«La Colonne trajane au musée de Saint-Germain»

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de la co­lonne tra­jane. De tous les fo­rums ro­mains, ce­lui de l’Empereur Tra­jan était le plus beau, le plus ré­gu­lier, avec sa place en­tou­rée de ta­vernes à l’usage des mar­chands, ses sta­tues de toute es­pèce, sa ba­si­lique, son temple, ses deux bi­blio­thèques, l’une pour les col­lec­tions grecques et l’autre pour les la­tines, et tant d’autres somp­tuo­si­tés. L’imagination de ceux qui voyaient pour la pre­mière fois cet en­semble unique de construc­tions en était vi­ve­ment frap­pée, comme en té­moigne Am­mien Mar­cel­lin : «construc­tions gi­gan­tesques» («gi­gan­teos contex­tus»), dit-il, «qui dé­fient la des­crip­tion» («nec re­latu ef­fa­biles»), «et que les mor­tels ne cher­che­ront plus à re­pro­duire» («nec rur­sus mor­ta­li­bus ad­pe­ten­dos»). Qu’est de­ve­nue cette si pro­di­gieuse ma­gni­fi­cence? Il n’en reste aujourd’hui que la co­lonne qui se trou­vait au mi­lieu et qui est bien conser­vée. L’idée de ce mo­nu­ment est gran­diose. D’un pié­des­tal sur le­quel on peut lire : «Le sé­nat et le peuple ro­main (ont consa­cré cette co­lonne) à l’Empereur, fils du di­vin Nerva, Tra­jan… père de la pa­trie, pour mar­quer de quelle hau­teur était la mon­tagne et la place qu’on a dé­blayées pour y construire de si grands mo­nu­ments» s’élance une de ces co­lonnes creuses que l’on ap­pe­lait «co­lumna co­chleata», à cause de l’escalier tour­nant en co­li­ma­çon («co­chlea») creusé dans le marbre et condui­sant au som­met, là où re­po­sait la sta­tue de l’Empereur Tra­jan. Mais le mé­rite prin­ci­pal de ce mo­nu­ment est ailleurs : il est dans les bas-re­liefs qui, en forme de spi­rale, le dé­corent de haut en bas. Tous les ex­ploits que Tra­jan a faits pen­dant son règne, entre autres les vic­toires qu’il a rem­por­tées sur les Daces (en Rou­ma­nie), fi­gurent sur ces bas-re­liefs his­to­riques ser­pen­tant au­tour de la co­lonne comme les pages im­mor­telles d’un rou­leau ma­nus­crit («vo­lu­men»). La suite conti­nue qu’ils forment, monte vers l’Empereur vic­to­rieux et vient se pros­ter­ner à ses pieds. L’effet est ma­jes­tueux. L’ensemble est d’une puis­sance, d’une éner­gie in­con­tes­tables. «On y voit des ani­maux, des armes, des en­seignes, des marches, des camps, des ma­chines, des ha­rangues aux sol­dats, des sa­cri­fices, des ba­tailles, des vic­toires, des tro­phées… Tout est ex­primé avec in­tel­li­gence, comme on peut l’observer dans l’intrépidité de ces femmes daces qui se jettent, ar­mées de torches, sur les pri­son­niers ro­mains; et… le déses­poir de leurs ma­ris qui, pour ne pas tom­ber dans l’esclavage, brûlent leur ville et s’empoisonnent», dit très bien Fran­cesco Mi­li­zia 1.

«On y voit des ani­maux, des armes, des en­seignes, des marches, des camps, des ma­chines, des ha­rangues aux sol­dats»

Apol­lo­dore de Da­mas 2, qui est l’auteur de cette co­lonne, na­quit en Sy­rie. Ar­chi­tecte de Tra­jan, il mon­tra un grand gé­nie et fut com­blé de fa­veurs; mais l’Empereur Ha­drien, ayant es­suyé ses cri­tiques, s’en ven­gea d’une ma­nière atroce. Voici le ré­cit rap­porté par Dion Cas­sius. Un jour que Tra­jan s’entretenait avec notre ar­chi­tecte à pro­pos des édi­fices qu’il fai­sait construire dans Rome, Ha­drien vou­lut don­ner son avis et le fit en homme qui n’y connais­sait pas grand-chose. Apol­lo­dore lui dit sans dé­tour : «Va-t’en peindre tes ci­trouilles; car, pour ceci, tu n’y en­tends rien!» («Apelthe kai tas ko­lo­kyn­thas graphe; tou­tôn gar ou­den epis­ta­sai!» 3). Ha­drien, en ce temps-là, s’occupait, en ef­fet, à peindre des ci­trouilles et s’en van­tait même. La pa­role brusque d’Apollodore coûta très cher à notre ar­chi­tecte : Ha­drien s’en sou­vint toute sa vie; et lorsqu’il fut de­venu Em­pe­reur, il n’oublia pas de se ven­ger. Il ban­nit notre ar­chi­tecte, puis il bâ­tit un temple qu’il dé­dia à la for­tune de Rome et à Vé­nus d’après ses propres des­sins. À peine cet édi­fice fut-il achevé, qu’il en en­voya le plan et les di­men­sions à Apol­lo­dore pour lui faire voir qu’on pou­vait se pas­ser de son aide. Le prince at­ten­dait sans doute des éloges; mais Apol­lo­dore mon­tra une fois en­core qu’il n’était pas cour­ti­san. Avec sa fran­chise ac­cou­tu­mée, il se contenta de ré­pondre que ce temple man­quait d’élévation; que les sta­tues et les déesses, as­sises à l’intérieur, étaient trop hautes pour les pro­por­tions de l’édifice; que si, d’aventure, elles avaient en­vie de se le­ver, elles cour­raient le risque de se cas­ser la tête contre la voûte, tant elle lui pa­rais­sait basse. Ha­drien ne contint plus ni sa ja­lou­sie ni sa haine et le fit mou­rir.

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  1. «De l’art de voir dans les beaux-arts», p. 137. Haut
  2. En grec Ἀπολλόδωρος ὁ Δαμασκηνός. Haut
  1. En grec «Ἄπελθε καὶ τὰς κολοκύνθας γράφε· τούτων γὰρ οὐδὲν ἐπίστασαι». Haut