Il s’agit d’une traduction partielle de « De la fin humaine » 1 (« Fî al-ġâya al-insâniyya » 2) d’Ibn Bâǧǧa 3. Cet Arabe d’Espagne, dont le nom sera plus ou moins corrompu en celui d’Aben Bache, Avempache ou Avempace 4, fut le premier Andalou à avoir cultivé avec succès les sciences et les spéculations philosophiques qui seules, selon lui, pouvaient amener l’être humain à se connaître lui-même. Ses écrits lui valurent d’être accusé d’hérésie et jeté en prison, mais il fut finalement libéré grâce à l’intervention du cadi Abû l-Walîd ibn Rushd, grand-père d’Averroès. Il mourut empoisonné en 1138 apr. J.-C. Son successeur, Ibn Thofaïl, lui rendra ce grand hommage d’avoir surpassé tous « les hommes d’un esprit supérieur qui ont vécu en Andalousie » ; mais, en même temps, il regrettera que les affaires de ce monde et une mort prématurée ne lui aient pas permis de livrer à pleines mains les trésors de son savoir ; car, dira-t-il 5, « la plupart des ouvrages qu’on trouve de lui manquent de fini et sont tronqués à la fin… Quant à ses écrits achevés, ce sont des abrégés et de petits traités rédigés à la hâte. Il en fait lui-même l’aveu : il déclare que la thèse dont il s’est proposé la démonstration dans le petit traité de la “Conjonction de l’intellect avec l’homme”, ce traité n’en peut donner une idée claire qu’au prix de beaucoup de peine et de fatigue ; que l’ordonnance de l’exposition, en certains endroits, n’est pas d’une méthode parfaite ; et que, s’il en pouvait trouver le temps, il les remanierait volontiers ». Les ouvrages philosophiques d’Ibn Bâǧǧa portent sur la fin extrême de l’existence humaine, qui est d’entrer dans une union (une « conjonction ») de plus en plus étroite avec l’intellect et de se mettre ainsi en rapport avec Dieu. En effet, selon Ibn Bâǧǧa, l’intellect est l’essence et la nature de l’homme, comme le tranchant est l’essence et la nature du couteau ; et si c’est par les actes corporels que l’homme existe, c’est uniquement par les actes intellectuels qu’il est divin : « L’intellect est donc l’existant le plus cher à Dieu Très-Haut, et lorsque l’homme atteint cet intellect lui-même… cet homme a atteint la chose créée la plus chère à Dieu » 6. Cette théorie est empruntée à l’« Éthique à Nicomaque » ; mais ce qui importe ici, c’est qu’en imprimant au culte de Dieu un mouvement vers la philosophie et la libre pensée, elle trace la voie sur laquelle marcheront les illustres Averroès et Maïmonide — et par-delà les Judéo-Arabes, Albert le Grand, saint Thomas et Jean de Jandun.
selon Ibn Bâǧǧa, l’intellect est l’essence et la nature de l’homme, comme le tranchant est l’essence et la nature du couteau
Voici un passage qui donnera une idée du style de « De la fin humaine » : « Cet homme [de l’intellect] participe à certains actes de l’homme qui agit en fonction de la forme animale, dans la mesure où le pieux participe à l’hypocrite. En effet, tous deux se lèvent, s’inclinent et récitent, mais l’acte du pieux est une prière, alors que l’acte de l’hypocrite n’a rien [de la] prière [qu’il] mime. C’est pourquoi l’acte des deux est dit prière de façon équivoque. Lorsque la considération du perpétuel arrive à l’homme [de l’intellect], il est déjà sauvé des labeurs de la nature et de ses peines, ainsi que de l’âme et de ses puissances. Comme le dit Aristote 7, il y a alors repos dans un contentement et une joie perpétuels » 8.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Léon Gauthier, « La Philosophie musulmane : leçon d’ouverture d’un cours public sur “Le Roman philosophique d’Ibn Thofaïl” » [Source : Canadiana]
- Salomon Munk, « Mélanges de philosophie juive et arabe » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- Georges Zainaty, « La Morale d’Avempace » (éd. J. Vrin, coll. Études musulmanes, Paris).
- Parfois traduit « De la fin de l’homme ».
- En arabe « في الغاية الإنسانية ». Parfois transcrit « Fī ’l-ghāyat ’l-insāniyyat » ou « Fī l-ghāya l-insāniyya ».
- En arabe ابن باجة. Autrefois transcrit Ebn Bagiah, Ebn Bageh, Ibn Bâdjeh, Ibn Bajjah, Ebn-Bajah, Abenbeja, Ibn Bâjja, Ibn Bâyya, Ibn Bâddja, Ibn Bâdja ou Ibn Bādjdja. Également connu sous le surnom d’Ibn al-Ṣā’iġ (ابن الصائغ), c’est-à-dire « Fils de l’Orfèvre ». Parfois transcrit Ebn al-Saïegh, Ebn Alsaïeg, Ibn-al-Sayegh, Ben eç-Çâ’igh, Ben al Çâyeg, Ibn al Çâyig ou Ibn al-Sa’igh.
- On rencontre aussi les graphies Avenpace et Avempeche.
- « Hayy ben Yaqdhân ; traduction par Léon Gauthier », p. 11.
- « La Conduite de l’isolé et Deux Autres Épîtres », p. 163.
- Dans l’« Éthique à Nicomaque », liv. X, ch. VII (1177b 19-28) : « L’activité de l’esprit… semble l’emporter sur les précédentes, en raison de son caractère contemplatif. Bien plus, elle ne poursuit aucun but extérieur à elle-même ; elle comporte un plaisir qui lui est propre et qui est parfait… La possibilité de se suffire à soi-même, le loisir, l’absence de fatigue, dans la mesure où elle est réalisable pour l’homme — bref, tous les biens qui sont dévolus à l’homme au comble du bonheur — semblent résulter de l’exercice de cette activité. Elle constituera réellement le bonheur parfait, si elle se prolonge pendant toute la durée de sa vie. Car rien ne saurait être imparfait dans les conditions du bonheur. Une telle existence, toutefois, pourrait être au-dessus de la condition humaine. L’homme ne vit plus alors en tant qu’homme, mais en tant qu’il possède quelque caractère divin ».
- p. 63-64.