Il s’agit du « Kalila et Dimna » (« Kalîla wa Dimna »1), ensemble de contes qui font l’admiration de l’Orient, et dont les animaux sont les principaux acteurs. Tous les éléments assurent à l’Inde l’honneur d’avoir donné naissance à ces contes : l’existence d’un recueil plus ancien, le « Pañcatantra », ne laisse aucun doute sur l’origine indienne ; et Firdousi confirme cette même origine dans son « Livre des rois », où il dit : « Il y a dans le trésor du radja un livre que les hommes de bien appellent “Pañcatantra”, et quand les hommes sont engourdis par l’ignorance, le “Pañcatantra” est comme l’herbe de leur résurrection… car il est le guide vers la [sagesse] »2. Ce fut au VIe siècle apr. J.-C. que Noûchirévân le Juste3, roi de Perse, engagea un médecin célèbre, Barzoui ou Barzouyèh4, à rapporter de l’Inde, outre le « Pañcatantra », divers autres ouvrages du même genre. Après un long séjour dans l’Inde, Barzouyèh parvint à force de ruses et d’adresse à s’en procurer des exemplaires. Son premier soin fut aussitôt d’en composer un recueil en pehlvi, auquel il donna le nom de « Kalila et Dimna », parce que le récit des aventures de ces deux chacals en formait la principale partie. Cette version du « Kalila et Dimna » eut le sort de tout ce qui constituait la littérature persane au temps des Sassanides : elle fut détruite lors de la conquête de la Perse par les Arabes et sacrifiée au zèle aveugle des premiers musulmans. Au VIIIe siècle apr. J.-C., le peu qui échappa à la destruction fut traduit en arabe par un autre Persan, Ibn al-Moqaffa5, avec tant de mérite et tant d’élégance, que ces mêmes musulmans l’accusèrent d’avoir travaillé, mais vainement, à imiter et même à surpasser le style du Coran. « Alors, arabe vraiment, le “Kalila”, ou iranien, indien même, en ses plus lointains refuges ? La réponse est à chercher dans l’histoire du livre. Et que nous dit-elle ? Qu’il est devenu, très vite, l’une des pièces essentielles d’un patrimoine, un livre-clef », dit M. André Miquel6.
ensemble de contes qui font l’admiration de l’Orient
Ibn al-Moqaffa trouva la mort dans les circonstances bien tragiques que voici : Il avait coutume de désigner Sofyân, gouverneur de Bassorah, avec lequel il avait des différends, sous l’appellation peu flatteuse de « fils de courtisane », de sorte que c’était l’homme qui le haïssait le plus. Un jour, Ibn al-Moqaffa étant allé chez Sofyân pour s’acquitter d’une mission officielle, ce dernier profita de l’occasion pour satisfaire son désir de vengeance. Il entra dans la pièce où se trouvait Ibn al-Moqaffa et s’écria aussitôt qu’il le vit : « Te voici tombé dans le piège, par Dieu !… Ma mère est une courtisane, à ce que tu prétends ! Si je ne tue pas, personne ne sera jamais tué ! »7 Alors, deux bourreaux frappèrent la nuque de notre auteur « comme s’ils secouaient un régime de dattes », puis ils coupèrent l’un après l’autre et jetèrent dans un four ses membres, morceau par morceau, tandis que Sofyân vociférait : « Par Dieu, fils de manichéenne, je vais te faire goûter [le] feu d’ici-bas, avant que tu ne goûtes [le] feu de l’au-delà ! » En appelant sa victime « fils de manichéenne (“zindîqa”) », Sofyân faisait allusion aux soupçons d’athéisme, ou du moins de manichéisme (« zandaqa »), dont Ibn al-Moqaffa était l’objet ; mais cette injure était surtout comme une réplique à celle qu’Ibn al-Moqaffa employait à son égard, de sorte qu’on peut attribuer la mort de notre auteur autant à une parole imprudente et l’effet d’une vengeance personnelle qu’aux opinions religieuses du malheureux.
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises du « Kalila et Dimna » d’Ibn al-Moqaffa, mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Miquel.
« قال الغراب : زعموا أنّ أرضا من أراضي الفيلة تتابعت عليها السّنون، وأجدبت، وقلّ ماؤها، وغارت عيونها، وذوى نبتها، ويبس شجرها، فأصاب الفيلة عطش شديد : فشكون ذلك إلى ملكهنّ، فأرسل الملك رسله وروّاده في طلب الماء، في كلّ ناحية. فرجع إليه بعض الرّسل، فأخبره إنّي قد وجدت بمكان كذا عينا يقال لها عين القمر، كثيرة الماء. فتوجّه ملك الفيلة بأصحابه إلى تلك العين ليشرب منها هو وفيلته. »
— Conte dans la langue originale
« On raconte, commença le corbeau, qu’en un pays où vivaient des éléphants, des années de sécheresse se succédèrent, rendant la terre stérile et l’eau rare ; les sources tarirent et une soif intense accabla les bêtes. Elles allèrent se plaindre à leur roi qui lança un peu partout ses envoyés et ses éclaireurs à la recherche de l’eau. L’un d’entre eux annonça à son retour qu’il avait trouvé quelque part une source abondante appelée “Source de la Lune”. Et le roi des éléphants partit en compagnie de ses sujets pour s’y abreuver. »
— Conte dans la traduction de M. Miquel
« On raconte, dit le corbeau, qu’une terre, parmi celles qui étaient fréquentées par les éléphants, subit l’influence des vents chauds pendant plusieurs périodes successives. Son sol devint stérile, son eau se raréfia, ses sources disparurent dans la terre, ses plantes se flétrirent, ses arbres s’asséchèrent. Les éléphants furent atteints d’une soif violente. Ils s’en plaignirent à leur roi qui envoya ses messagers et ses éclaireurs à la recherche de l’eau dans toutes les régions avoisinantes. Un des messagers revint bientôt auprès de lui. “J’ai trouvé”, dit-il, “en tel endroit, une source que l’on appelle la ‘Source de la Lune’. Elle donne beaucoup d’eau.” Le roi des éléphants se dirigea avec ses compagnons vers cette source pour y boire et y faire boire son peuple d’éléphants. »
— Conte dans la traduction de M. René Rizqallah Khawam (éd. G.-P. Maisonneuve et Larose, coll. Les Jardins secrets de la littérature arabe, Paris)
« Il se disait d’un pays où vivaient des éléphants qu’il avait été frappé par une succession d’années de sécheresse. L’eau tarissait peu à peu et la végétation disparaissait. Les éléphants souffraient d’une soif intense. Ils finirent par se plaindre auprès de leur roi. Celui-ci envoya des messagers aux quatre coins du pays pour chercher de l’eau. Certains revinrent et annoncèrent qu’ils avaient trouvé un puits nommé le “Puits de la Lune”, où il y avait beaucoup d’eau. Le roi des éléphants et tout son peuple se déplacèrent vers cette source pour enfin s’abreuver. »
— Conte dans la traduction de M. Ayoub Barzani (éd. Emina soleil, coll. Zellige, Léchelle)
« Inquit corvus : Dicitur fuisse quodam tempore mundo accidisse pestis et famis, in quo non plueret. Et defecerunt aquæ rivorum et fluminum, et exsiccatæ sunt herbæ inde. Et factum est hoc molestum valde omnibus animalibus et præcipue elephantibus. Qui congregati dixerunt suo regi : “Iam nobis aquæ et herbæ deficiunt ; nunc, si videtur tibi bonum, eamus et quæramus locum meliorem isto, quoniam in hoc vivere non possumus”. Misitque rex suos nuntios ad explorandum locum in quo essent aquæ. Qui redeuntes dixerant ei : “Invenimus locum qui ‘Fons Lunæ’ nuncupatur, et est locus bonus aquarum et herbarum et bona pascua”. Et deliberavit suum consilium illuc ire. »
— Conte dans la traduction latine indirecte de Jean de Capoue (XIIIe siècle)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
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- André Miquel évoquant le « Kalila et Dimna » [Source : France Culture].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Henri Massé, « Les Versions persanes des contes d’animaux » dans « L’Âme de l’Iran » (éd. A. Michel, coll. Spiritualités vivantes, Paris), p. 195-221
- Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, « Notices sur le livre de “Calila et Dimna”, ou “Fables de Bidpai” » dans « Notices et Extraits des manuscrits de la Bibliothèque du roi, et autres bibliothèques. Tome IX » (XIXe siècle), part. 1, p. 397-466 ; « Tome X », part. 1, p. 94-268 & 427-432 ; part. II, p. 3-65 [Source : Google Livres]
- Dominique Sourdel, « La Biographie d’Ibn al-Muqaffa‘ d’après les sources anciennes » dans « Arabica », vol. 1, no 3, p. 307-323 [Source : Revue « Arabica »].
- En arabe « كليلة ودمنة ». Parfois transcrit « Kolaïla ou Dimna » ou « Kalīlah wa Dimnah ».
- « Le Livre des rois ; traduit et commenté par Jules Mohl. Tome VI », p. 361.
- Surnom de Khosrow Ier, dit Chosroès le Grand, qui régna sur la Perse au VIe siècle apr. J.-C.
- En persan برزوی ou برزویه. Parfois transcrit Burzōy, Burzoyé, Burzōē, Borzūya, Burzuyah, Borzoueh, Borzouyeh, Borziyeh ou Berzouyèh.
- En arabe بن المقفع. Autrefois transcrit Ibn al-Muqaffa‘, Ibn Muqafaa, Ibn Moqafaa’, Ebn-almoukaffa, Ibn al-Mukaffâ, Ibn al-Moḳaffa‘, Ibn al-Mouqaffa’, Ibn al Mouqafaa, Aben Mochafa, Ebn-almocaffa ou Ebn-almokaffa. Par suite d’une faute, بن المقنع, transcrit Ebn-almocanna, Ebn Mocannaa, Ben Mocannâ ou Ben Mocannaah.
- p. XI.
- Dans Sourdel, « La Biographie d’Ibn al-Muqaffa‘ d’après les sources anciennes ».