Samuel le Naguid, «Guerre, Amour, Vin et Vanité : poèmes»

éd. du Rocher, coll. Anatolia, Monaco

éd. du Ro­cher, coll. Ana­to­lia, Mo­naco

Il s’agit de Sa­muel ibn Na­gréla 1, plus connu sous le sur­nom de Sa­muel le Na­guid 2, poète, gram­mai­rien, chef des juifs en terre es­pa­gnole et vi­zir de Gre­nade (XIe siècle apr. J.-C.). Au dé­but, Sa­muel fai­sait du né­goce comme un simple mar­chand d’épices; mais tout ce qu’il ga­gnait, il le dé­pen­sait pour ses études. Il écri­vait si bien qu’il sur­pas­sait les cal­li­graphes arabes. Son échoppe avoi­si­nant le jar­din du se­cré­taire du roi, un jour une ser­vante de­manda à Sa­muel de ré­di­ger des lettres pour son maître. Lorsque ce der­nier les re­çut, il fut très étonné du ta­lent dont elles fai­saient preuve. S’enquérant de l’auteur au­près des gens de son per­son­nel, ceux-ci lui dirent : «C’est un cer­tain juif de la com­mu­nauté de Cor­doue. Il ha­bite près de ton jar­din et c’est lui qui a ré­digé ces lettres». Là-des­sus, le se­cré­taire du roi or­donna qu’on lui ame­nât Sa­muel. Il lui dit : «Vous n’êtes pas fait pour res­ter dans une échoppe. Res­tez dé­sor­mais près de moi». Plus tard, lorsqu’il tomba ma­lade, le roi vint le trou­ver sur son lit de mort et lui dit : «Que vais-je faire à pré­sent? Qui me conseillera dans ces guerres qui me­nacent de par­tout?» Le se­cré­taire du roi ré­pon­dit : «Ja­mais je ne vous ai donné un conseil éma­nant de moi; tous sont ve­nus de ce juif, mon scribe. Pre­nez soin de lui; qu’il soit un père et un prêtre pour vous! Faites ce qu’il vous dira de faire, et Dieu vous vien­dra en aide» 3. Et ainsi, Sa­muel fut ad­mis à la Cour.

poète, gram­mai­rien, chef des juifs en terre es­pa­gnole et vi­zir de Gre­nade

Tous les avan­tages que pou­vaient don­ner à un homme sur les autres hommes la foi, l’intelligence, l’habileté dans les lettres furent bons à Sa­muel pour com­battre et pour vaincre au nom du peuple juif : «Dans ma gé­né­ra­tion, Da­vid, c’est moi!», dit-il 4. «Mon hé­ri­tage est ce­lui de Me­rari, d’Assir, d’Elqana, d’[Abiasaph], de Mi­chaél, d’Elçaphân et de Si­tri 5! Com­ment donc le chant de ma bouche ne sié­rait-il pas au Dieu gué­ris­sant ma plaie? De Ye­dou­toun le psal­miste 6 mon père est issu, et moi, je suis né de mon père. Mon chant s’adoucit en confi­dence pour le Sei­gneur, alors que Lui verse l’amertume dans le cœur de mon en­nemi. Si Lui s’engage à frap­per mes ad­ver­saires, je me dois de L’honorer dans un chant et de tra­vailler pour Lui, jour après jour, comme un ou­vrier, car Il me donne mon sa­laire le jour même». Plu­sieurs de ses poèmes guer­riers furent écrits sur le champ de ba­taille. Il tra­dui­sit les poèmes arabes du dé­sert; il en com­posa lui-même. Dans ses trois grands re­cueils, il ap­pli­qua aux vers hé­breux la mé­trique arabe : «Ben Te­hil­lim» 7Fils des Psaumes»), «Ben Mi­shle» 8Fils des Pro­verbes»), «Ben Qo­he­let» 9Fils de l’Ecclésiaste»). «Sa­muel, avec sa grande maî­trise de la tech­nique de ver­si­fi­ca­tion et sa par­faite connais­sance de la poé­sie arabe, al­liées à une so­lide for­ma­tion phi­lo­lo­gique, bi­blique et rab­bi­nique, fera le pas qui conduira à la consé­cra­tion des poètes an­da­lous», ex­pliquent des hé­braï­sants 10. «Sans avoir le gé­nie de cer­tains de ses contem­po­rains comme ibn Ga­bi­rol, le Na­guid im­pri­mera à ses poèmes la force du réa­lisme et l’intensité de l’expérience vé­cue; et à l’image de son ca­rac­tère tou­jours prompt à se lan­cer en avant, il don­nera à la poé­sie juive an­da­louse un élan ex­tra­or­di­naire.»

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises des poèmes, mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Frans De Haes.

«אהה, שבתי בצר רוחי, אלהים יחנך, אחי!
קברתיך ביום אמש וגם היום מרי שׂיחי.
לך שלום! הלא תשמע בקראי לך בכל כחי?
השיבני : התכיר מענה קיני בהצריחי?
ואיך לנת בקברתך עלי עפר בבית דחי?
הרפתה ממך עצם ומכתש ממקום לחי,
ונס לחך בלילה, כי כבר נס מבכי לחי?
עזבתיך, בכור אבי, לפקדון ביד גוחי,
ואבטח, כי אלי שלום תהי הולך, במבטיחי.
»
— Poème dans la langue ori­gi­nale

«Ah! je re­viens dans la dé­tresse de mon souffle! Qu’Élohim te fasse grâce, mon frère. Avant hier je t’ai mis au tom­beau, aujourd’hui en­core ma pa­role est amère. La paix soit avec toi. Ne m’entends-tu donc pas quand je t’appelle de toute ma force? Ré­ponds-moi : re­con­nais-tu ma voix dans cette cla­meur et dans ces cris? Com­ment est le som­meil dans la pous­sière du tom­beau? Tes os se sont-ils af­fais­sés, ta mâ­choire s’est-elle creu­sée, ta sève s’est-elle écou­lée dans la nuit, comme la mienne s’écoule par ces larmes?

Je t’ai laissé tel un dé­pôt aux mains de mon Créa­teur, pre­mier-né de mon père, sûr qu’à tra­vers ma pro­messe tu en­tre­ras dans la paix.»
— Poème dans la tra­duc­tion de M. De Haes

«Ah! me voici de re­tour, plein de dé­tresse. Que Dieu soit bien­veillant pour toi, ô mon frère!
Je t’ai en­se­veli hier et aujourd’hui en­core, mes pen­sées sont tout amer­tume.
Paix à toi! m’entends-tu alors que je t’appelle de toutes mes forces?
Ré­ponds-moi : re­con­nais-tu le lan­gage de ma dou­leur en mes cris?
Ton être est-il anéanti et la source de ton exis­tence est-elle à ja­mais ta­rie?
Ta force s’est-elle épui­sée au cours de la nuit? La mienne s’est déjà tout éva­nouie en pleurs.
Je t’abandonne, ô pre­mier-né de mon père, aux soins de ce­lui qui m’a tiré du sein ma­ter­nel.
J’ai confiance que tu goû­te­ras la fé­li­cité au­près de ce­lui qui est mon es­poir.»
— Poème dans la tra­duc­tion du père Cé­les­tin de Mouille­ron (dans «Poèmes hé­breux an­ciens», éd. A. Bon­temps, Li­moges)

Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • Ri­chard Ayoun, «En Es­pagne mé­dié­vale : un âge d’or juif» dans «His­toire, éco­no­mie et so­ciété», sér. 7, nº 1, p. 3-17 [Source : Per­sée]
  • Ri­chard Ayoun, «La Car­rière po­li­tique de Sa­muel ibn Na­grēla, juif es­pa­gnol du XIe siècle» dans «Po­li­tique et Re­li­gion dans le ju­daïsme an­cien et mé­dié­val» (éd. Des­clée, coll. Re­lais-Études, Pa­ris), p. 209-248
  • Án­gel Sáenz-Ba­dillos et Ju­dit Tar­ga­rona Borrás, «She­muel ha-Na­guid, un poète juif dans la vie po­li­tique mu­sul­mane au XIe siècle» dans «Chré­tiens, Mu­sul­mans et Juifs dans l’Espagne mé­dié­vale : de la conver­gence à l’expulsion» (éd. du Cerf, coll. To­le­dot-Ju­daïsmes, Pa­ris), p. 135-180.
  1. En arabe بن النغريلة. Par­fois trans­crit Nagh­rela, Na­grella, Na­grila, Na­grilla ou Nagh­rillah. Par suite d’une faute, بن النغديلة, trans­crit Nag­dé­lah, Nag­di­lah, Nag­dila ou Nagh­dila. Haut
  2. En hé­breu שמואל הנגיד. Par­fois trans­crit Chmouel Ha­na­guid, Shmouël ha-Na­guid, She­muel han-Na­gid, Schmuel ha-Na­gid, Shmuel Ha­na­gid ou Šě­muel ha-Na­gid. Haut
  3. Dans p. 21-22. Haut
  4. p. 62-63. Haut
  5. Ré­fé­rence à la Bible, «Exode», VI, 16-24. Haut
  1. Ré­fé­rence à la Bible, «Livre des psaumes», XXXIX, LXII et LXXVII. Haut
  2. En hé­breu «בן-תהלים». Haut
  3. En hé­breu «בן-משלי». Par­fois trans­crit «Ben Mi­chlé», «Ben Mišlé» ou «Ben Mi­sh­leh». Haut
  4. En hé­breu «בן-קהלת». Par­fois trans­crit «Ben Ko­he­let». Haut
  5. M. Án­gel Sáenz-Ba­dillos et Mme Ju­dit Tar­ga­rona Borrás. Haut