Préface
L’an 2010, vers la fin de l’hiver, alors que je me promenais sur le mont Royal1Une haute colline du sommet de laquelle on aperçoit la grande ville de Montréal et ses ponts. Ainsi nommée par Jacques Cartier, le premier Européen qui soit remonté jusqu’ici., j’ai eu l’idée de rédiger ces notes sur tout ce que la littérature ancienne et moderne a produit de beau. C’est pourquoi je les remets au public avec le titre Notes du mont Royal. En cherchant à justifier un travail si au-dessus de mes forces, qui va des livres de science aux traités de morale, des inscriptions sur les monuments aux recueils de poésie, car « tout ce […] qui intéresse l’esprit humain appartient de droit à la littérature », je me suis souvenu d’un dicton oriental : « Si l’on ne peut tout embrasser, ce n’est pas une raison pour tout abandonner ».
Je sais qu’il existe déjà une foule d’encyclopédies, de dictionnaires, d’ouvrages de référence, dont je contesterai d’autant moins la valeur que je m’y réfère. Mais la plupart traitent de sujets spécialisés ou ne sont, dans les choses générales, que des aperçus généraux. En outre, ils ont souvent le défaut de n’être que les répertoires partiels de quelques peuples élus, sur qui l’on attire notre attention au détriment des autres, sans qu’il y ait de raison à cette préférence. Aujourd’hui ils ne nous parlent que des Américains, comme autrefois ils ne nous ont parlé que des Romains ; de sorte que la littérature ne me semble pas traitée avec l’universalité qu’elle doit avoir, surtout dans une époque comme la nôtre où l’on s’est élevé à un assez haut degré de connaissances pour se débarrasser de cet égoïsme féroce, cet esprit étroit qui, dans les âges primitifs, concentrait l’univers dans une seule cité, dans une seule nation, et qui instituait le rejet de toutes les autres sous le nom de « patriotisme », au lieu de porter sur elles un regard attentif et doux qui, sans nier les différences, laisse subsister les sentiments indispensables d’égalité et de fraternité.
Oui, la littérature est universelle. Traversant d’une langue à l’autre, d’un continent à l’autre, elle a façonné notre mappemonde tout autant que les actes de guerre ou les traités de paix. Séditieuse, libertaire, elle a, plus d’une fois, allumé les flambeaux des peuples après avoir été condamnée, brûlée sur le bûcher par des politiques ou des religieux. L’on a vu et l’on voit encore, en plus d’un endroit, pour plagier Hugo, « la pensée et la presse opprimées sous toutes les formes, le journal traqué, le livre persécuté, le théâtre suspect, […] les talents suspects, la plume brisée entre les doigts de l’écrivain, la librairie tuée, […] le livre ôté aux intelligences, le privilège de lire vendu aux riches et retiré aux pauvres ». Et c’est peut-être l’un des plus beaux hommages à rendre à la littérature et à son irrépressible ascension vers la lumière que de la voir redoutée, détestée, dénoncée comme menaçante par tous ceux dont le fond du projet c’est la haine pour l’intelligence.
Je croirais ne pas avoir été inutile si le peu de moments passés ici pouvait vous inciter à en consacrer d’autres à fréquenter de plus près les grands auteurs — mal compris dans notre enfance, faits pour un âge plus mûr, mais trop souvent négligés dans les distractions de notre vie dissipée. Notre esprit est rendu plus sensible à la beauté lorsqu’il entre en communication directe avec ces génies qui l’ont le mieux exprimée. Grâce à eux, on ne devient pas seulement plus instruit ; on s’élève, on s’agrandit, on mue, on devient meilleur ; et on atteint, par là, le but de la lecture. Je partage l’avis de Jean-François de La Harpe : « […] ne craignons pas de revenir sur des auteurs trop connus. Que de choses à connaître encore dans ce que nous croyons savoir le mieux ! Qui de nous, en relisant nos classiques, n’est pas souvent étonné d’y voir ce qu’il n’avait pas encore vu ? » Ces auteurs sont de vieux sages qu’on revoit toujours avec des yeux admiratifs. Leurs idées, connues et usées tant qu’on voudra, font toujours le commencement, le germe des nôtres. Touchons d’une main frémissante aux monuments qu’ils nous ont légués, avant que le temps ou l’homme — plus effroyable que le temps — ne les ait mutilés. Leur esprit profondément indulgent, comme celui des vieillards, pardonnera nos écarts, nos faux pas. Et pour conclure par un autre mot de La Harpe :
« Évoquons sans crainte ces [génies] illustres […] ; rassemblons, s’il est possible, tous les rayons de leur gloire pour en former le jour de la vérité ; et faisons de tant de clartés réunies un foyer de lumière qui repousse les ténèbres dont la barbarie menace de nous envelopper. »
La Harpe, Jean-François de, Lycée, ou Cours de littérature ancienne et moderne, Paris : Impr. de Firmin Didot, 1821-1822.
Yoto Yotov