Il s’agit des poèmes de Mme Forough Farrokhzad1, « l’enfante terrible » de la poésie persane, une des écrivaines les plus discutées de l’Iran, morte dans un accident tragique à trente-deux ans (XXe siècle). Elle consacra tout son être à la poésie — l’on peut même dire qu’elle se sacrifia pour elle et pour l’idée qu’elle s’en faisait — en exprimant sans aucune retenue ses émois féminins dans une société iranienne qui refusait aux femmes de cultiver leurs talents et leurs goûts. Elle estimait qu’un poème ne méritait ce nom que lorsqu’on y jetait la flamme de son cœur et les vibrations de son âme. La modernité de Forough laissa rarement les lecteurs impartiaux : elle suscita une forte attirance ou une vive aversion ; une hostilité exagérée ou un éloge exalté. Alors que les uns la considéraient comme une femme dépravée, dangereuse dans ses paroles et dans la pratique de son art ; les autres, au contraire, la voyaient en héroïne culturelle, en rebelle qui, ayant fait l’expérience de la ruine des conventions, était à la recherche de progrès émancipateur. « Je voulais être “une femme” et “un être humain”. Je voulais dire que j’avais le droit de respirer, de crier… Les autres voulaient étouffer mes cris sur mes lèvres et mon souffle dans ma poitrine », dit-elle2. Elle savait qu’en prenant une attitude de défi, elle se ferait beaucoup d’ennemis, qu’elle s’attirerait des ennuis et des ruptures ; mais elle croyait qu’il fallait enfin briser les barrières et tenir droit face aux agitations des faux dévots. C’est ce qu’elle fit pour la première fois dans un poème intitulé « Le Péché » (« Gonâh »3) :
« J’ai péché, péché dans le plaisir,
Dans des bras chauds et enflammés.
J’ai péché, péché dans des bras de fer,
Dans des bras brûlants et rancuniers.
Dans ce lieu calme, sombre et muet,
J’ai regardé ses yeux pleins de mystère,
Et des supplications de ses yeux
Mon cœur, impatiemment, a tremblé… »4
« l’enfante terrible » de la poésie persane, une des écrivaines les plus discutées de l’Iran
La parution de ce poème charnel fit tout un scandale et entraîna le divorce. La garde de l’enfant fut confiée au père, et Mme Farrokhzad perdit même son droit de visite. Cela ouvrit en elle une blessure profonde et jamais refermée ; mais elle eut tout de même le courage et le dévouement nécessaires pour poursuivre son chemin. « Malgré toutes les douleurs et les souffrances que j’ai subies dès le départ », dit-elle5, « je n’ai pas encore la force de briser mon lien avec tout ce qui se nomme la poésie et l’art, et de profiter d’une vie pleine de bonheur et de tranquillité. Peut-être que j’écris des poèmes pour me consoler, et peut-être que je ne peux pas ne pas écrire… Ce qui est certain, c’est que rien ne peut me satisfaire, sauf la poésie… » L’ombre règne sur toute l’œuvre de Mme Farrokhzad, construite à partir du combat d’une femme avec l’absurdité de la vie, et ses tentatives pour lui attribuer un sens. L’esprit confus et le cœur serré, la poétesse erre dans « la nuit de la nuit ». Parmi les gens, elle se sent si seule que sa gorge risque d’éclater en sanglots à chaque instant. Quand elle tend ses bras, il n’y a rien autour d’elle pour les remplir, à part le froid et la mélancolie : « Ô [monde] couvert de poussière », s’exclame-t-elle6, « que caches-tu dans tes bras ? Qu’apporte-t-il au cœur du poète ton soir lourd, obscur et silencieux, à part le chagrin ?… La peine endormie sur les genoux de ton silence attristant me fait mal… Ô chant du chagrin… ô sourire déprimé sur le visage de la nature… ! »
Il n’existe pas moins de cinq traductions françaises des poèmes, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jalal Alavinia.
« زندگی شاید
یک خیابان درازست که هر روز زنی با زنبیلی از آن میگذرد
زندگی شاید
ریسمانیست که مردی با آن خود را از شاخه میآویزد
زندگی شاید طفلیست که از مدرسه بر میگردد
زندگی شاید افروختن سیگاری باشد، در فاصلهٔ رخوتناک دو همآغوشی
یا نگاه گیج رهگذری باشد
که کلاه از سر بر میدارد
و به یک رهگذر دیگر با لبخندی بیمعنی میگوید ”صبح بخیر“ »
— Passage dans la langue originale
« La vie est peut-être une rue sans fin où
Passe tous les jours une femme avec un panier.
La vie est peut-être une corde
Avec laquelle un homme se pend à un arbre.
La vie est peut-être un enfant rentrant de l’école.
La vie est peut-être allumer une cigarette
À un moment d’assoupissement
Entre deux étreintes,
Ou peut-être le regard distrait d’un passant
Qui soulève son chapeau
Et qui, avec un sourire absurde, dit : “Bonjour !” »
— Passage dans la traduction de M. Alavinia
« La vie,
C’est peut-être une longue rue où passe
Chaque jour
Une femme avec un panier.
La vie,
C’est peut-être une corde
Avec laquelle un homme se pend
À une branche.
La vie,
C’est peut-être un enfant
Qui rentre de l’école.
La vie,
C’est peut-être entre deux étreintes
Dans l’engourdissement de l’heure
Allumer une cigarette,
Ou la silhouette confuse d’un passant
Qui, ôtant son chapeau avec un sourire banal,
Dit à un autre : “Bonjour”. »
— Passage dans la traduction de Mme Valérie Movallali et M. Kéramat Movallali (« Saison froide », éd. Arfuyen, Paris)
« La vie, c’est peut-être
Une longue rue où passe chaque jour une femme avec un panier.
La vie, c’est peut-être
Une corde avec laquelle un homme se pend à une branche.
La vie, c’est peut-être un enfant qui revient de l’école.
La vie, c’est peut-être allumer une cigarette
Dans la langueur qui s’étire entre deux étreintes,
Ou c’est l’œil distrait d’un passant
Qui à un autre dit, en levant son chapeau avec un sourire banal : “Bonjour”. »
— Passage dans la traduction de M. Stéphane Chaumet (« Seule la voix demeure : anthologie », éd. L’Oreille du loup-Universidad Autónoma de Sinaloa, Paris-Sinaloa)
« La vie peut-être
Est une longue rue que traverse chaque jour une femme avec un panier
La vie peut-être
Est une corde avec laquelle un homme se pend d’un rameau
La vie peut-être est un enfant qui rentre de l’école
La vie peut-être est allumer une cigarette
Dans la torpeur entre deux étreintes
Ou le regard étourdi d’un passant
Qui soulève son chapeau
Et dit à un autre passant d’un sourire insensé : “Bonjour !” »
— Passage dans la traduction de M. Bahman Sadighi (« Autre Naissance », éd. du Noroît, Montréal)
« La vie est peut-être
Une longue rue que traverse chaque jour une femme avec un panier
La vie est peut-être
Une corde avec laquelle un homme se pend à une branche
La vie est peut-être un enfant qui revient de l’école
La vie est peut-être allumer une cigarette dans la torpeur entre deux étreintes
Ou le passage distrait d’un passant
Qui soulève son chapeau
Et dit à un autre passant avec un sourire figé : “Bonjour” »
— Passage dans la traduction de Mme Sara Saïdi Boroujeni (« Au seuil d’une saison froide : recueil de poèmes », éd. L’Harmattan, coll. L’Iran en transition, Paris)
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- Deux poèmes dans la traduction de M. Réza Afchar Nadéri, lus par Jacques Bonnaffé [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Christophe Balaÿ, « Farrokhzâd (Forugh) » dans « Dictionnaire universel des littératures » (éd. Presses universitaires de France, Paris)
- Hassan Honarmandi, « André Gide et la Littérature persane » dans « Entretiens sur André Gide » (éd. Mouton et Cie, Paris-La Haye), p. 175-181
- Christine Kossaifi, « Farough Farrokhzad : poétesse de la Perse moderne » dans « Bulletin de l’Association Guillaume Budé », no 1, p. 157-173 [Source : Persée].