしあかりて,紫だちたる雲の細くたなびきたる.夏は夜,月の頃はさらなり,闇もなほ螢飛びちがひたる,雨などの降るさへをかし.秋は夕暮,夕日はなやかにさして,山の端いと近くなりたるに,烏のねどころへ行くとて,三つ四つ二つなど飛びゆくさへあはれなり.」
— Début dans la langue originale
« Au printemps, à l’aurore, j’aime à voir le ciel brumeux s’éclaircir peu à peu, tandis que des nuages violacés s’étendent comme de minces rubans et flottent encore sur les monts.
En été, j’aime la nuit. Je l’aime quand la lune y brille et, aussi, quand elle est obscure, et que les lucioles s’entrecroisent çà et là, répandant une faible lueur. Et même quand il bruine, comme la nuit est belle !
En automne, j’aime le soir, lorsque le soleil couchant darde ses derniers rayons sur la crête des montagnes, qui semblent moins lointaines. Les corbeaux, qui se hâtent vers leur nid, volent par trois, par quatre, par deux. C’est d’une tristesse ravissante. »
— Début dans la traduction de Kuni Matsuo et Émile Steinilber-Oberlin
« Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacés s’allongent en minces traînées. En été, c’est la nuit. J’admire, naturellement, le clair de lune ; mais j’aime aussi l’obscurité où volent en se croisant les lucioles. Même s’il pleut, la nuit d’été me charme. En automne, c’est le soir. Le soleil couchant darde ses brillants rayons et s’approche de la crête des montagnes. Alors, les corbeaux s’en vont dormir ; et en les voyant passer, par trois, par quatre, par deux, on se sent délicieusement triste. »
— Début dans la traduction de M. André Beaujard (« Notes de chevet », éd. Gallimard, coll. UNESCO d’œuvres représentatives-Connaissance de l’Orient, Paris)
« Au printemps, j’aime l’aurore, lorsque le ciel couvert de brouillards s’éclaire peu à peu, et que de fins nuages violacés s’étendent flottants sur les montagnes.
En été, j’aime la nuit : sans doute quand la lune y brille ; mais aussi lorsqu’elle est obscure, et que les lucioles tantôt s’entrecroisent çà et là, tantôt, par une ou deux, voltigent en répandant une faible lueur. Et même quand il bruine, comme cette nuit me semble belle !
En automne, j’aime le soir, lorsque, le soleil couchant lançant ses brillants rayons, les crêtes des montagnes semblent moins lointaines, et que les corbeaux qui s’en vont vers leurs nids s’envolent par trois, par quatre et par deux. (lacune) »
— Début dans la traduction de Takéshi Ishikawa (dans « Étude sur la littérature impressionniste au Japon », éd. A. Pedone, Paris, p. 146-169)
« Ce qui me charme, au printemps, c’est l’aurore. Sur les monts, tandis que tout s’éclaire peu à peu, de fins nuages violacés flottent en bandes allongées.
En été, c’est la nuit. Naturellement, le clair de lune ! Mais aussi la nuit obscure, où les lucioles s’entrecroisent çà et là. Et même quand la pluie tombe, cette nuit me semble belle.
En automne, c’est le soir. Le soleil couchant, lançant ses brillants rayons, s’approche de la crête des montagnes. Les corbeaux, qui se hâtent vers leurs nids, volent par trois, par quatre, par deux : c’est d’une tristesse ravissante. »
— Début dans la traduction de Michel Revon (dans « Anthologie de la littérature japonaise : des origines au XXe siècle », éd. Ch. Delagrave, coll. Pallas, Paris)
« Au printemps, c’est l’aurore que je préfère. La cime des monts devient peu à peu distincte et s’éclaire faiblement. Des nuages violacés s’allongent en minces traînées. En été, c’est la nuit. J’admire, naturellement, le clair de lune ; mais j’aime aussi l’obscurité où volent, en se croisant, les lucioles. Même s’il pleut, la nuit d’été me charme. En automne, c’est le soir. Le soleil couchant darde ses brillants rayons et s’approche de la crête des montagnes. (lacune) »
— Début dans la traduction de M. Roger Bersihand (dans « La Littérature japonaise », éd. Presses universitaires de France, coll. Que sais-je ?, Paris, p. 32-33)
« Au printemps, j’aime observer l’aube devenant graduellement de plus en plus blanche jusqu’à ce qu’une faible teinte rosée couronne la cime de la montagne, tandis que de grêles bandes de nuages pourpres s’étendent au-dessus.
En été, j’aime la nuit, non seulement quand la lune brille, mais l’obscurité aussi, quand les lucioles s’entrecroisent dans leur vol, ou quand la pluie tombe.
En automne, c’est la beauté du soir qui m’émeut le plus profondément, pendant que je suis du regard les corbeaux qui cherchent par deux, trois et quatre un endroit où se percher, et que le soleil couchant projette la splendeur de ses rayons en approchant de la crête des montagnes. »
— Début dans la traduction de William George Aston (dans « Littérature japonaise », éd. A. Colin, coll. Histoires des littératures, Paris, p. 101-113)
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- Traduction de M. André Beaujard (1934) [Source : Bibliothèque nationale de France]
- Extrait dans la traduction de M. André Beaujard (2014) [Source : Éditions Citadelles & Mazenod]
- Traduction partielle de Michel Revon (1923) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Michel Revon (1918) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Michel Revon (1910) [Source : Bibliothèque nationale de France].
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- Extrait dans la traduction de M. André Beaujard, lu par Anne Alvaro [Source : France Culture]
- Jean-Claude Carrière évoquant les « Notes de l’oreiller » [Source : France Inter].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Takéshi Ishikawa, « Étude sur la littérature impressionniste au Japon » (éd. A. Pedone, Paris)
- René Sieffert, « La Littérature japonaise » (éd. Publications orientalistes de France, coll. Langues et Civilisations, Paris).