Farrokhzad, « La Conquête du jardin : poèmes (1951-1965) »

éd. Lettres persanes, coll. Nouvelle Poésie persane, Paris

éd. Lettres per­sanes, coll. Nou­velle Poé­sie per­sane, Pa­ris

Il s’agit des poèmes de Mme Fo­rough Far­ro­kh­zad1, « l’enfante ter­rible » de la poé­sie per­sane, une des écri­vaines les plus dis­cu­tées de l’Iran, morte dans un ac­ci­dent tra­gique à trente-deux ans (XXe siècle). Elle consa­cra tout son être à la poé­sie — l’on peut même dire qu’elle se sa­cri­fia pour elle et pour l’idée qu’elle s’en fai­sait — en ex­pri­mant sans au­cune re­te­nue ses émois fé­mi­nins dans une so­ciété ira­nienne qui re­fu­sait aux femmes de culti­ver leurs ta­lents et leurs goûts. Elle es­ti­mait qu’un poème ne mé­ri­tait ce nom que lorsqu’on y je­tait la flamme de son cœur et les vi­bra­tions de son âme. La mo­der­nité de Fo­rough laissa ra­re­ment les lec­teurs im­par­tiaux : elle sus­cita une forte at­ti­rance ou une vive aver­sion ; une hos­ti­lité exa­gé­rée ou un éloge exalté. Alors que les uns la consi­dé­raient comme une femme dé­pra­vée, dan­ge­reuse dans ses pa­roles et dans la pra­tique de son art ; les autres, au contraire, la voyaient en hé­roïne cultu­relle, en re­belle qui, ayant fait l’expérience de la ruine des conven­tions, était à la re­cherche de pro­grès éman­ci­pa­teur. « Je vou­lais être “une femme” et “un être hu­main”. Je vou­lais dire que j’avais le droit de res­pi­rer, de crier… Les autres vou­laient étouf­fer mes cris sur mes lèvres et mon souffle dans ma poi­trine », dit-elle2. Elle sa­vait qu’en pre­nant une at­ti­tude de défi, elle se fe­rait beau­coup d’ennemis, qu’elle s’attirerait des en­nuis et des rup­tures ; mais elle croyait qu’il fal­lait en­fin bri­ser les bar­rières et te­nir droit face aux agi­ta­tions des faux dé­vots. C’est ce qu’elle fit pour la pre­mière fois dans un poème in­ti­tulé « Le Pé­ché » (« Go­nâh »3) :

« J’ai pé­ché, pé­ché dans le plai­sir,
Dans des bras chauds et en­flam­més.
J’ai pé­ché, pé­ché dans des bras de fer,
Dans des bras brû­lants et ran­cu­niers.
Dans ce lieu calme, sombre et muet,
J’ai re­gardé ses yeux pleins de mys­tère,
Et des sup­pli­ca­tions de ses yeux
Mon cœur, im­pa­tiem­ment, a trem­blé…
 »4

« l’enfante ter­rible » de la poé­sie per­sane, une des écri­vaines les plus dis­cu­tées de l’Iran

La pa­ru­tion de ce poème char­nel fit tout un scan­dale et en­traîna le di­vorce. La garde de l’enfant fut confiée au père, et Mme Far­ro­kh­zad per­dit même son droit de vi­site. Cela ou­vrit en elle une bles­sure pro­fonde et ja­mais re­fer­mée ; mais elle eut tout de même le cou­rage et le dé­voue­ment né­ces­saires pour pour­suivre son che­min. « Mal­gré toutes les dou­leurs et les souf­frances que j’ai su­bies dès le dé­part », dit-elle5, « je n’ai pas en­core la force de bri­ser mon lien avec tout ce qui se nomme la poé­sie et l’art, et de pro­fi­ter d’une vie pleine de bon­heur et de tran­quillité. Peut-être que j’écris des poèmes pour me conso­ler, et peut-être que je ne peux pas ne pas écrire… Ce qui est cer­tain, c’est que rien ne peut me sa­tis­faire, sauf la poé­sie… » L’ombre règne sur toute l’œuvre de Mme Far­ro­kh­zad, construite à par­tir du com­bat d’une femme avec l’absurdité de la vie, et ses ten­ta­tives pour lui at­tri­buer un sens. L’esprit confus et le cœur serré, la poé­tesse erre dans « la nuit de la nuit ». Parmi les gens, elle se sent si seule que sa gorge risque d’éclater en san­glots à chaque ins­tant. Quand elle tend ses bras, il n’y a rien au­tour d’elle pour les rem­plir, à part le froid et la mé­lan­co­lie : « Ô [monde] cou­vert de pous­sière », s’exclame-t-elle6, « que caches-tu dans tes bras ? Qu’apporte-t-il au cœur du poète ton soir lourd, obs­cur et si­len­cieux, à part le cha­grin ?… La peine en­dor­mie sur les ge­noux de ton si­lence at­tris­tant me fait mal… Ô chant du cha­grin… ô sou­rire dé­primé sur le vi­sage de la na­ture… ! »

Il n’existe pas moins de cinq tra­duc­tions fran­çaises des poèmes, mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Ja­lal Ala­vi­nia.

« زندگی شاید
یک خیابان درازست که هر روز زنی با زنبیلی از آن میگذرد
زندگی شاید
ریسمانیست که مردی با آن خود را از شاخه میآویزد
زندگی شاید طفلیست که از مدرسه بر میگردد
زندگی شاید افروختن سیگاری باشد، در فاصلهٔ رخوتناک دو همآغوشی
یا نگاه گیج رهگذری باشد
که کلاه از سر بر میدارد
و به یک رهگذر دیگر با لبخندی بی‌معنی میگوید ”صبح بخیر“
 »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« La vie est peut-être une rue sans fin où
Passe tous les jours une femme avec un pa­nier.
La vie est peut-être une corde
Avec la­quelle un homme se pend à un arbre.
La vie est peut-être un en­fant ren­trant de l’école.
La vie est peut-être al­lu­mer une ci­ga­rette
À un mo­ment d’assoupissement
Entre deux étreintes,
Ou peut-être le re­gard dis­trait d’un pas­sant
Qui sou­lève son cha­peau
Et qui, avec un sou­rire ab­surde, dit : “Bon­jour !” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Ala­vi­nia

« La vie,
C’est peut-être une longue rue où passe
Chaque jour
Une femme avec un pa­nier.
La vie,
C’est peut-être une corde
Avec la­quelle un homme se pend
À une branche.
La vie,
C’est peut-être un en­fant
Qui rentre de l’école.
La vie,
C’est peut-être entre deux étreintes
Dans l’engourdissement de l’heure
Al­lu­mer une ci­ga­rette,
Ou la sil­houette confuse d’un pas­sant
Qui, ôtant son cha­peau avec un sou­rire ba­nal,
Dit à un autre : “Bon­jour”. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Va­lé­rie Mo­val­lali et M. Ké­ra­mat Mo­val­lali (« Sai­son froide », éd. Ar­fuyen, Pa­ris)

« La vie, c’est peut-être
Une longue rue où passe chaque jour une femme avec un pa­nier.
La vie, c’est peut-être
Une corde avec la­quelle un homme se pend à une branche.
La vie, c’est peut-être un en­fant qui re­vient de l’école.
La vie, c’est peut-être al­lu­mer une ci­ga­rette
Dans la lan­gueur qui s’étire entre deux étreintes,
Ou c’est l’œil dis­trait d’un pas­sant
Qui à un autre dit, en le­vant son cha­peau avec un sou­rire ba­nal : “Bon­jour”. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Sté­phane Chau­met (« Seule la voix de­meure : an­tho­lo­gie », éd. L’Oreille du loup-Uni­ver­si­dad Autó­noma de Si­na­loa, Pa­ris-Si­na­loa)

« La vie peut-être
Est une longue rue que tra­verse chaque jour une femme avec un pa­nier
La vie peut-être
Est une corde avec la­quelle un homme se pend d’un ra­meau
La vie peut-être est un en­fant qui rentre de l’école
La vie peut-être est al­lu­mer une ci­ga­rette
Dans la tor­peur entre deux étreintes
Ou le re­gard étourdi d’un pas­sant
Qui sou­lève son cha­peau
Et dit à un autre pas­sant d’un sou­rire in­sensé : “Bon­jour !” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Bah­man Sa­di­ghi (« Autre Nais­sance », éd. du No­roît, Mont­réal)

« La vie est peut-être
Une longue rue que tra­verse chaque jour une femme avec un pa­nier
La vie est peut-être
Une corde avec la­quelle un homme se pend à une branche
La vie est peut-être un en­fant qui re­vient de l’école
La vie est peut-être al­lu­mer une ci­ga­rette dans la tor­peur entre deux étreintes
Ou le pas­sage dis­trait d’un pas­sant
Qui sou­lève son cha­peau
Et dit à un autre pas­sant avec un sou­rire figé : “Bon­jour” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Mme Sara Saïdi Bo­rou­jeni (« Au seuil d’une sai­son froide : re­cueil de poèmes », éd. L’Harmattan, coll. L’Iran en tran­si­tion, Pa­ris)

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  1. En per­san فروغ فرخزاد. Par­fois trans­crit Fo­ruq Far­roxzâd, Fo­rugh Far­ro­kh­zod, Fo­rugh Far­ro­khzād , Fu­rugh Far­ru­kha­zad ou Fu­rugh Far­ru­kh­zad. Haut
  2. « La Nuit lu­mi­neuse », p. 189-190. Haut
  3. En per­san « گناه ». Haut
  1. « La Conquête du jar­din », p. 98. Haut
  2. « La Nuit lu­mi­neuse », p. 185. Haut
  3. « La Conquête du jar­din », p. 83. Haut