Il s’agit d’« En attendant la neige » (« Bod kyi gces phrug » 1) de M. Lhasham-Gyal 2, écrivain tibétain (XXe-XXIe siècle). Quand il avait dix-huit ou dix-neuf ans, M. Lhasham-Gyal menait paître les moutons sur l’un de ces plateaux de haute montagne, l’une de ces terrasses gigantesques qui ont valu au Tibet l’appellation remarquablement juste de « toit du monde ». Là, couché sur le dos, étendu et sans mouvement, il lisait en traduction chinoise « Les Trois Mousquetaires » de Dumas père, « La Dame aux camélias » de Dumas fils, « Notre-Dame de Paris » de Victor Hugo, « Le Rouge et le Noir » de Stendhal, quelques tomes de « La Comédie humaine » de Balzac… Il les lisait, tout immobile, tandis que, par moment, des vautours dépeceurs de charognes planaient dans le ciel, leurs ombres noires tournoyant au-dessus de lui, sous les rayons caressants du soleil. À coup sûr, ces oiseaux se méprenaient sur son compte et le croyaient mort. Posant le livre sur sa poitrine, il les regardait s’éloigner à tire-d’aile et songeait que ce serait un bonheur de devenir un vautour et de pouvoir se rendre en France par-delà les pics aux neiges éternelles, « par-delà [sa] propre existence » 3, peu importe dans cette vie ou dans la suivante. « Quand j’y repense maintenant », écrit-il 4, « je dirais que ces œuvres célèbres de la littérature française vers lesquelles le hasard m’a mené ont dû jouer un grand rôle dans mon goût initial… Que les textes que je compose s’affranchissent des barrières de la langue et soient lus par des gens d’autres pays ; qu’ils procurent, à ces derniers, des impressions totalement différentes des leurs ou bien qui leur paraissent très familières ; qu’ils soient capables de les inspirer, comme m’ont inspiré les œuvres françaises que j’ai lues autrefois, je dois me rendre à l’évidence : voilà qui me tient énormément à cœur ». Travaillant au Centre de recherche tibétologique de Chine, M. Lhasham-Gyal vit aujourd’hui à Pékin. Adossé à sa chaise dans son bureau, mains derrière la nuque, il fixe l’extérieur à travers la vitre, le regard perdu dans le vide. La vue est happée par la brume urbaine, produisant une désagréable impression d’écrasement. « Une rigidité froide se dégage du béton et de l’acier des immeubles qui forment une masse de taille et hauteur diverses, à touche-touche, pressés les uns contre les autres, comme des boîtes d’allumettes. Si seulement la neige pouvait tomber maintenant !… Mais dans cette ville, la neige même fondue n’a pas été fichue de tomber. Et ce, depuis longtemps », écrit-il 5. La longue absence de chute de neige à Pékin, c’est comme les longues années que M. Lhasham-Gyal a passées en cette ville, séparé du pays des neiges par des milliers de kilomètres. Le voilà devenu quelqu’un qui attend la neige là où elle ne tombe presque jamais, « peut-être la sensation de quelqu’un qui a la nostalgie de sa terre natale »
Jesuthasan, « Shoba, itinéraire d’un réfugié »
Il s’agit de « Shoba, itinéraire d’un réfugié », autobiographie de M. Antonythasan Jesuthasan 1, acteur et auteur d’expression tamoule et française, engagé à l’adolescence dans le mouvement des Tigres tamouls, exilé en France. Il naquit en 1967 au village d’Allaipiddy 2, tout au Nord du Sri Lanka, près de Jaffna. C’était un lieu paisible cerné par les rizières et les forêts. « Les gamins de trois ou quatre ans se promenaient seuls dans la rue ; ils ne risquaient rien, car tout le monde se connaissait et tout le monde savait qui était le fils de qui. » 3 En 1979, notre gamin comprit qu’une guerre civile, quelque grand malheur couvait sous la cendre. La police cinghalaise venait d’arrêter deux séparatistes tamouls, de les torturer, puis de jeter leurs cadavres décapités sur le bord de la route. Au matin, M. Jesuthasan vit tout le village y accourir. « Aujourd’hui encore, je me rappelle les noms de ces deux rebelles : Inpam et Selvam… J’avais alors douze ans, et mon enfance s’achevait brutalement. » 4 En 1981, une autre émeute anti-tamoule éclata. La bibliothèque de Jaffna dont les flèches majestueuses étaient visibles depuis le village, fut incendiée par la police et les émeutiers en représailles de l’assassinat de deux policiers. Le feu emporta 95 000 ouvrages, parmi lesquels des manuscrits sur feuilles de palmier n’existant nulle part ailleurs et perdus sans retour pour l’humanité. « Tout le monde avait peur. L’atmosphère était très tendue. Nous étions si près de Jaffna, et la petite bande de mer qui nous [en] séparait semblait rétrécir de jour en jour. Et si les émeutiers franchissaient le pont ?… Les militaires étaient les pires : certains jours, à Jaffna, ils passaient en voiture et mitraillaient la foule au hasard. » Puis, il y eut juillet 1983. « Juillet noir ». Les Tigres tamouls, constitués en résistance armée, venaient de tuer treize militaires lors d’une attaque. Tandis que les corps étaient rapatriés, le gouvernement cinghalais décrétait le couvre-feu à Colombo et dans la province du Nord, qu’il livrait à la vindicte populaire. Durant les semaines suivantes, des foules déchaînées s’en prenaient aux Tamouls, brûlant leurs habitations, leurs commerces, leurs voitures. Combien de victimes ? L’ambassade d’Allemagne signalait 1 500 tués ; les estimations « officielles » — 371 tués et 100 000 autres sans abri 5. Et voilà qui acheva de convaincre les indécis à embrasser la cause des Tigres tamouls. M. Jesuthasan en fut. Il quitta sa maison en pleine nuit, comme un voleur, laissant seulement ces quelques mots d’adieu : « Je vais me battre pour mon peuple ».
Jesuthasan, « Friday et Friday : nouvelles »
Il s’agit du « Chevalier de Kandy » (« Kandy Veeran » 1) et autres nouvelles de M. Antonythasan Jesuthasan 2, acteur et auteur d’expression tamoule et française, engagé à l’adolescence dans le mouvement des Tigres tamouls, exilé en France. Il naquit en 1967 au village d’Allaipiddy 3, tout au Nord du Sri Lanka, près de Jaffna. C’était un lieu paisible cerné par les rizières et les forêts. « Les gamins de trois ou quatre ans se promenaient seuls dans la rue ; ils ne risquaient rien, car tout le monde se connaissait et tout le monde savait qui était le fils de qui. » 4 En 1979, notre gamin comprit qu’une guerre civile, quelque grand malheur couvait sous la cendre. La police cinghalaise venait d’arrêter deux séparatistes tamouls, de les torturer, puis de jeter leurs cadavres décapités sur le bord de la route. Au matin, M. Jesuthasan vit tout le village y accourir. « Aujourd’hui encore, je me rappelle les noms de ces deux rebelles : Inpam et Selvam… J’avais alors douze ans, et mon enfance s’achevait brutalement. » 5 En 1981, une autre émeute anti-tamoule éclata. La bibliothèque de Jaffna dont les flèches majestueuses étaient visibles depuis le village, fut incendiée par la police et les émeutiers en représailles de l’assassinat de deux policiers. Le feu emporta 95 000 ouvrages, parmi lesquels des manuscrits sur feuilles de palmier n’existant nulle part ailleurs et perdus sans retour pour l’humanité. « Tout le monde avait peur. L’atmosphère était très tendue. Nous étions si près de Jaffna, et la petite bande de mer qui nous [en] séparait semblait rétrécir de jour en jour. Et si les émeutiers franchissaient le pont ?… Les militaires étaient les pires : certains jours, à Jaffna, ils passaient en voiture et mitraillaient la foule au hasard. » Puis, il y eut juillet 1983. « Juillet noir ». Les Tigres tamouls, constitués en résistance armée, venaient de tuer treize militaires lors d’une attaque. Tandis que les corps étaient rapatriés, le gouvernement cinghalais décrétait le couvre-feu à Colombo et dans la province du Nord, qu’il livrait à la vindicte populaire. Durant les semaines suivantes, des foules déchaînées s’en prenaient aux Tamouls, brûlant leurs habitations, leurs commerces, leurs voitures. Combien de victimes ? L’ambassade d’Allemagne signalait 1 500 tués ; les estimations « officielles » — 371 tués et 100 000 autres sans abri 6. Et voilà qui acheva de convaincre les indécis à embrasser la cause des Tigres tamouls. M. Jesuthasan en fut. Il quitta sa maison en pleine nuit, comme un voleur, laissant seulement ces quelques mots d’adieu : « Je vais me battre pour mon peuple ».
Jesuthasan, « La Sterne rouge : roman »
Il s’agit de « La Sterne rouge » (« Ichaa » 1), roman de M. Antonythasan Jesuthasan 2, acteur et auteur d’expression tamoule et française, engagé à l’adolescence dans le mouvement des Tigres tamouls, exilé en France. Il naquit en 1967 au village d’Allaipiddy 3, tout au Nord du Sri Lanka, près de Jaffna. C’était un lieu paisible cerné par les rizières et les forêts. « Les gamins de trois ou quatre ans se promenaient seuls dans la rue ; ils ne risquaient rien, car tout le monde se connaissait et tout le monde savait qui était le fils de qui. » 4 En 1979, notre gamin comprit qu’une guerre civile, quelque grand malheur couvait sous la cendre. La police cinghalaise venait d’arrêter deux séparatistes tamouls, de les torturer, puis de jeter leurs cadavres décapités sur le bord de la route. Au matin, M. Jesuthasan vit tout le village y accourir. « Aujourd’hui encore, je me rappelle les noms de ces deux rebelles : Inpam et Selvam… J’avais alors douze ans, et mon enfance s’achevait brutalement. » 5 En 1981, une autre émeute anti-tamoule éclata. La bibliothèque de Jaffna dont les flèches majestueuses étaient visibles depuis le village, fut incendiée par la police et les émeutiers en représailles de l’assassinat de deux policiers. Le feu emporta 95 000 ouvrages, parmi lesquels des manuscrits sur feuilles de palmier n’existant nulle part ailleurs et perdus sans retour pour l’humanité. « Tout le monde avait peur. L’atmosphère était très tendue. Nous étions si près de Jaffna, et la petite bande de mer qui nous [en] séparait semblait rétrécir de jour en jour. Et si les émeutiers franchissaient le pont ?… Les militaires étaient les pires : certains jours, à Jaffna, ils passaient en voiture et mitraillaient la foule au hasard. » Puis, il y eut juillet 1983. « Juillet noir ». Les Tigres tamouls, constitués en résistance armée, venaient de tuer treize militaires lors d’une attaque. Tandis que les corps étaient rapatriés, le gouvernement cinghalais décrétait le couvre-feu à Colombo et dans la province du Nord, qu’il livrait à la vindicte populaire. Durant les semaines suivantes, des foules déchaînées s’en prenaient aux Tamouls, brûlant leurs habitations, leurs commerces, leurs voitures. Combien de victimes ? L’ambassade d’Allemagne signalait 1 500 tués ; les estimations « officielles » — 371 tués et 100 000 autres sans abri 6. Et voilà qui acheva de convaincre les indécis à embrasser la cause des Tigres tamouls. M. Jesuthasan en fut. Il quitta sa maison en pleine nuit, comme un voleur, laissant seulement ces quelques mots d’adieu : « Je vais me battre pour mon peuple ».
Takeyama, « La Harpe de Birmanie : roman »
Il s’agit de « La Harpe de Birmanie » (« Biruma no tategoto » 1) de M. Michio Takeyama 2, auteur japonais, traducteur d’Albert Schweitzer, de Friedrich Nietzsche, de Thomas Mann…, professeur d’allemand au Lycée supérieur d’Ichikô qui assurait, avant-guerre, la formation des élites. M. Takeyama naquit à Ôsaka. Mais c’est à Séoul, en Corée coloniale, que s’écoula son enfance. Sa famille y tenait la succursale d’une grande banque japonaise. Pour ses études, il jeta son dévolu sur la prestigieuse Université de Tôkyô. Rien de plus naturel, sauf que son père le destinait à la Faculté de droit. Au lieu de cela, il s’inscrivit à la Faculté des lettres, département de littérature allemande, sans consulter son père, qui, l’apprenant, lui dit avec dépit : « J’ai perdu l’un de mes fils » 3. Son diplôme en poche, M. Takeyama partit en Allemagne, pour deux ans, en 1927. Berlin, avec son inhumanité, son agitation stérile, son culte de la discipline, sa « barbarie », lui déplut. Notre auteur sentait l’atmosphère suffocante de « cette espèce de nouveau Moyen Âge » (Heinrich Mann) qui semblait préparer l’orage du nazisme. Il multiplia ses excursions en France — un pays qui correspondait bien mieux à ses propres idéaux : « Chaque fois qu’il en traversait la frontière, son moral remontait » (M. Sukehiro Hirakawa). Quand plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, le ministère de l’Éducation impérial recommanda la fin de tout enseignement en français, M. Takeyama aida à maintenir les cours dans cette langue au Lycée supérieur d’Ichikô et il écrivit « L’Allemagne : un nouveau Moyen Âge ? » (« Doitsu : atarashiki Chûsei ? » 4), un essai ouvertement antinazi. Mais si la postérité n’oublia pas tout à fait ses efforts courageux, toutefois elle les tint pour vains. Et c’est « La Harpe de Birmanie » qui lui donna la célébrité. Publié en feuilleton dans un magazine pour enfants de 1947 à 1948, ce roman fut ensuite popularisé par le cinéma en 1956 et 1985 et par la télévision en 1986. « La Harpe de Birmanie » est un vibrant hymne à la paix, où un caporal japonais échange son fusil contre une harpe. Déguisé en Birman et en moine, il devient peu à peu les deux : « Arriérés ? Les Birmans ? Il m’arrive souvent de penser que nous, les Japonais, nous sommes bien plus barbares qu’eux… Eh oui ! il est certain que nous possédons les outils de la civilisation, mais qu’en avons-nous fait ? Une guerre dévastatrice, qui nous a menés jusqu’ici et qui a causé chez les Birmans de terribles souffrances » 5. Renonçant à rentrer au Japon, le caporal décide seulement de signifier, une dernière fois, aux siens sa présence, en jouant de sa harpe, caché dans un immense bouddha dont les yeux semblent les fixer. Chantant en chœur avec lui, les soldats comprennent que « l’homme connu sous le nom de caporal Mizushima n’existe plus »
Der Alexanian, « Des choses à vivre, une histoire française : roman »
Il s’agit de « Des choses à vivre, une histoire française », roman de M. Jacques Der Alexanian 1. Jetés hors de leur pays, les parents de M. Der Alexanian avaient été accueillis en France et y avaient refait leur vie. Comme tous ceux de leur génération, ils ne vivaient pas totalement heureux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui restait inconsolable. Le souvenir de leur patrie n’avait cessé de les poursuivre. Là où ils situaient le paradis terrestre ; là où se dressaient jadis les magnifiques monuments de la chrétienté ; dans cette contrée que les dépêches appelaient l’Anatolie orientale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus aucun Arménien. Ses villages avaient été débaptisés, ses étymologies trahies, ses gens tués ou déportés, ses monastères pervertis en prisons et ne tenant encore debout que pour rappeler cette page honteuse et sanglante au livre de l’histoire turque. Il ne se passait pas de semaine à la maison Der Alexanian sans visite de parents ou de voisins arméniens pour raconter les drames auxquels ils avaient été mêlés. M. Der Alexanian demeurait, notamment, frappé par l’une des proches amies de ses parents. Par des allusions, par des demi-mots, cette femme en apparence si calme laissait entendre qu’elle avait dû subir, toute jeune fille, les pires atrocités. Dépouillée de tous ses vêtements, battue, violentée par les Turcs, elle avait été laissée pour morte. Par quel miracle avait-elle survécu ? Toujours est-il qu’elle avait erré des semaines, des mois durant à travers des montagnes sauvages, vivant d’herbes, de racines et de baies. Les parents de M. Der Alexanian, Gazaros 2 et Nevarte, eux, parlaient peu ; ou ils parlaient seulement de la France et de tout le respect que leur inspirait cette seconde patrie, disant quelquefois, avec M. Charles Aznavour : « La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma religion » 3.
Der Alexanian, « Il s’est écoulé un siècle : roman »
Il s’agit d’« Il s’est écoulé un siècle », roman de M. Jacques Der Alexanian 1. Jetés hors de leur pays, les parents de M. Der Alexanian avaient été accueillis en France et y avaient refait leur vie. Comme tous ceux de leur génération, ils ne vivaient pas totalement heureux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui restait inconsolable. Le souvenir de leur patrie n’avait cessé de les poursuivre. Là où ils situaient le paradis terrestre ; là où se dressaient jadis les magnifiques monuments de la chrétienté ; dans cette contrée que les dépêches appelaient l’Anatolie orientale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus aucun Arménien. Ses villages avaient été débaptisés, ses étymologies trahies, ses gens tués ou déportés, ses monastères pervertis en prisons et ne tenant encore debout que pour rappeler cette page honteuse et sanglante au livre de l’histoire turque. Il ne se passait pas de semaine à la maison Der Alexanian sans visite de parents ou de voisins arméniens pour raconter les drames auxquels ils avaient été mêlés. M. Der Alexanian demeurait, notamment, frappé par l’une des proches amies de ses parents. Par des allusions, par des demi-mots, cette femme en apparence si calme laissait entendre qu’elle avait dû subir, toute jeune fille, les pires atrocités. Dépouillée de tous ses vêtements, battue, violentée par les Turcs, elle avait été laissée pour morte. Par quel miracle avait-elle survécu ? Toujours est-il qu’elle avait erré des semaines, des mois durant à travers des montagnes sauvages, vivant d’herbes, de racines et de baies. Les parents de M. Der Alexanian, Gazaros 2 et Nevarte, eux, parlaient peu ; ou ils parlaient seulement de la France et de tout le respect que leur inspirait cette seconde patrie, disant quelquefois, avec M. Charles Aznavour : « La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma religion » 3.
Der Alexanian, « Arménie, Arménies. [Tome III.] Un Nom pour héritage (1987-2000) »
Il s’agit d’« Arménie, Arménies », reportage d’après le cahier de son père de M. Jacques Der Alexanian 1. Jetés hors de leur pays, les parents de M. Der Alexanian avaient été accueillis en France et y avaient refait leur vie. Comme tous ceux de leur génération, ils ne vivaient pas totalement heureux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui restait inconsolable. Le souvenir de leur patrie n’avait cessé de les poursuivre. Là où ils situaient le paradis terrestre ; là où se dressaient jadis les magnifiques monuments de la chrétienté ; dans cette contrée que les dépêches appelaient l’Anatolie orientale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus aucun Arménien. Ses villages avaient été débaptisés, ses étymologies trahies, ses gens tués ou déportés, ses monastères pervertis en prisons et ne tenant encore debout que pour rappeler cette page honteuse et sanglante au livre de l’histoire turque. Il ne se passait pas de semaine à la maison Der Alexanian sans visite de parents ou de voisins arméniens pour raconter les drames auxquels ils avaient été mêlés. M. Der Alexanian demeurait, notamment, frappé par l’une des proches amies de ses parents. Par des allusions, par des demi-mots, cette femme en apparence si calme laissait entendre qu’elle avait dû subir, toute jeune fille, les pires atrocités. Dépouillée de tous ses vêtements, battue, violentée par les Turcs, elle avait été laissée pour morte. Par quel miracle avait-elle survécu ? Toujours est-il qu’elle avait erré des semaines, des mois durant à travers des montagnes sauvages, vivant d’herbes, de racines et de baies. Les parents de M. Der Alexanian, Gazaros 2 et Nevarte, eux, parlaient peu ; ou ils parlaient seulement de la France et de tout le respect que leur inspirait cette seconde patrie, disant quelquefois, avec M. Charles Aznavour : « La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma religion » 3.
Der Alexanian, « Arménie, Arménies. Tome II. Les Héritiers du pays oublié (1922-1987) »
Il s’agit d’« Arménie, Arménies », reportage d’après le cahier de son père de M. Jacques Der Alexanian 1. Jetés hors de leur pays, les parents de M. Der Alexanian avaient été accueillis en France et y avaient refait leur vie. Comme tous ceux de leur génération, ils ne vivaient pas totalement heureux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui restait inconsolable. Le souvenir de leur patrie n’avait cessé de les poursuivre. Là où ils situaient le paradis terrestre ; là où se dressaient jadis les magnifiques monuments de la chrétienté ; dans cette contrée que les dépêches appelaient l’Anatolie orientale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus aucun Arménien. Ses villages avaient été débaptisés, ses étymologies trahies, ses gens tués ou déportés, ses monastères pervertis en prisons et ne tenant encore debout que pour rappeler cette page honteuse et sanglante au livre de l’histoire turque. Il ne se passait pas de semaine à la maison Der Alexanian sans visite de parents ou de voisins arméniens pour raconter les drames auxquels ils avaient été mêlés. M. Der Alexanian demeurait, notamment, frappé par l’une des proches amies de ses parents. Par des allusions, par des demi-mots, cette femme en apparence si calme laissait entendre qu’elle avait dû subir, toute jeune fille, les pires atrocités. Dépouillée de tous ses vêtements, battue, violentée par les Turcs, elle avait été laissée pour morte. Par quel miracle avait-elle survécu ? Toujours est-il qu’elle avait erré des semaines, des mois durant à travers des montagnes sauvages, vivant d’herbes, de racines et de baies. Les parents de M. Der Alexanian, Gazaros 2 et Nevarte, eux, parlaient peu ; ou ils parlaient seulement de la France et de tout le respect que leur inspirait cette seconde patrie, disant quelquefois, avec M. Charles Aznavour : « La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma religion » 3.
Der Alexanian, « [Arménie, Arménies.] Tome I. Le ciel était noir sur l’Euphrate »
Il s’agit d’« Arménie, Arménies », reportage d’après le cahier de son père de M. Jacques Der Alexanian 1. Jetés hors de leur pays, les parents de M. Der Alexanian avaient été accueillis en France et y avaient refait leur vie. Comme tous ceux de leur génération, ils ne vivaient pas totalement heureux, et pas tristes non plus, avec quelque chose en eux qui restait inconsolable. Le souvenir de leur patrie n’avait cessé de les poursuivre. Là où ils situaient le paradis terrestre ; là où se dressaient jadis les magnifiques monuments de la chrétienté ; dans cette contrée que les dépêches appelaient l’Anatolie orientale, et qui était l’Arménie, il n’y avait plus aucun Arménien. Ses villages avaient été débaptisés, ses étymologies trahies, ses gens tués ou déportés, ses monastères pervertis en prisons et ne tenant encore debout que pour rappeler cette page honteuse et sanglante au livre de l’histoire turque. Il ne se passait pas de semaine à la maison Der Alexanian sans visite de parents ou de voisins arméniens pour raconter les drames auxquels ils avaient été mêlés. M. Der Alexanian demeurait, notamment, frappé par l’une des proches amies de ses parents. Par des allusions, par des demi-mots, cette femme en apparence si calme laissait entendre qu’elle avait dû subir, toute jeune fille, les pires atrocités. Dépouillée de tous ses vêtements, battue, violentée par les Turcs, elle avait été laissée pour morte. Par quel miracle avait-elle survécu ? Toujours est-il qu’elle avait erré des semaines, des mois durant à travers des montagnes sauvages, vivant d’herbes, de racines et de baies. Les parents de M. Der Alexanian, Gazaros 2 et Nevarte, eux, parlaient peu ; ou ils parlaient seulement de la France et de tout le respect que leur inspirait cette seconde patrie, disant quelquefois, avec M. Charles Aznavour : « La France c’est mon pays, l’Arménie c’est ma religion » 3.
« Susanne-Catherine de Klettenberg et les “Confessions d’une belle âme” »
Il s’agit du poème « Regards jetés dans l’éternité » (« Blicke der Ewigkeit ») et autres écrits de Susanna von Klettenberg, dite Susanne de Klettenberg 1 (XVIIIe siècle), mystique allemande, piétiste et occultiste, âme exaltée s’adonnant à l’alchimie, amie de la mère de Gœthe. Les deux familles, Gœthe et Klettenberg, étaient apparentées. Selon toute apparence, Susanne de Klettenberg connut dès son plus jeune âge l’enfant précoce qui devait, un jour, subjuguer l’Allemagne et le monde entier ; selon toute apparence aussi, Gœthe dut à cette noble religieuse beaucoup des impressions qui entourèrent son enfance et sa jeunesse. Elle se trouve mêlée, de manière très intime, à tout son développement moral et intellectuel. Écoutons la description que l’immense poète a laissée d’elle dans ses mémoires : « Elle était », dit-il 2, « d’une taille svelte, de grandeur moyenne… Sa mise très soignée rappelait le costume des sœurs hernutes 3. La sérénité et le repos de l’âme ne la quittaient jamais. Elle considérait sa maladie comme un élément nécessaire de sa passagère existence terrestre ; elle souffrait avec la plus grande patience, et dans les intervalles, elle était vive et causante ». Susanne de Klettenberg appartenait par sa naissance au monde le plus distingué de Francfort ; mais elle s’en était éloignée de bonne heure. Sa santé faible, son éducation relevée, la vivacité et l’originalité de son esprit, son penchant pour le surnaturel l’avaient poussée au mysticisme chrétien ; aux doctrines de l’occultisme aussi : c’était le temps où le comte de Cagliostro séduisait toutes les imaginations. Elle écrivait en 1769 : « Le Seigneur n’est pas inactif dans notre ville, non plus ; Il souffle de mille façons sur les petites étincelles et les rallume… Il n’a cesse jusqu’à ce qu’Il ait trouvé la dernière de Ses brebis » 4. Le fils de son amie allait devenir pour elle cette « brebis » égarée. Aux environs de sa vingtième année, Gœthe était un étudiant tourmenté, désemparé, « en quelque sorte comme un naufragé » (« als ein Schiffbrüchiger »), qui semblait « plus souffrir encore de l’âme que du corps » 5. Elle trouva en ce jeune homme que la vie avait déçu tout ce qu’elle demandait : une nature jeune et impressionnable, qui aspirât comme elle à quelque félicité inconnue, et sur qui elle pût prendre de l’ascendant. « Déjà, elle avait étudié en secret l’“Opus mago-cabalisticum” de Welling », dit Gœthe 6, « mais comme [cet] auteur obscurcit et fait disparaître aussitôt la lumière qu’il communique, elle cherchait un ami qui lui tînt compagnie dans ces alternatives de lumière et d’obscurité ; elle n’eut pas besoin de grands efforts pour m’inoculer aussi ce [germe] ». Sous sa direction, Gœthe porta à cette magie cabalistique l’ardeur qu’il mettait en toutes choses.
« Auguste et Athénodore »
Il s’agit d’Athénodore (le) Cananite 1 ou Athénodore de Tarse 2, philosophe grec, précepteur et ami intime d’Auguste. Plusieurs hommes ont porté le nom d’Athénodore. Celui dont je me propose de rendre compte ici est le plus célèbre, ayant fait une partie de sa carrière à Rome, dans l’entourage immédiat d’Auguste. Il est permis de penser qu’il fut pour quelque chose dans la clémence et la douceur que cet Empereur fit paraître au cours de son règne. Ayant atteint un grand âge, Athénodore demanda à Auguste la permission de retourner à Tarse, sa patrie, et conseilla en partant à son élève « d’attendre, quand il était en colère, pour parler ou pour agir qu’il eût récité à voix basse les vingt-quatre lettres de l’alphabet » (Plutarque). Le géographe Strabon joint toujours le nom de Posidonius à celui d’Athénodore comme deux des plus grands stoïciens de leur siècle. Il attribue à ces deux philosophes plusieurs opinions communes, tant sur la nature de l’océan, que sur les causes du flux et du reflux. Et lorsque Cicéron a besoin de renseignements bibliographiques sur les problèmes moraux et les solutions proposées par Posidonius, c’est aussi à Athénodore qu’il a recours. Tout porte à croire que le premier a été le maître du second. Athénodore a composé plusieurs ouvrages. Malheureusement, la postérité ne s’est pas donné la peine de conserver même leurs titres. Il faut se résigner aux traditions de la « petite histoire », aux anecdotes. L’une des plus curieuses met en scène Athénodore dans une maison hantée d’Athènes 3 peut-être à l’occasion de son séjour dans cette ville pour une conférence. Les logements à Athènes étaient rares ; Athénodore risquait de n’en trouver aucun, si le hasard ne l’avait guidé vers une maison à bas prix, mais que personne ne voulait louer. On lui apprit qu’un terrible fantôme s’était emparé de ce logis, et que ses apparitions avaient fait fuir les plus braves. Il aurait été honteux pour un philosophe, surtout pour un stoïcien, de témoigner de la frayeur. Athénodore loua la maison sans tarder. Vers le milieu de la nuit, il était en train de lire et d’écrire, quand le revenant, s’annonçant par un fracas effroyable, entra dans la chambre. Notre philosophe se retourna, vit et reconnut le spectre tel qu’on l’avait décrit. Il était là, dressé et lui faisant signe de le suivre. Il avait l’aspect d’un vieillard d’une maigreur repoussante, avec une grande barbe et des cheveux hérissés, portant des chaînes aux pieds et aux mains qu’il secouait horriblement. Athénodore, à son tour, lui fit comprendre, par des gestes, qu’il lui restait encore du travail et reprit, imperturbable, son stylet et ses tablettes. Offensé de tant de flegme, l’autre se mit à sonner ses chaînes au-dessus de la tête d’Athénodore. Enfin, ce dernier se leva, prit la lumière et l’accompagna d’un pas lent jusqu’à la cour où le fantôme disparut. Le lendemain, il alla trouver des magistrats et les pria de faire fouiller la terre en ce lieu précis. On le fit et on y trouva des ossements chargés de chaînes. On leur donna publiquement la sépulture. Il n’y eut plus, depuis, d’apparitions dans ce logis.
- En grec Ἀθηνόδωρος (ὁ) Κανανίτης. Parfois transcrit Athenodoros Kananites. Également connu sous le surnom d’Athénodore fils de Sandon (Ἀθηνόδωρος ὁ Σάνδωνος ou Ἀθηνόδωρος ὁ τοῦ Σάνδωνος).
- En latin Athenodorus Tarsensis. Également connu sous le surnom de Calvus ou le Chauve, parce qu’en effet il était chauve.
« Recherches sur la vie et sur les ouvrages d’Athénodore »
dans « Mémoires de littérature, tirés des registres de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres. Tome XIX » (XVIIIe siècle), p. 77-94
Il s’agit d’Athénodore (le) Cananite 1 ou Athénodore de Tarse 2, philosophe grec, précepteur et ami intime d’Auguste. Plusieurs hommes ont porté le nom d’Athénodore. Celui dont je me propose de rendre compte ici est le plus célèbre, ayant fait une partie de sa carrière à Rome, dans l’entourage immédiat d’Auguste. Il est permis de penser qu’il fut pour quelque chose dans la clémence et la douceur que cet Empereur fit paraître au cours de son règne. Ayant atteint un grand âge, Athénodore demanda à Auguste la permission de retourner à Tarse, sa patrie, et conseilla en partant à son élève « d’attendre, quand il était en colère, pour parler ou pour agir qu’il eût récité à voix basse les vingt-quatre lettres de l’alphabet » (Plutarque). Le géographe Strabon joint toujours le nom de Posidonius à celui d’Athénodore comme deux des plus grands stoïciens de leur siècle. Il attribue à ces deux philosophes plusieurs opinions communes, tant sur la nature de l’océan, que sur les causes du flux et du reflux. Et lorsque Cicéron a besoin de renseignements bibliographiques sur les problèmes moraux et les solutions proposées par Posidonius, c’est aussi à Athénodore qu’il a recours. Tout porte à croire que le premier a été le maître du second. Athénodore a composé plusieurs ouvrages. Malheureusement, la postérité ne s’est pas donné la peine de conserver même leurs titres. Il faut se résigner aux traditions de la « petite histoire », aux anecdotes. L’une des plus curieuses met en scène Athénodore dans une maison hantée d’Athènes 3 peut-être à l’occasion de son séjour dans cette ville pour une conférence. Les logements à Athènes étaient rares ; Athénodore risquait de n’en trouver aucun, si le hasard ne l’avait guidé vers une maison à bas prix, mais que personne ne voulait louer. On lui apprit qu’un terrible fantôme s’était emparé de ce logis, et que ses apparitions avaient fait fuir les plus braves. Il aurait été honteux pour un philosophe, surtout pour un stoïcien, de témoigner de la frayeur. Athénodore loua la maison sans tarder. Vers le milieu de la nuit, il était en train de lire et d’écrire, quand le revenant, s’annonçant par un fracas effroyable, entra dans la chambre. Notre philosophe se retourna, vit et reconnut le spectre tel qu’on l’avait décrit. Il était là, dressé et lui faisant signe de le suivre. Il avait l’aspect d’un vieillard d’une maigreur repoussante, avec une grande barbe et des cheveux hérissés, portant des chaînes aux pieds et aux mains qu’il secouait horriblement. Athénodore, à son tour, lui fit comprendre, par des gestes, qu’il lui restait encore du travail et reprit, imperturbable, son stylet et ses tablettes. Offensé de tant de flegme, l’autre se mit à sonner ses chaînes au-dessus de la tête d’Athénodore. Enfin, ce dernier se leva, prit la lumière et l’accompagna d’un pas lent jusqu’à la cour où le fantôme disparut. Le lendemain, il alla trouver des magistrats et les pria de faire fouiller la terre en ce lieu précis. On le fit et on y trouva des ossements chargés de chaînes. On leur donna publiquement la sépulture. Il n’y eut plus, depuis, d’apparitions dans ce logis.
- En grec Ἀθηνόδωρος (ὁ) Κανανίτης. Parfois transcrit Athenodoros Kananites. Également connu sous le surnom d’Athénodore fils de Sandon (Ἀθηνόδωρος ὁ Σάνδωνος ou Ἀθηνόδωρος ὁ τοῦ Σάνδωνος).
- En latin Athenodorus Tarsensis. Également connu sous le surnom de Calvus ou le Chauve, parce qu’en effet il était chauve.