Il s’agit des « Mu‘allaqât »1, poésies admirables où se peint avec beaucoup de charme la vie arabe avant Mahomet (VIe siècle apr. J.-C.). On raconte qu’à la foire de ‘Ukaz’, rendez-vous commercial et littéraire près de la Mecque, les poètes des diverses tribus récitaient publiquement leurs vers, et qu’au plus digne d’entre eux était réservée la récompense de voir sa composition inscrite en lettres d’or et suspendue avec des clous d’or aux portes vénérées de la Ka‘ba. De là vient que les sept poésies les plus en vogue avant l’islam sont appelées « Muḏahhabât »2 (« Les Dorées ») ou plus souvent « Mu‘allaqât » (« Les Suspendues »). Les Arabes du désert excellaient surtout dans la poésie. La langue s’était toujours conservée plus pure et plus correcte sous leurs tentes ; souvent une mère infligeait une correction douloureuse à son enfant coupable de quelque faute de grammaire. Les poètes, en particulier, gardaient le dépôt du langage choisi et des manières distinguées. Ce langage et ces manières présentaient chez eux le même caractère d’inaltérable noblesse, tandis que partout dans les villes ils s’étaient viciés : « Une poésie d’une extrême recherche, une langue qui surpasse en délicatesse les idiomes les plus cultivés… voilà ce qu’on trouve au désert, cent ans avant Mahomet, et cela chez des poètes voleurs de profession, à demi nus et affamés », dit Ernest Renan3. « Des caractères tels que ceux de T’arafa et d’Imru’ al-Qays, fanfarons de débauche et de bel esprit, unissant les mœurs d’un brigand à la galanterie de l’homme du monde, à un scepticisme complet, sont certes un phénomène unique dans l’histoire. »
poésies admirables où se peint avec beaucoup de charme la vie arabe avant Mahomet
Élevés l’école du désert, indépendants, indociles à supporter un joug quelconque, braves, généreux, mais fiers et vindicatifs, toujours à la piste d’un ennemi pour venger quelque offense ou sur les pas d’une belle nomade, sceptiques et épicuriens, ces poètes n’étaient pas des premiers à suivre Mahomet. Et cependant, malgré l’anathème lancé contre eux et contre leurs rimes4, les « Mu‘allaqât » ne cessèrent pas de charmer les Arabes par l’originalité des idées et par la richesse des expressions. Ainsi Férazdak, poète musulman du premier temps de l’islam — celui dont un célèbre grammairien a dit que « sans les vers de Férazdak, le tiers de la langue arabe serait perdu » — Férazdak, dis-je, en passant un jour près d’une mosquée, entendit un homme qui récitait la mu‘allaqa de Labîd : « Les torrents ont ramené au jour les restes du campement recouverts par la terre poudreuse, comme l’auraient fait des roseaux retraçant sur des feuillets des lignes effacées »5. Aussitôt Férazdak se prosterna. « Que veut dire cela ? », lui demanda-t-on. « Vous autres », répondit-il, « vous connaissez certains versets du Coran qu’on ne doit point entendre sans se prosterner ; moi, je connais des vers auxquels est dû le même honneur. »
Il n’existe pas moins de sept traductions françaises des « Mu‘allaqât », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Jean-Jacques Schmidt.
« لخولة أطلال ببرقة ثهمد
تلوح كباقي الوشم في ظاهر اليد
وقوفا بها صحبي عليّ مطيّهم
يقولون لا تهلك أسى وتجلّد
كأنّ حدوج المالكيّة غدوة
خلايا سفين بالنّواصف من دد
عدوليّة أو من سفين ابن يامن
يجور بها الملاّح طورا ويهتدي
يشقّ حباب الماء حيزومها بها
كما قسم التّرب المفايل باليد »
— Mu‘allaqa dans la langue originale
« Sur la terre caillouteuse de Thahmad, les vestiges du campement de Khawla brillent comme les restes d’un tatouage sur le dos d’une main.
Arrêtant près de moi leurs montures, mes compagnons m’exhortaient en disant : “Ne te consume pas de chagrin, courage !”
Un matin, les palanquins étaient partis, emmenant ma bien-aimée des Beni Malik, tels de grands vaisseaux glissant sur le lit de l’oued Dad,
Semblables à ceux des Adawlis6 ou d’Ibn Yamin, et que des marins auraient tantôt déviés de leur route, tantôt ramenés dans le droit chemin.
De leur proue, ils fendaient les vagues de sable, comme fend la terre de ses deux mains le joueur de “fiyal”7. »
— Mu‘allaqa dans la traduction de M. Schmidt
« Du campement de Khawla les vestiges dans le désert de pierre de Thahmad
Affleurent comme le reste d’un tatouage sur le dos de la main.
C’est là que mes compagnons, arrêtant sur moi leurs montures,
Me dirent : “Ne te laisse pas mourir ! Contre mauvaise fortune fais bon cœur !”
De grand matin, les palanquins de la Malékite ressemblaient,
Sur les pistes de Dad, à des vaisseaux se suivant à la file,
Vaisseaux des ‘Adawl ou bateaux d’Ibn Yâmin
Que le marin, les déviant parfois de leur route, conduit à bon port,
Et qui, de leurs proues, fendent les vagues de la mer,
Comme la main du joueur, au “fiyâl”, divise en deux le tas de terre. »
— Mu‘allaqa dans la traduction de Mme Heidi Toelle (éd. Flammarion, coll. GF, Paris)
« De Khawla, les vestiges, à Thahmad, sont visibles
Tel reste de tatouage au revers de la main.
Mes amis, arrêtant là sur moi leurs montures,
Disent : “De chagrin, point ne te consume, assume !”
Les palanquins de la Malékite au matin
Semblaient, de bateaux, chambres, sur les routes de Dad,
Bateaux d’Adawl ou de la flotte d’Eben Yâmin
Que le marin dirige, en les déviant parfois,
Et qui, de leurs proues, fendent l’écume de la mer
Comme, au “fiyâl”, la main du joueur coupe la terre… »
— Mu‘allaqa dans la traduction de M. Pierre Larcher (éd. Fata Morgana, coll. Les Immémoriaux, Saint-Clément-de-Rivière)
« Il reste de Khawla sur les rocailles de Thahmad des vestiges
Qui remontent comme des restes de tatouage au dos de la main.
Mes compagnons, arrêtant sur moi leurs montures,
Me disaient : “Ne meurs pas de chagrin, endurcis-toi”.
En ce matin les palanquins de la Malékite
Semblaient de hautes nefs sur des estuaires de jeu,
Des nefs d’‘Adawl, ou de ces navires d’Ibn Yâmin
Sur quoi le marin parfois se déporte, et parfois se dirige
Fendant de son étrave les vagues de la mer
Comme la main des tas de sable au jeu de “fiyâl”… »
— Mu‘allaqa dans la traduction de M. Jacques Berque (éd. Sindbad, coll. La Bibliothèque arabe-Les Classiques, Paris)
« Vestiges de Khawla sur le sol pierreux de Thahmad,
Tatouage qui s’exhibe sur le dos d’une main.
Mes compagnons près de moi ont arrêté leurs montures.
“Refuse la douleur de mort”, disent-ils, “prends patience.”
À l’aube, les litières de sa tribu sont parties,
Navires tanguant sur la mer au milieu des roches.
Nefs d’Adaoula, vaisseaux chargés de bénédictions,
Que laisse aller le pilote et ramène au droit chemin.
De leur poitrine fendent les flots jaillissant en gerbes,
Tel un devin qui fend le tas de sable de sa main. »
— Mu‘allaqa dans la traduction de M. René Rizqallah Khawam (éd. Seghers, coll. PS, Paris)
« Les vestiges de l’habitation de Khaula, sur le terrain pierreux de Thahmad, paraissent comme les marques laissées par le tatouage sur la superficie de la main.
Mes compagnons de voyage ont arrêté en ce lieu leurs chamelles, et m’ont dit : “Recueille ton courage, ne te laisse pas accabler par la douleur”.
Au jour du départ de mon amante, quand les litières, portant les femmes de sa tribu, traversaient la vallée de Dad, changée par le mirage en une mer, elles ressemblaient à de grands vaisseaux,
Ouvrage des enfants d’Adoul, ou aux navires du fils de Yâmen, que les nautoniers tantôt détournent, tantôt dirigent en ligne droite,
Tandis que la proue fend les flots, comme la main de l’enfant qui joue au “fiâl” partage le tas de terre. »
— Mu‘allaqa dans la traduction d’Armand-Pierre Caussin de Perceval (XIXe siècle)
« Les vestiges de la maison de Khaula, sur le sol rocailleux de Thahmad, brillent comme la trace du tatouage sur la surface de la main.
Là, mes compagnons, arrêtant auprès de moi leurs montures, disaient : “Ne meurs pas de chagrin et reprends courage”.
Au matin du départ, les litières de la Mâlikite, en s’engageant dans les gués de Dad, ressemblent aux grands navires d’une flotte
Adoulienne ou de la flotte d’Ibn Yâmin, que le pilote tantôt détourne, tantôt dirige en ligne directe ;
Et dont les proues fendent les vagues, comme le joueur au “fi’âl” divise la poussière accumulée avec sa main. »
— Mu‘allaqa dans la traduction de Max Seligsohn (XIXe siècle)
« Rudera Chaulæ in sabuletis Thamed splendent sicut reliquiæ glasti in superficie manus.
Stantes ibi super camelis suis socii mihi mei dicebant : “Ne ægrimonia pereas, sed vir esto”.
Attamen mane, quo incolæ hujus loci discedebant, videbantur pilenta Malekitæ, ac si essent onerariæ naves in confragosis Dudæ,
Adulenses, aut mercatoris illius filii Jamen, quibuscum remex nunc exorbitat, nunc recta tendit ;
Quibus pectus fluctuum secat, ut ludibundus manu pulverem. »
— Mu‘allaqa dans la traduction latine de Johann Jacob Reiske (XVIIIe siècle)
« Rudera domicilii Chaulæ in tractu lapidoso Tsahmed splendent sicut vestigia picturæ, in superficie manus relicta.
Ibi socii mei, admotis ad me jumentis suis, dixerunt : “Noli confici dolore, sed virum te præbe”.
Matutino discessus tempore pilenta Malecitæ naves onerariæ esse videbantur in convalli Dad ;
Naves Adaulenses, aut Ibn Iaminis, quas nauta nunc a via deflectit, nunc recta dirigit ;
Quarum carina diffindit fluctus maris, ut lusor manu secat arenam accumulatam. »
— Mu‘allaqa dans la traduction latine de Johann August Vullers (XIXe siècle)
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- Traduction d’Armand-Pierre Caussin de Perceval (1847) [Source : Google Livres]
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- Édition et traduction partielles de Max Seligsohn (1901) [Source : Google Livres]
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- Édition et traduction partielles d’Antoine-Isaac Silvestre de Sacy (1816) [Source : Google Livres]
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- Ernest Renan, « Le Désert et le Soudan » dans « Mélanges d’histoire et de voyages » (XIXe siècle), p. 305-317 [Source : Google Livres].
- En arabe « معلقات ». Parfois transcrit « Mualakát », « Muallakát », « Mou’allakât », « Mouallakats », « Moualaqat », « Mou’allaqât », « Moallakât » ou « Moàllacât ».
- En arabe « مذهبات ». Parfois transcrit « Moudhahhabat », « Moudahhabat », « Mudhahhabāt », « Modhahhabat » ou « Modahhabat ».
- « Le Désert et le Soudan », p. 314.
- Coran, XXVI, 224-226 ; XXXVI, 69 ; LII, 30. « D’où vient donc que le prophète arabe a supprimé cette fameuse foire de ‘Ukaz’ et lancé un anathème contre les poètes ? En voici la raison… Les poètes cherchaient à perpétuer [les] habitudes de la vie nomade ; Mahomet voyait dans ces instincts négatifs ou destructeurs un grand obstacle à l’établissement de sa doctrine morale et religieuse, et il les condamne. Si l’on ajoute à cela que la verve satirique de quelques-uns s’était exercée contre le nouveau prophète, on ne s’étonnera pas du jugement qu’il en a porté », explique Albert de Biberstein Kazimirski.