1185-1600 (période féodale)

Mappemonde mettant en évidence le Japon.

Les Heures oi­sives : Flânerie philosophique avec le moine Kenkô

Joyau de la lit­té­ra­ture d’er­mi­ta­ge, Les Heures oi­sives (Tsurezure-gusa)1Formes reje­tées :
Ca­hier des heures oi­sives.
Va­rié­tés sur des mo­ments d’en­nui.
Va­rié­tés sur des mo­ments de dés­œu­vre­ment.
Ré­flexions libres.
Écrit dans des mo­ments d’en­nui.
Pro­pos des mo­ments per­dus.
Les Herbes de l’en­nui.
Les Di­vers Mo­ments de loi­sirs.
Tsou­ré­zouré Gouça.
Tsure-dzure-gusa.
Tsouré-dzouré-gousa.
sont une in­vi­ta­tion in­tem­po­relle à sai­sir la beauté fu­gace du monde avant que ne sèche « la ro­sée aux plaines d’Ada­shi » et que ne s’éva­nouissent « les fu­mées du mont To­ribe » (chap. VII)2Si­tuées au nord-ouest de Kyo­to, les plaines d’Ada­shi ser­vaient au­tre­fois de vaste ci­me­tière où l’on aban­don­nait les corps aux élé­ments. Le mont To­ri­be, si­tué au sud-est, était quant à lui le lieu des cré­ma­tions.. L’au­teur, Urabe Kenkô ou le moine Kenkô (1283-1350)3Formes reje­tées :
Urabe Ka­neyo­shi.
Yo­shida Ka­neyo­shi.
Yo­shida Ken­kô.
Yo­shida Kenn­kô.
l’abbé Ken­ko.
le bonze Ken­kô.
le ré­vé­rend Kenkō.
Kenkō le hō­shi.
Kennkô hô­shi.
Kenkō-bōshi.
Kenkô bô­ci.
, ne fut ni un as­cète fa­rouche ni même un dé­vot au sens étroit de ce terme. Of­fi­cier de la gar­de, chargé d’ac­com­pa­gner l’em­pe­reur Go-Uda, il ne choi­sit d’en­trer en re­li­gion qu’à la mort de son pro­tec­teur et le fit pour ob­ser­ver ses contem­po­rains en re­trait. Dans une époque où les « sou­dards du Kantô », mi­li­taires sans cultu­re, af­fli­geaient la cour d’un « mode de vie éloi­gné de toute hu­ma­ni­té, plus proche de ce­lui des bêtes » (chap. LXXX), Kenkô sut pré­ser­ver l’es­sen­tiel : l’an­cien goût.

« Kenkô […] est un clas­sique at­tar­dé. […] ses es­sais res­semblent à la conver­sa­tion po­lie d’un homme du mon­de, et ont cet air de sim­pli­cité et cette ai­sance d’ex­pres­sion qui sont en réa­lité le fait d’un art consom­mé.

On ne peut, pour com­men­cer l’étude de l’an­cienne lit­té­ra­ture ja­po­nai­se, faire de meilleur choix que ce­lui des Heures oi­sives. »

As­ton, William George. Lit­té­ra­ture ja­po­naise, trad. de l’an­glais par Henry Du­rand-Da­vray. Pa­ris : A. Co­lin, coll. « His­toires des lit­té­ra­tures », 1902. (Bi­blio­thèque na­tio­nale de France (BnF)).

À exa­mi­ner cette œuvre riche en confi­den­ces, l’on dis­cerne chez Kenkô deux per­son­na­li­tés contras­tées : l’aris­to­crate et le moine. Il prô­ne, cer­tes, le dé­ta­che­ment boud­dhique, mais confesse que « l’­homme qui n’au­rait pas le goût de la vie amou­reuse » res­sem­ble­rait à une « coupe de cris­tal où manque­rait le fond » (chap. III). Il cri­tique l’at­ta­che­ment aux biens ma­té­riels, mais éprouve « toujours un bat­te­ment de cœur » (chap. VIII) à se rap­pe­ler les dé­cors du pa­lais, les ac­ces­soires des cos­tumes ou la ma­gni­fi­cence des cé­ré­mo­nies. Il fus­tige l’ivro­gne­rie gros­siè­re, mais ad­met qu’un verre de saké par­tagé entre « amis in­times au­tour du feu » (chap. CLXXV), par une nuit de nei­ge, est un des charmes de l’exis­tence. Ces deux faces de son ca­rac­tère se com­binent pour « for­mer un type de vieux garçon [vrai­ment] sym­pa­thique, et qui le de­vient plus en­core lorsqu’on mé­dite à loi­sir les pen­sées et les conseils, d’une si in­time sa­ges­se, qui rem­plissent la majeure par­tie de son écrit », ex­plique Mi­chel Re­von. Je le tiens pour le plus grand mo­ra­lis­te, l’es­prit le plus har­mo­nieux et le plus pur du Ja­pon.

L’Essence du zuihitsu : Suivre le caprice du pinceau

« Zuihitsu, “au cou­rant du pin­ceau” […]. Le bonze Kenkô a com­posé le plus beau livre de ce genre. C’est mon maître. Je suis allé à Kyoto pour pleu­rer sur le lieu où il avait vé­cu. Un bonze m’y a conduit. […] “L’abbé Ken­kô”, me dit-il […], “c’est [les fleurs] qui sont là !” Les Ja­po­nais sont comme les sai­sons ; tout re­vient […] avec eux. Nous, nous sommes comme l’­his­toire ; tout meurt avec nous. »

Qui­gnard, Pas­cal. Pe­tits Trai­tés. Pa­ris : Maeght, 1990 ; ré­éd. Pa­ris : Gal­li­mard, coll. « Fo­lio », 1997.

Les Heures oi­sives ap­par­tiennent à ce genre lit­té­raire si par­ti­cu­lier, le zuihitsu (« au fil du pin­ceau »)4Formes reje­tées :
« Lit­té­ra­ture im­pres­sion­niste ».
« Sui­vant le pin­ceau ».
« Sui­vant le ca­price du pin­ceau ».
« Écrits au fil du pin­ceau ».
« Mélanges ».
« Essais ».
« Es­sai au fil du pin­ceau ».
« Es­sai au fil de la plume ».
« Notes prises au cou­rant de la plume ».
« Au cou­rant du pin­ceau ».
« En lais­sant al­ler son pin­ceau ».
« Au gré du pin­ceau ».
Zouï-hitsou.
, dans lequel les Ja­po­nais rangent aussi les Essais de Mon­taigne. Et ce rap­pro­che­ment entre Kenkô et notre gen­til­homme français, pour être conve­nu, n’en est pas moins juste. On re­trouve chez l’un et l’autre ce goût sûr et dé­li­cat, cette mé­lan­co­lie qui n’est ja­mais déses­poir, cet en­thou­siasme tout hu­ma­niste non tant pour l’An­tiquité que pour l’an­tique ver­tu, cette vo­lon­té, en­fin, de se peindre en pei­gnant au­trui. Nul plan ré­gu­lier, nul sys­tème pour en­fer­mer l’es­prit ; rien que le ca­price du pin­ceau, d’où sur­git un « fouillis de ré­flexions, d’anec­dotes et de maximes je­tées pêle-mêle sur le pa­pier, du­rant [plu­sieurs] an­nées, aux alen­tours de 1335 », un jar­din d’im­pres­sions où l’­herbe folle cô­toie la fleur rare. L’in­ci­pit, cé­lè­bre, donne le ton de cette pro­me­nade in­tel­lec­tuelle :

« Au gré de mes heures oi­sives (Tsu­re­zure naru mama ni), du ma­tin au soir, de­vant mon écri­toi­re, je note sans des­sein pré­cis les ba­ga­telles dont le re­flet fu­gi­tif passe dans mon es­prit. Étranges di­va­ga­tions ! »

Ura­be, Ken­kô. Les Heures oi­sives (Tsurezure-gusa), trad. du ja­po­nais par Charles Gros­bois et To­miko Yo­shi­da. Pa­ris : Gal­li­mard, coll. « Connais­sance de l’Orient. Sé­rie ja­po­naise », 1987 ; ré­éd. par­tielle sous le titre Ca­hiers de l’er­mi­tage (préf. Zéno Bia­nu), Pa­ris : Gal­li­mard, coll. « Fo­lio Sa­gesses », 2022.

La Poétique de l’inachevé

Au cœur des Heures oi­sives bat le sen­ti­ment poi­gnant de l’éphé­mère. Pour l’­homme mo­der­ne, la fuite du temps est, le plus sou­vent, source d’an­goisse ; pour Ken­kô, elle est la condi­tion même de la beau­té. « C’est son im­per­ma­nence qui fait le prix de ce monde » (chap. VII), écrit-il. Si notre exis­tence de­vait être éter­nel­le, la poé­sie du monde s’éva­noui­rait aus­si­tôt. De cette phi­lo­so­phie de la pré­ca­rité dé­coule une es­thé­tique toute ja­po­nai­se, celle de l’in­ache­vé, qui pré­fère à la plé­ni­tude de la lune l’éclat voilé d’un astre dé­cli­nant ; et à la fleur épa­nouie les pé­tales que le vent em­porte en hâ­te, mal­gré nous :

« Quel que soit l’objet, sa per­fec­tion est un dé­faut. Lais­sez les choses in­ache­vées, comme elles sont, sans fi­gno­ler : j’y trou­ve­rai de l’in­té­rêt et je me sen­ti­rai à l’aise. On me l’a dit : quand on construit une de­meure im­pé­ria­le, il est cou­tume de lais­ser un en­droit in­ache­vé. »

Ura­be, Ken­kô. Les Heures oi­sives (Tsurezure-gusa), trad. du ja­po­nais par Charles Gros­bois et To­miko Yo­shi­da. Pa­ris : Gal­li­mard, coll. « Connais­sance de l’Orient. Sé­rie ja­po­naise », 1987 ; ré­éd. par­tielle sous le titre Ca­hiers de l’er­mi­tage (préf. Zéno Bia­nu), Pa­ris : Gal­li­mard, coll. « Fo­lio Sa­gesses », 2022.

En nous en­sei­gnant que « le re­gret de l’ef­feuille­ment des fleurs et du dé­clin de la lune » (chap. CXXX­VII) est plus tou­chant que l’éloge de leur plein épa­nouis­se­ment, Kenkô ne nous livre pas seule­ment une leçon de poé­tique ; il nous of­fre, mieux en­co­re, une conso­la­tion.