Il s’agit du roman « Adieu, mon livre ! » (« Sayônara, watashi no hon yo ! » 1) de M. Kenzaburô Ôé 2, un des derniers représentants de la littérature d’après-guerre. Il naquit dans une périphérie du monde appelée Japon, et qui plus est, dans un village périphérique de ce pays. C’était un beau village perdu au cœur des grandes forêts de l’île de Shikoku, où sa famille habitait depuis des centaines d’années sans que personne ne s’en fût jamais éloigné ; son père venait d’y mourir. « L’angoisse de la mort et de la folie m’avait saisi pour ne plus me lâcher, depuis la mort soudaine de mon père », dit-il 3. À dix-sept ans, dans un ouvrage d’un professeur de Tôkyô intitulé « Furansu runesansu danshô » 4 (« Fragments de la Renaissance française »), M. Ôé découvrait, avec un enthousiasme débordant, les humanistes et le combat qu’ils avaient mené pour répandre leurs idées. Et c’est pour étudier ces idées-là — capables, pensait-il, de le protéger des tentations nihilistes d’un Mishima — qu’il quitta les forêts natales et qu’il se rendit en ville pour prendre un train de nuit pour Tôkyô. L’idée de devenir le disciple de M. Kazuo Watanabé 5, ce professeur de littérature française dont il faisait d’ores et déjà son maître à penser pour la vie, était là pour le soutenir dans l’épreuve que représentait ce voyage. Dans l’immense métropole, M. Ôé se montra un étudiant brillant, mais renfermé, solitaire, et bégayant à cause de son accent provincial dont il avait honte. La nuit, l’ennui le déprimait, et tout en prenant des tranquillisants avec du whisky, il faisait des esquisses de romans. « Quand j’ai commencé à écrire des romans, je me suis dit qu’un jour ils seraient publiés en français par les éditions Gallimard et que j’offrirais celui qui me semblerait le mieux traduit à mon professeur. Tout en gardant cette idée à l’esprit, j’ai tenté diverses expériences d’écriture romanesque… C’est ce que j’ai toujours tenté de faire, et je ne le regrette pas, mais j’ai aussi toujours eu le sentiment en parallèle de ne jamais [avoir écrit] un roman libéré de cette obsession, équilibré, bien construit », dit-il 6.
Dans ses premières fictions, M. Ôé écrivit dans un style cru, choquant, âpre et sans nuances, qui représentait assez bien l’époque d’après-guerre, le récit d’un « branleur » de dix-sept ans devenu terroriste et se donnant la mort en criant : « Ah, ah, ah, vive l’Empereur ! » Il raconta d’abord l’égarement politique de ce garçon d’extrême droite, avant de retracer, un mois plus tard, l’acte terroriste en lui-même. Témoignages à charge, « Seventeen » et « Mort d’un jeune militant » soulevèrent de vives protestations de la part de l’extrême droite et valurent à notre auteur la haine durable des nostalgiques du système impérial : « Tous les jours, à Tôkyô, quand j’allais chercher le courrier à la porte, je trouvais une ou deux lettres d’insultes. En pleine nuit, le téléphone sonnait, et j’entendais à l’autre bout du fil des injures » 7. Une tristesse, un regret irréparable saisit M. Ôé — le regret de ne pas avoir composé ces nouvelles avec plus d’habileté de façon à ne pas provoquer la colère de l’ultranationalisme, tout en l’attaquant plus efficacement. Durant les deux années suivantes, il traversa la crise la plus grave de sa vie. L’idée du suicide l’obsédait ; et même en étant revenu sur l’île de Shikoku, il vivait comme s’il luttait contre la montre. Deux années avaient donc passé depuis qu’il était de retour au village, lorsqu’eut lieu un événement qui le délivra, et qui détermina toute sa production littéraire — la naissance de son fils mentalement diminué. C’était un bébé anormal, « affreux » va parfois jusqu’à écrire M. Ôé 8, son crâne étant comme coiffé d’une bosse de la taille d’un poing ; il risquait de plus de perdre la vue. Cependant, par un geste de défi adressé au destin, le jeune père décida d’assumer l’enfant et de vivre avec lui. Il lui donna le nom de Hikari, ce qui veut dire « lumière » ; et depuis plus de cinquante ans, il lui dédie une bonne partie de son temps, tout en continuant à écrire : « Écrire et vivre avec mon fils se superposent, et ces deux activités ne peuvent que s’approfondir réciproquement », dit-il 9.
« Écrire et vivre avec mon fils se superposent »
Voici un passage qui donnera une idée du style d’« Adieu, mon livre ! » : « Cela s’était passé l’année suivant la mort de Mishima. Il faisait encore froid, et Shigeru, de retour de Sapporo où il construisait une salle de sport, était passé chez Kogito à Seijô. Il leur avait apporté un crabe velu acheté à la boutique de l’aéroport. La phobie extrême qu’éprouvait Mishima pour les crabes, au point de provoquer un esclandre si le moindre arthropode, fût-ce de rivière, apparaissait sur la table du restaurant, était de notoriété publique. C’est probablement de là qu’avait surgi cette idée de discuter de Mishima autour d’un plat de crabes » 10.
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- Extrait dans la traduction de M. Jean-Jacques Tschudin (2013) [Source : Éditions Philippe Picquier].
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- Deux entretiens de M. Kenzaburô Ôé avec Laure Adler [Source : France Culture]
- Deux entretiens de M. Kenzaburô Ôé avec Caroline Broué [Source : France Culture]
- Attribution du prix Nobel de littérature à M. Kenzaburô Ôé [Source : France Télévisions].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- « Ôe Kenzaburô, l’écrivain par lui-même : entretiens avec Ozaki Mariko » (éd. Ph. Picquier, Arles)
- Philippe Forest, « La Beauté du contresens et Autres Essais sur la littérature japonaise » (éd. C. Defaut, coll. Allaphbed, Nantes)
- Kenzaburô Ôé, « Nostalgies et Autres Labyrinthes : entretiens avec André Siganos et Philippe Forest » (éd. C. Defaut, Nantes).