Il s’agit des « Inscriptions d’Aśoka », un magnifique ensemble d’inscriptions gravées sur des rochers et des piliers en plusieurs endroits du sous-continent indien. Ce sont les plus anciennes inscriptions qu’on y ait découvertes ; elles sont habituellement rédigées dans l’idiome de l’endroit, et il est frappant de trouver, outre le mâgadhî, deux langues étrangères : le grec et l’araméen. Elles contiennent des édits royaux empreints du bouddhisme le plus pur, et ayant pour but de prescrire la pratique d’une bienveillance qui s’étend sur tous les êtres vivants. L’auteur, parlant de lui à la troisième personne, se donne le titre de « roi » (« raya » ou « raja ») et les surnoms de Priyadraśi 1 (« au regard amical ») et de Devanaṃpriya (« ami des dieux »). Le vrai nom du monarque n’apparaît nulle part ; mais nous savons grâce à d’autres sources que l’Empereur Aśoka 2, fondateur de la domination du bouddhisme dans l’Inde, portait ces deux surnoms. On pourrait objecter que ce ne sont là que des épithètes convenues, qui auraient pu être portées par plus d’un monarque indien. Cependant, voici ce qui achève de confirmer l’identification avec Aśoka : Dans le XIIIe édit, l’auteur nomme, parmi ses voisins, un certain Aṃtiyoko, « roi grec », et un peu plus à l’Ouest, quatre autres rois : Turamaye, Aṃtikini, Maka et Alikasudaro 3. La réunion de ces noms rend leur identité hors de doute : ce sont Antiochos II, Ptolémée II, Antigone II, Magas et Alexandre II, lesquels régnaient au IIIe siècle av. J.-C. C’est précisément l’époque à laquelle, sous le sceptre d’Aśoka, le bouddhisme s’imposait comme un mouvement spirituel majeur, à la faveur de l’exemple personnel de l’Empereur.
Dans ses « Inscriptions » (XIIIe édit), Aśoka prend soin de nous dire lui-même les causes de sa conversion à cette religion : Lors de la conquête du Kaliṅga 4 qu’il avait eu le malheur d’entreprendre, les habitants de cet État voisin s’étaient défendus si farouchement que lui et son armée avaient dû, pour les soumettre, en déporter ou en tuer plusieurs centaines de milliers, les innocents eux-mêmes n’échappant aucunement aux misères de la défaite. C’est ce spectacle attristant qui éveilla en lui l’horreur de la guerre. Tourmenté par le remords, il décida d’embrasser les préceptes pacifiques du bouddhisme. Il renonça aux victoires de la guerre et les remplaça par celles de la Loi sainte (« dhrama » ou « dharma ») qu’il édicta de la façon qu’on a vue à travers tout son Empire, de l’Afghanistan au Bengale, du Népal au Deccan. « Ce texte », dit-il en achevant ses confidences, « a été gravé pour que les fils et petits-fils que je pourrai avoir ne songent pas à de nouvelles victoires ; et que dans leurs propres [entreprises] ils préfèrent la patience et l’application légère de la force ; et qu’ils ne considèrent comme victoire que la victoire de la Loi, qui vaut pour ce monde-ci et pour l’autre ».
Il renonça aux victoires de la guerre et les remplaça par celles de la Loi sainte
« Aśoka », dit très bien M. Jacques Attali, « accomplit un acte inouï, unique dans l’Histoire, avant et après lui : exprimer par écrit ce qu’il pense, faire connaître ses pensées et ses directives sur des milliers de blocs de pierre en forme de fûts qu’il décide de faire planter un peu partout dans le pays… Sur le site de Kaliṅga, lieu d’un grand massacre, source de ses remords et origine de sa conversion, il fait dresser une colonne particulière, où il fait mention de repentance… Étonnant texte, où toutes les bases du bouddhisme sont explicitées par le souverain à ses sujets en quelques mots simples, sur un exemple concret, comme s’il n’était qu’un moraliste désireux d’enseigner la vertu à ses lecteurs ; un philosophe convaincu que la Loi qu’il énonce fera [leur] bonheur ; un roi qui pense qu’il suffit de la proclamer pour obtenir qu’elle soit appliquée. »
Il n’existe pas moins de quatre traductions françaises des « Inscriptions d’Aśoka », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de Jules Bloch.
« Aṭhavaṣaabhisitasa devanapriasa priadraśisa raño Kaliga vijita. Diaḍhamatre praṇaśatasahasre ye tato apavuḍhe śatasahasramatre tatra hate bahutavatake va muṭe. Tato paca adhuna ladheṣu Kaligeṣu tivre dhramaśilana dhramakamata dhramanuśasti ca devanapriyasa. So asti anusocana devanapriasa vijiniti Kaligani. Avijitaṃ hi vijinamano yo tatra vadha va maraṇaṃ va apavaho va janasa taṃ baḍhaṃ vedaniyamataṃ gurumataṃ ca devanaṃpriyasa. »
— Passage dans la version originale mâgadhî
« Ὀγδόωι ἔτει βασιλεύοντος Πιοδάσσου κατέστρεπται 5 τὴν Καλίγγην. Ἦν ἐζωγρημένα καὶ ἐξηγμένα ἐκεῖθεν σωμάτων μυριάδες δεκαπέντε καὶ ἀναιρέθησαν ἄλλαι μυριάδες δέκα καὶ σχεδὸν ἄλλοι τοσοῦτοι ἐτελεύτησαν. Ἀπ’ ἐκείνου τοῦ χρόνου ἔλεος καὶ οἶκτος αὐτὸν ἔλαϐεν· καὶ βαρέως ἤνεγκεν· δι’ οὗ τρόπου ἐκέλευεν ἀπέχεσθαι τῶν ἐμψύχων σπουδήν τε καὶ σύνταξιν 6 πεποίηται περὶ εὐσεϐείας. »
— Passage dans la version originale grecque
« Huit ans après son sacre, le roi ami des dieux au regard amical a conquis le Kaliṅga. Cent cinquante mille personnes ont été déportées ; cent mille y ont été tuées ; plusieurs fois ce nombre ont péri. Ensuite, maintenant que le Kaliṅga est pris, ardents sont l’exercice de la Loi, l’amour de la Loi, l’enseignement de la Loi chez l’ami des dieux. Le regret tient l’ami des dieux depuis qu’il a conquis le Kaliṅga. En effet, la conquête d’un pays indépendant, c’est alors le meurtre, la mort ou la captivité pour les gens : pensée que ressent fortement l’ami des dieux, qui lui pèse. »
— Passage dans la traduction de Bloch, à partir de la version mâgadhî
« (lacune) le Kaliṅga conquis par le roi Piyadasi cher aux Devas. Des centaines de milliers de créatures y ont été enlevées, cent mille y ont été frappées, bien des fois le même nombre y sont mortes. Alors, le roi cher aux Devas s’est aussitôt, depuis l’acquisition du Kaliṅga, tourné vers la religion, il a conçu le zèle de la religion, il s’est appliqué à la diffusion de la religion, si grand est le regret qu’a ressenti le roi cher aux Devas dans la conquête du Kaliṅga. En effet, en conquérant le territoire qui ne m’était pas soumis, les meurtres, les morts, les enlèvements d’hommes qui s’y sont produits, tout cela a été vivement et douloureusement ressenti par moi, le roi cher aux Devas. »
— Passage dans la traduction d’Émile Senart, à partir de la version mâgadhî (« Les Inscriptions de Piyadasi », XIXe siècle)
« Dans sa huitième année de règne, Piodassès a conquis le Kalinga. Cent cinquante mille personnes y ont été capturées et en ont été déportées, et cent mille autres ont été tuées, et à peu près autant sont mortes. Depuis ce temps-là, la pitié et la compassion l’ont saisi ; et cela lui a pesé. De la même manière qu’il ordonnait de s’abstenir des êtres vivants, il déploie zèle et effort pour la piété. »
— Passage dans la traduction de MM. Gérard Fussman, Louis Robert et Daniel Schlumberger, à partir de la version grecque (« Une Nouvelle Inscription grecque d’Açoka » dans « Comptes rendus des séances de l’Académie des inscriptions et belles-lettres », vol. 108, nº 1, p. 126-140)
« La huitième année de son règne, Piodassès s’est rendu maître du Kaliṅga. Ont été capturées et déportées de là quinze myriades de personnes ; ont été tuées dix autres myriades, et à peu près autant ont péri. Depuis ce temps-là, la pitié et la compassion l’ont saisi, et il en est accablé. De même qu’il a prescrit d’épargner les êtres vivants, il a établi le zèle et l’organisation pour la piété. »
— Passage dans la traduction de M. Émile Benveniste, à partir de la version grecque (« Édits d’Asoka en traduction grecque » dans « Journal asiatique », vol. 252, p. 137-157)
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- Édition mâgadhî et traduction d’Émile Senart (1881-1886). Tome I [Source : Google Livres]
- Édition mâgadhî et traduction d’Émile Senart (1881-1886). Tome I ; autre copie [Source : Google Livres]
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- Édition mâgadhî et traduction d’Émile Senart (1881-1886). Tome II ; autre copie [Source : Google Livres]
- Édition mâgadhî et traduction d’Émile Senart (1881-1886). Tome II ; autre copie [Source : Canadiana]
- Édition grecque et traduction de MM. Gérard Fussman, Louis Robert et Daniel Schlumberger (1964) [Source : Persée].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Jacques Attali, « Açoka, ou la Violence de la non-violence » dans « Phares : vingt-quatre destins » (éd. Fayard, Paris)
- Jean Filliozat, « Aśoka et l’Expansion bouddhique » dans « Présence du bouddhisme » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque illustrée des histoires, Paris), p. 267-277
- Émile Senart, « Açoka et le Bouddhisme : un roi de l’Inde au IIIe siècle avant notre ère » dans « Revue des deux mondes », 1889, mars [Source : Google Livres].
- Parfois transcrit Piādasi, Piyadasi, Priyadarshi, Priyadarśi, Piyadarsi, Priyadrashi, Priyadraśi, Priyadarśin ou Priyadarshin. En grec Piodassès (Πιοδάσσης).
- Parfois transcrit Açoka ou Ashoka.
- « Merveilleuse surprise dans ce monde hindou, si fermé en apparence aux actions du dehors, si oublieux en tous cas de ses relations avec les peuples étrangers », ajoute Émile Senart.