Wu Cheng’en, « La Pérégrination vers l’Ouest, “Xiyou ji”. Tome I »

éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque de la Pléiade, Pa­ris

Il s’agit de « (Mé­moire de) La Pé­ré­gri­na­tion vers l’Ouest » (« Xiyou ji »1), très cé­lèbre ro­man-fleuve chi­nois, dont le per­son­nage cen­tral est un Singe pè­le­rin. « La Pé­ré­gri­na­tion vers l’Ouest » est, comme on le sait, une sorte de dé­dou­ble­ment ou de trans­po­si­tion bur­lesque de la pé­ré­gri­na­tion vers l’Inde (réelle, celle-là) du moine Xuan­zang. Dès le dé­but du IXe siècle, l’imagination po­pu­laire chi­noise s’était em­pa­rée des ex­ploits de ce moine en marche, parti avec sa canne pour seul com­pa­gnon, tra­ver­sant fleuves et monts, courbé sous le poids des cen­taines de soû­tras boud­dhiques qu’il ra­me­nait dans une hotte d’osier, tel Pro­mé­thée rap­por­tant le feu sa­cré dans la conca­vité d’un ro­seau. « Xuan­zang est allé là où nul autre n’est allé, il a vu et en­tendu ce que nul autre n’a ja­mais vu et en­tendu. Seul, il tra­versa de vastes éten­dues sans che­min, fré­quen­tées seule­ment par des fan­tômes dé­mo­niaques. Cou­ra­geu­se­ment il grimpa sur de fa­bu­leuses mon­tagnes… tou­jours re­froi­dies par des vents gla­cés et par des neiges éter­nelles… Main­te­nant, il est re­venu sain et sauf [dans] son pays na­tal et avec si grande quan­tité de pré­cieux tré­sors. Il y a, là, six cent cin­quante-sept ou­vrages sa­crés… dont cer­tains sont rem­plis de charmes… ca­pables de faire en­vo­ler les puis­sances in­vi­sibles du mal »2. Ses « Mé­moires » et sa « Bio­gra­phie » de­vinrent la source d’inspiration de nom­breuses lé­gendes qui, mê­lées à des contes ani­ma­liers, s’enrichirent peu à peu de créa­tures sur­na­tu­relles et de pro­diges. Déjà dans la « Chan­te­fable de la quête des soû­tras par Xuan­zang des grands Tang » (« Da Tang San­zang qu jing shi­hua »3), da­tée du Xe ou XIe siècle, on voit en­trer en scène un Roi des Singes, ac­com­pa­gnant le pè­le­rin dans son voyage et contri­buant puis­sam­ment à sa réus­site — un Singe fa­bu­leux cal­qué, au moins en par­tie, sur le per­son­nage d’Hanumân dans le « Râ­mâyaṇa ». Cer­taines pièces du théâtre des Yuan avaient aussi pour su­jet la quête des soû­tras. Et il exis­tait, sous ces mêmes Yuan, un ro­man in­ti­tulé « La Pé­ré­gri­na­tion vers l’Ouest », mais qui est perdu, si l’on ex­cepte un frag­ment dans la « Grande En­cy­clo­pé­die Yongle »4.

tel Pro­mé­thée rap­por­tant le feu sa­cré dans la conca­vité d’un ro­seau

C’est ce ro­man des Yuan qui sera re­pris et dé­ve­loppé au XVIIe siècle apr. J.-C. par Wu Cheng’en5 pour abou­tir à « La Pé­ré­gri­na­tion vers l’Ouest » que l’on connaît. Une fan­tai­sie ef­fré­née, une ex­tra­va­gance, un dé­lire ont pro­duit cette ver­sion en cent cha­pitres, confi­nant à l’invraisemblable. Xuan­zang n’y est plus le hé­ros de l’entreprise, mais le simple pro­tégé de monstres ou d’esprits-animaux conver­tis au boud­dhisme, et au pre­mier rang des­quels on doit pla­cer le Singe pè­le­rin. Les épreuves sont un éche­veau d’aventures aussi bi­zarres qu’extraordinaires, et qui n’ont presque plus au­cun rap­port avec les sources his­to­riques. Com­men­ta­teurs et in­ter­prètes ont dé­pensé des tré­sors d’intelligence pour en dé­brouiller le fil — en vain ! L’un d’eux, après avoir lu cet ou­vrage de nom­breuses fois d’un bout à l’autre, et après avoir lon­gue­ment ré­flé­chi, livre fermé, sans par­ve­nir, en fin de compte, à en sai­sir l’explication, a pré­tendu ra­me­ner le sens en­tier de « La Pé­ré­gri­na­tion vers l’Ouest » à cette ci­ta­tion de Mon­taigne : « [comme un Singe] qui va grim­pant contre­mont un arbre, de branche en branche, et ne cesse d’aller jusques à ce qu’il est ar­rivé à la plus haute branche, et y montre le cul quand il y est »6.

Il n’existe pas moins de quatre tra­duc­tions fran­çaises de « La Pé­ré­gri­na­tion vers l’Ouest », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. An­dré Lévy.

「雨後發放眾將班師.他又按落雲頭,還變作白衣秀士,到那西門裡大街上,撞入袁守誠卦舖,不容分說,就把他招牌,筆,硯等一齊捽碎.那先生坐在椅上,公然不動.這龍王又掄起門板便打,罵道:『這妄言禍福的妖人,擅惑眾心的潑漢!你卦又不靈,言又狂謬.說今日下雨的時辰,點數俱不相對.你還危然高坐,趁早去,饒你死罪!』」

— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Après la pluie, le roi-dra­gon ren­voya ses col­la­bo­ra­teurs et, des­cendu sur un nuage, re­prit l’aspect d’un let­tré-étu­diant ha­billé de blanc. Ar­rivé sur l’avenue de la porte oc­ci­den­tale, il fit ir­rup­tion dans la bou­tique de Yuan Sou­cheng et, sans lui lais­ser le temps de s’expliquer, se mit en de­voir de cas­ser en mille mor­ceaux en­seigne, pin­ceau, écri­toire. Le maître res­tait im­pas­sible, as­sis sur sa chaise, sans es­quis­ser le moindre mou­ve­ment. Le dra­gon se mit alors à le me­na­cer de l’un des bat­tants de la porte qu’il fai­sait tour­noyer : “Mau­dit sor­cier qui pré­dit à tort et à tra­vers, es­pèce de ca­naille qui trompe son monde ! Tes cal­culs sont faux, tes pa­roles — di­va­ga­tions ! L’heure que tu avais an­non­cée pour aujourd’hui n’est pas plus juste que la quan­tité de pluie, et tu te tiens as­sis en pre­nant un air su­pé­rieur ! Tu fe­rais mieux de dé­guer­pir avant qu’il ne soit trop tard, si tu tiens à la vie !” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Lévy

« Quand la pluie fut pas­sée, le Roi des Dra­gons li­cen­cia son cor­tège, et lui-même sai­sis­sant un nuage qui s’abattait, il re­prit son an­cienne forme d’étudiant sans grade et se ren­dit dans la grande rue, à la porte de l’Ouest. D’un pas brusque, il s’avance vers la de­meure de l’astronome Youen-Cheou, et sans dai­gner s’expliquer da­van­tage, il met l’enseigne en mor­ceaux. Mais le de­vin, as­sis sur son siège, reste calme et digne dans une com­plète im­mo­bi­lité. Ce­pen­dant le dieu des eaux fait sau­ter les bat­tants de la porte et éclate en in­jures contre l’astronome : “Homme en­dia­blé”, s’écria-t-il, “qui pré­di­sais à tort et tra­vers le bon­heur et le mal­heur, per­vers qui trom­pais à ta fan­tai­sie le peuple cré­dule ! Non, tes di­vi­na­tions n’ont rien de sur­na­tu­rel, tes pa­roles n’étaient que men­songe et four­be­rie ! Aujourd’hui tu n’as pu te trou­ver d’accord avec l’heure à la­quelle la pluie est tom­bée, et en­core té­mé­raire tu restes ef­fron­té­ment as­sis de­vant moi ! Pro­fite donc des ins­tants et sauve-toi, si tu veux évi­ter la mort qui se­rait le châ­ti­ment de ton crime !” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Théo­dore Pa­vie (dans « Choix de contes et nou­velles tra­duits du chi­nois », XIXe siècle)

« Alors, le Roi-Dra­gon prit, comme au­pa­ra­vant, la fi­gure d’un ba­che­lier, et il s’en vint à la mai­son de Yuan Cheou Tch’eng. Sans mot dire, il foula aux pieds la pierre à moudre l’encre, jeta au loin le pin­ceau et dé­chira toutes les bro­de­ries pen­dues aux murs. Yuan Cheou Tch’eng de­meura as­sis sur son siège, comme s’il ne voyait rien, comme s’il n’entendait rien. Le ba­che­lier, fu­rieux, rom­pit la porte et, sai­sis­sant les ais, les bran­dit, en lan­çant ces in­vec­tives : “Ô men­teur, tu trompes tes sem­blables dans un but de lucre, tu jettes des sorts sans ef­fi­ca­cité, et tu parles comme tu les jettes, je veux dire au ha­sard. Tu m’as fait de fausses pré­dic­tions en ce qui concerne l’heure de la pluie et la quan­tité d’eau à tom­ber. Cesse d’affecter le cou­rage et fuis au plus vite, si tu ne veux pas que je t’écrase sous mes pieds”. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Louis Ave­nol (« “Si yeou ki”, le Voyage en Oc­ci­dent », éd. du Seuil, Pa­ris)

« Lorsque tout fut fini, le Roi-Dra­gon se dé­guisa de nou­veau en étu­diant et s’en fut à la bou­tique du de­vin. Là, sans lais­ser à ce­lui-ci le temps de pla­cer un mot, il se mit à tout bri­ser : en­seigne, pin­ceaux, pierre à encre, en­fin tout. Pen­dant ce temps, le de­vin res­tait bien tran­quille­ment as­sis sur sa chaise. Alors, bran­dis­sant un des bat­tants de la porte qu’il avait ar­ra­chée : “Char­la­tan ! Men­teur ! Im­pos­teur !”, hurla le Dra­gon. “Voilà as­sez long­temps que tu trompes ton monde. Toute ta di­vi­na­tion n’est que su­per­che­rie, et tous tes dis­cours — que ba­var­dages de fou ! Tu t’es com­plè­te­ment trompé sur l’heure de la pluie et sur les autres dé­tails que tu m’avais si com­plai­sam­ment four­nis. Et te voilà là, avec l’air de quelqu’un à qui le monde ap­par­tient. Dis­pa­rais sur l’heure, ou il t’en coû­tera la vie !” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion in­di­recte de George De­ni­ker (« Le Singe pè­le­rin, ou le Pè­le­ri­nage d’Occident », éd. Payot & Ri­vages, coll. Pe­tite Bi­blio­thèque Payot, Pa­ris)

Avertissement Cette tra­duc­tion n’a pas été faite sur l’original.

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • Ro­bert Laf­font et Va­len­tino Bom­piani, « “Si yeou ki”, Mé­moires d’un voyage en Oc­ci­dent » dans « Dic­tion­naire des œuvres de tous les temps et de tous les pays » (éd. R. Laf­font, coll. Bou­quins, Pa­ris)
  • An­dré Lévy, « La Lit­té­ra­ture chi­noise an­cienne et clas­sique » (éd. Presses uni­ver­si­taires de France, coll. Que sais-je ?, Pa­ris)
  • Paul Lévy, « Les Pè­le­rins chi­nois en Inde » dans « Pré­sence du boud­dhisme » (éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque illus­trée des his­toires, Pa­ris), p. 279-368.
  1. En chi­nois « 西遊記 ». Au­tre­fois trans­crit « Xiyuji », « Hsi-yu chi », « Si you tsi », « Sy-yeou-ky » ou « Si yeou ki ». Haut
  2. Dans Lévy, « Les Pè­le­rins chi­nois en Inde », p. 362. Haut
  3. En chi­nois « 大唐三藏取經詩話 ». Haut
  1. En chi­nois « 永樂大典 ». Haut
  2. En chi­nois 吳承恩. Par­fois trans­crit Wou Tch’eng-ngen ou Wou Tch’eng-en. Haut
  3. « Es­sais », liv. II, ch. XVII. Haut