Mot-clefpoésie

genre lit­té­raire

Yang Xiong, « Rhapsodie du grand mystère, “Taixuan fu” »

dans « Anthologie de la poésie chinoise » (éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, Paris)

dans « An­tho­lo­gie de la poé­sie chi­noise » (éd. Gal­li­mard, coll. Bi­blio­thèque de la Pléiade, Pa­ris)

Il s’agit de la « Rhap­so­die de la chasse des gardes im­pé­riaux »1 (« Yu­lie fu »2), de la « Rhap­so­die du grand mys­tère »3 (« Taixuan fu »4) et autres poé­sies de Yang Xiong5, un des re­pré­sen­tants mi­neurs de la lit­té­ra­ture et de la pen­sée chi­noise, imi­ta­teur des clas­siques. Il vit le jour en l’an 53 av. J.-C. et mou­rut en l’an 18 apr. J.-C. Issu d’une fa­mille noble, mais dont « les pos­ses­sions n’atteignaient pas même dix “jin” d’or », et qui « man­quait de ré­serves en grains », il réus­sit à avoir pour maîtres les meilleurs pro­fes­seurs de Shu6 (l’actuelle pro­vince de Si­chuan) : Zhuang Zun, Li Hong et Lin Lü. Tous les trois étaient ex­perts en di­vi­na­tion, en si­no­grammes « étranges » (ceux an­té­rieurs à la gra­phie qui s’imposa sous les Qin) et en tra­di­tions confu­céennes et taoïstes. La qua­ran­taine pas­sée, il par­tit de Shu et s’en alla à la ca­pi­tale Chang’an7 où on le mo­qua pour sa pa­role em­bar­ras­sée et sa fa­çon d’écrire en style de sa pro­vince — « un style », di­sait-on, « dé­tes­table »8. En l’an 11 apr. J.-C., tou­jours obs­cur et pauvre mal­gré ses fonc­tions de « gen­til­homme de la porte jaune »9 (« huang­men lang »10), il fut faus­se­ment ac­cusé d’avoir trempé dans le com­plot contre le nou­vel Em­pe­reur Wang Mang. En déses­poir de cause, il sauta du haut d’une tour de la Bi­blio­thèque im­pé­riale, mais sur­vé­cut à ses bles­sures et fut mis hors de cause par l’Empereur en per­sonne. Peu après, cette épi­gramme cir­cula dans la ca­pi­tale, lui re­pro­chant ses ha­bi­tudes d’ermite, son goût presque sus­pect pour la so­li­tude et le si­lence :

« “So­li­taire et si­len­cieux”
Il se jette du haut de la tour !
“Pur et tran­quille”
Il com­pose des pré­sages !
 »

  1. Au­tre­fois tra­duit « “Fou” sur la chasse avec les gardes im­pé­riaux » ou « Des­crip­tion de la chasse (où les sol­dats por­taient) des plu­mages ». Haut
  2. En chi­nois « 羽獵賦 ». Par­fois trans­crit « Yü-lieh fu » ou « Yu-lie fou ». Haut
  3. C’est le pen­dant poé­tique du « Clas­sique du grand mys­tère ». Haut
  4. En chi­nois « 太玄賦 ». Par­fois trans­crit « T’ai-hsüan fu » ou « T’ai-hiuan fou ». Haut
  5. En chi­nois 揚雄. Au­tre­fois trans­crit Jang-hiong, Yang Hsiung, Yang Hyong ou Yang-hioung. Éga­le­ment connu sous les noms de Yang Ziyun (揚子雲) et de Yang Zi (揚子). Par­fois trans­crit Yang Tzu-yün, Yang Tse Yün ou Yang-tseu. Haut
  1. En chi­nois . Par­fois trans­crit Chu ou Chou. Haut
  2. Aujourd’hui Xi’an (西安). Au­tre­fois trans­crit Tch’ang-ngan. Haut
  3. Dans le père Léon Wie­ger, « His­toire des croyances re­li­gieuses et des opi­nions phi­lo­so­phiques en Chine : de­puis l’origine jusqu’à nos jours », p. 315. Haut
  4. Au­tre­fois tra­duit « gen­til­homme des portes im­pé­riales » ou « se­cré­taire des portes im­pé­riales ». Haut
  5. En chi­nois 黃門郎. Au­tre­fois trans­crit « houang-men lang ». Haut

Lucilius, « L’Etna »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de « L’Etna » (« Ætna »), poème scien­ti­fique, qui dé­crit et ex­plique les causes na­tu­relles des di­vers phé­no­mènes phy­siques que pré­sente le cé­lèbre vol­can de ce nom (Ier siècle apr. J.-C.). On ne sait pas pré­ci­sé­ment qui en est l’auteur. On lit dans Sé­nèque (« Lettres à Lu­ci­lius », lettre LXXIX) que Vir­gile, Ovide et Cor­ne­lius Se­ve­rus ont écrit suc­ces­si­ve­ment sur l’Etna. Il est pos­sible d’attribuer le poème à l’un de ces grands noms. Tou­te­fois, dans le même pas­sage, Sé­nèque in­vite Lu­ci­lius le Jeune (Lu­ci­lius Ju­nior), son ami et son cor­res­pon­dant, à pro­fi­ter de sa tour­née ad­mi­nis­tra­tive en Si­cile pour « abor­der [lui] aussi une ma­tière qui at­tire tous les poètes » et in­siste sur les ex­cel­lentes dis­po­si­tions où est ce der­nier, à la fois par ses pen­chants phi­lo­so­phiques et lit­té­raires et par ses connais­sances lo­cales sur la Si­cile, pour trai­ter du ma­jes­tueux ri­val du Vé­suve. Cela concourt à le faire ac­cep­ter comme l’auteur. Sé­nèque ne lui dit-il pas : « Je ne te connais pas, ou l’Etna te fait déjà ve­nir l’eau à la bouche : tu as­pires à com­po­ser quelque grand ou­vrage égal à ce qu’ont pro­duit tes de­van­ciers » ? « L’Etna » compte, se­lon les édi­tions, de 640 à 648 vers hexa­mètres, écrits avec une rare pré­ci­sion de style. Pos­té­rieur d’un demi-siècle aux « As­tro­no­miques », il pro­cède à peu près du même es­prit. Comme Ma­ni­lius, l’auteur de « L’Etna » est un homme dur pour les fables men­teuses ré­pan­dues par les poètes : « D’abord, qu’on ne se laisse pas abu­ser par les fic­tions des poètes » (« Prin­ci­pio, ne quem ca­piat fal­la­cia va­tum ») ; « c’est en vain que j’essayerais d’expliquer la cause de chaque phé­no­mène, si vous per­sis­tez dans une opi­nion men­son­gère » (« frus­tra cer­tis dis­po­nere sin­gula cau­sis ten­ta­mus, si firma ma­net tibi fa­bula men­dax »). Il veut donc des faits, rien que des faits, mais des faits bien avé­rés ; il s’y pas­sionne. Comme Lu­crèce, il chante « la dé­li­cieuse vo­lupté » (« ju­cunda vo­lup­tas ») de la cer­ti­tude scien­ti­fique, la joie triom­phale de la dé­cou­verte : « Toutes ces mer­veilles qui frappent nos yeux dans ce vaste Uni­vers, ne pas les lais­ser dis­per­sées et confon­dues dans la masse des phé­no­mènes, mais les ob­ser­ver, les clas­ser par leur ca­rac­tère dis­tinc­tif : voilà pour l’esprit un plai­sir dé­li­cieux et di­vin ». En­fin, il dé­plore que nous autres, mor­tels, nous nous tour­men­tions mi­sé­ra­ble­ment pour des riens, nous sup­por­tions mille fa­tigues dans le vain es­poir de faire for­tune, alors que « chose hon­teuse ! les sciences qui… en­seignent le vrai sont ré­duites au si­lence et dé­lais­sées comme in­dif­fé­rentes ou sté­riles ».

« Les Minnesingers. Walther von der Vogelweide (1190-1240) »

dans « Bulletin de la Société littéraire de Strasbourg », vol. 2, p. 29-62

dans « Bul­le­tin de la So­ciété lit­té­raire de Stras­bourg », vol. 2, p. 29-62

Il s’agit de « Sous les tilleuls… » (« Un­der der lin­den… »1), « Hé­las ! Comme toutes mes an­nées se sont éva­po­rées »2 (« Owê ! War sint vers­wun­den al­liu mî­niu jâr ») et autres chants de Wal­ther von der Vo­gel­weide, dit Wal­ther de la Vo­gel­weide, le pre­mier grand poète de langue al­le­mande. « Qu’avez-vous fait », de­manda-t-on une fois à Henri Heine3, « le pre­mier jour de votre ar­ri­vée à Pa­ris ? Quelle fut votre pre­mière course ? » On s’attendait à l’entendre nom­mer la place de la Concorde ou bien le Pan­théon. « Tout de suite après mon ar­ri­vée », dit Heine, « j’étais allé à la Bi­blio­thèque royale (l’actuelle Bi­blio­thèque na­tio­nale de France) et je m’étais fait mon­trer par le conser­va­teur le ma­nus­crit des “Min­ne­sin­gers”… Et c’est vrai : de­puis des an­nées, je dé­si­rais voir de mes yeux les chères feuilles qui nous ont conservé les poé­sies de Wal­ther de la Vo­gel­weide, le plus grand ly­rique al­le­mand. » À la fin du XIIe siècle, Vienne, ville aux confins de l’aire ger­ma­nique, en de­vint la mé­tro­pole ar­tis­tique. Elle s’ennoblit par les chants des trou­ba­dours cé­lèbres — les min­ne­sin­gers (chantres d’amour) — dont l’Alsacien Rein­mar de Ha­gue­nau, qui y trans­porta les formes et l’esprit de la poé­sie cour­toise fran­çaise. C’est sous sa di­rec­tion que Vo­gel­weide fit son ap­pren­tis­sage de poète. L’élève sur­passa bien­tôt ses contem­po­rains et son maître ; et c’est mer­veille de voir à quel point, entre ses mains ha­biles, le vieux haut-al­le­mand s’assouplit et se ra­dou­cit. Ce­pen­dant, mal­gré ses ser­vices et sa no­blesse, Vo­gel­weide était pauvre, et à la mort du duc Fré­dé­ric Ier d’Autriche, il resta sans pro­tec­teur. Il dut se ré­soudre à quit­ter Vienne et à me­ner une exis­tence va­ga­bonde. Cette date marque un tour­nant dans la lit­té­ra­ture al­le­mande. Au contact des éco­lâtres iti­né­rants, go­liards, jon­gleurs, Vo­gel­weide éten­dit la forme du « min­ne­lied » (« chan­son d’amour ») à l’amour de la pa­trie, de la beauté, aux ré­flexions mo­rales, aux sen­ti­ments plus per­son­nels et plus vil­la­geois aussi, les jeunes pay­sannes rem­pla­çant les châ­te­laines : « De l’Elbe jusqu’au Rhin », dit-il4, « et de là jusqu’aux fron­tières de Hon­grie, se ren­contrent bien les meilleures que j’aie vues… Si j’ai bon œil et bon ju­ge­ment pour la beauté, pour la grâce, de par Dieu, je ju­re­rais bien que chez nous les simples femmes valent mieux qu’ailleurs les grandes dames ». Une des com­po­si­tions les plus gra­cieuses et les plus fraîches de Vo­gel­weide est sa pas­tou­relle « Sous les tilleuls… », où une jeune femme dé­crit, avec pu­deur et sim­pli­cité, les joies qu’elle a éprou­vées dans les bras de son amant, à l’ombre des arbres té­moins.

  1. On ren­contre aussi la gra­phie « Un­ter den lin­den… ». Haut
  2. Par­fois tra­duit « Hé­las ! Où sont al­lées toutes mes an­nées », « Hé­las ! Que sont de­ve­nues toutes mes an­nées », « Ô tris­tesse ! Par où s’est-elle dis­per­sée, la gerbe de mes an­nées », « Hé­las ! Où sont-ils, mes ans éva­nouis », « Com­ment ont passé mes an­nées », « Mal­heur à moi ! Com­ment se sont éva­nouies, où se sont en­fuies les an­nées de ma vie », « Las, où sont-elles en al­lées, toutes mes an­nées ? », « Hé­las ! Où sont en­glou­ties toutes mes an­nées ? » ou « Hé­las ! Où donc ont-elles dis­paru, toutes mes an­nées ? ». Haut
  1. « Sa­tires et Por­traits », p. 121. Haut
  2. « Les Min­ne­sin­gers. Wal­ther von der Vo­gel­weide », p. 47. Haut

Tu Fu, « Œuvre poétique. Tome III. Au bout du monde (759) »

éd. Les Belles Lettres, coll. Bibliothèque chinoise, Paris

éd. Les Belles Lettres, coll. Bi­blio­thèque chi­noise, Pa­ris

Il s’agit de l’« Œuvre poé­tique » de Tu Fu1 qui se dé­fi­nit par la so­briété des sen­ti­ments et l’exact réa­lisme des ta­bleaux. Sans se per­mettre des com­men­taires trop per­son­nels, s’effaçant, dis­pa­rais­sant en tant qu’auteur de­vant ses poé­sies qui parlent d’elles-mêmes, Tu Fu peint les scènes fa­mi­lières de la vie cou­rante, les mi­sères du pe­tit peuple en proie à la guerre, à la fa­mine et aux in­jus­tices. Son « Œuvre poé­tique » adopte un ton égal et ap­pa­rem­ment im­pas­sible, mais qu’un dé­tail vient tout à coup rendre vi­vant, voire poi­gnant, grâce au choix de deux ou trois mots (« der­rière les portes de laque rouge, viandes et vins em­pestent ; sur les che­mins, les af­fa­més laissent leurs os ge­lés ») aux­quels l’auteur sait don­ner leur va­leur en­tière, et qu’on di­rait écrits pour l’éternité. Tu Fu est, à ce titre, le plus clas­sique des poètes chi­nois, même s’il y en a d’autres dont le gé­nie est su­pé­rieur au sien2. « Le trait prin­ci­pal de son ta­lent, ce­lui qui do­mine l’œuvre et vient le pre­mier à l’esprit cher­chant une im­pres­sion gé­né­rale, c’est le ca­rac­tère conscient et comme ré­flé­chi de ses œuvres. Tu Fu est un ar­tiste tou­jours sûr et conscient de ses moyens, sa­chant tou­jours par­fai­te­ment le but au­quel il tend. Il n’a guère d’élans im­pré­vus, de di­gres­sions dues à des émo­tions spon­ta­né­ment écloses ; il règle ses œuvres et leur ef­fet avec la per­fec­tion d’un mé­ca­nisme in­faillible, ne lais­sant rien au ha­sard, n’omettant rien d’essentiel, n’ajoutant rien de su­per­flu… Mais ce sont là, pré­ci­sé­ment, les traits es­sen­tiels des prin­cipes de l’école clas­sique, les qua­li­tés idéales aux­quelles tend… la men­ta­lité ar­tis­tique des Tang3, pé­riode du clas­si­cisme chi­nois », dit M. Georges Mar­gou­liès.

  1. En chi­nois 杜甫. Par­fois trans­crit Du Fu, Dou-fou, Thou-fou, Thu Fu ou Tou Fou. Haut
  2. Li Po et Bai Juyi. Haut
  1. De l’an 618 à l’an 907. Haut

Sarafian, « Le Livre de la sagesse »

dans Stéphane Cermakian, « Poétique de l’exil : Friedrich Hölderlin, Arthur Rimbaud et Nigoghos Sarafian » (éd. Classiques Garnier, coll. Littérature • Histoire • Politique, Paris), p. 337-346

dans Sté­phane Cer­ma­kian, « Poé­tique de l’exil : Frie­drich Höl­der­lin, Ar­thur Rim­baud et Ni­go­ghos Sa­ra­fian » (éd. Clas­siques Gar­nier, coll. Lit­té­ra­ture • His­toire • Po­li­tique, Pa­ris), p. 337-346

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle de « Ci­ta­delle » (« Mitch­na­pert »1) de Ni­go­ghos Sa­ra­fian2, dit Ni­co­las Sa­ra­fian, poète ma­jeur de la dia­spora ar­mé­nienne. Né à bord d’un ba­teau fai­sant route de Constan­ti­nople (Tur­quie) à Varna (Bul­ga­rie), un di­manche de Pâques, Sa­ra­fian n’aura pu s’enraciner nulle part. Le lit­to­ral de la mer Noire, comme plus tard le bois de Vin­cennes, se­ront pour lui les lieux pri­vi­lé­giés où il se sen­tira proche de sa pa­trie, de l’humanité, tout en étant seul au bout du monde, aban­donné de tous, pa­reil à un condamné à mort qui ignore sa faute : « Je re­garde mon pays de la rive étran­gère et je suis étran­ger comme Ar­mé­nien ; étran­ger au monde en même temps… Mes poèmes sont mou­vants comme la mer. Mon pays est tou­jours deux, je me sens deux avec lui », écrit-il3. Sa fa­mille pro­ve­nait de la ville chré­tienne d’Agn4 (l’actuelle Ke­ma­liye) qu’elle avait dû fuir au mo­ment des mas­sacres di­li­gen­tés par le sul­tan Abdül­ha­mid II, sur­nommé « le sul­tan rouge », en 1895-1896. Et elle dis­pa­rais­sait en par­tie dans le gé­no­cide de 1915. Il ren­con­tra la lit­té­ra­ture sur les bancs des écoles ar­mé­niennes de Varna et Constan­ti­nople, où en­sei­gnaient les grands maîtres, les Ha­gop Ocha­gan, les Va­han Té­kéyan, qui avaient échappé d’une fa­çon ou d’une autre à ces car­nages. Mais avec les at­taques ké­ma­listes de 1922, qui ache­vaient l’œuvre d’extermination com­men­cée des dé­cen­nies au­pa­ra­vant, Sa­ra­fian, comme bon nombre de ses pairs, aban­donna Constan­ti­nople à ja­mais et ga­gna la France par la Bul­ga­rie, la Rou­ma­nie, le reste de l’Europe, lesté d’une unique va­lise, l’adresse d’une église ar­mé­nienne ou celle d’un proche à la main. « Notre pa­trie nous a échappé, elle a glissé sous nos pieds nous pro­je­tant à la mer. Mais c’est la meilleure oc­ca­sion pour ap­prendre à na­ger », écrit-il5. Dé­bu­tait une vie sa­cri­fiée à la fo­lie d’écrire. À sa fa­çon, toute l’œuvre poé­tique de Sa­ra­fian tente de mé­di­ter sur l’expérience de l’Arménien à l’étranger, de ce­lui qui n’a nulle part où je­ter l’ancre, nul port tran­quille et sûr : « Des­tin de ce­lui qui est né hors de son pays. Je ne puis m’en éloi­gner, et pour­tant je sais que cette sé­pa­ra­tion est in­dis­pen­sable pour créer de grandes choses. La vie ha­le­tante nous at­tend. Les an­nées passent ra­pi­de­ment. Et toutes ces an­nées ont laissé leur amer­tume », écrit-il

  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal « Միջնաբերդ ». Haut
  2. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Նիկողոս Սարաֆեան. Haut
  3. Dans Be­le­dian, « Cin­quante Ans de lit­té­ra­ture ar­mé­nienne en France », p. 428. Haut
  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Ակն. Par­fois trans­crit Agĕn ou Akn. Ville fon­dée, au dé­but du XIe siècle apr. J.-C., par des Ar­mé­niens qui vinrent s’établir en Asie Mi­neure avec le roi Sénék‘érim. Haut
  2. Dans id. p. 7. Haut

Sarafian, « Le Bois de Vincennes »

éd. Parenthèses, coll. Arménies, Marseille

éd. Pa­ren­thèses, coll. Ar­mé­nies, Mar­seille

Il s’agit du « Bois de Vin­cennes » (« Vén­séni an­dare »1) de Ni­go­ghos Sa­ra­fian2, dit Ni­co­las Sa­ra­fian, poète ma­jeur de la dia­spora ar­mé­nienne. Né à bord d’un ba­teau fai­sant route de Constan­ti­nople (Tur­quie) à Varna (Bul­ga­rie), un di­manche de Pâques, Sa­ra­fian n’aura pu s’enraciner nulle part. Le lit­to­ral de la mer Noire, comme plus tard le bois de Vin­cennes, se­ront pour lui les lieux pri­vi­lé­giés où il se sen­tira proche de sa pa­trie, de l’humanité, tout en étant seul au bout du monde, aban­donné de tous, pa­reil à un condamné à mort qui ignore sa faute : « Je re­garde mon pays de la rive étran­gère et je suis étran­ger comme Ar­mé­nien ; étran­ger au monde en même temps… Mes poèmes sont mou­vants comme la mer. Mon pays est tou­jours deux, je me sens deux avec lui », écrit-il3. Sa fa­mille pro­ve­nait de la ville chré­tienne d’Agn4 (l’actuelle Ke­ma­liye) qu’elle avait dû fuir au mo­ment des mas­sacres di­li­gen­tés par le sul­tan Abdül­ha­mid II, sur­nommé « le sul­tan rouge », en 1895-1896. Et elle dis­pa­rais­sait en par­tie dans le gé­no­cide de 1915. Il ren­con­tra la lit­té­ra­ture sur les bancs des écoles ar­mé­niennes de Varna et Constan­ti­nople, où en­sei­gnaient les grands maîtres, les Ha­gop Ocha­gan, les Va­han Té­kéyan, qui avaient échappé d’une fa­çon ou d’une autre à ces car­nages. Mais avec les at­taques ké­ma­listes de 1922, qui ache­vaient l’œuvre d’extermination com­men­cée des dé­cen­nies au­pa­ra­vant, Sa­ra­fian, comme bon nombre de ses pairs, aban­donna Constan­ti­nople à ja­mais et ga­gna la France par la Bul­ga­rie, la Rou­ma­nie, le reste de l’Europe, lesté d’une unique va­lise, l’adresse d’une église ar­mé­nienne ou celle d’un proche à la main. « Notre pa­trie nous a échappé, elle a glissé sous nos pieds nous pro­je­tant à la mer. Mais c’est la meilleure oc­ca­sion pour ap­prendre à na­ger », écrit-il5. Dé­bu­tait une vie sa­cri­fiée à la fo­lie d’écrire. À sa fa­çon, toute l’œuvre poé­tique de Sa­ra­fian tente de mé­di­ter sur l’expérience de l’Arménien à l’étranger, de ce­lui qui n’a nulle part où je­ter l’ancre, nul port tran­quille et sûr : « Des­tin de ce­lui qui est né hors de son pays. Je ne puis m’en éloi­gner, et pour­tant je sais que cette sé­pa­ra­tion est in­dis­pen­sable pour créer de grandes choses. La vie ha­le­tante nous at­tend. Les an­nées passent ra­pi­de­ment. Et toutes ces an­nées ont laissé leur amer­tume », écrit-il

  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal « Վենսենի անտառը ». Haut
  2. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Նիկողոս Սարաֆեան. Haut
  3. Dans Be­le­dian, « Cin­quante Ans de lit­té­ra­ture ar­mé­nienne en France », p. 428. Haut
  1. En ar­mé­nien oc­ci­den­tal Ակն. Par­fois trans­crit Agĕn ou Akn. Ville fon­dée, au dé­but du XIe siècle apr. J.-C., par des Ar­mé­niens qui vinrent s’établir en Asie Mi­neure avec le roi Sénék‘érim. Haut
  2. Dans id. p. 7. Haut

« Contes et Légendes annamites »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit d’une an­tho­lo­gie de la lit­té­ra­ture po­pu­laire du Viêt-nam. Long­temps dé­dai­gnée par les let­trés, parce qu’elle ne me­nait pas aux car­rières man­da­ri­nales, cette lit­té­ra­ture avait tou­jours été culti­vée par l’effort ano­nyme du peuple. Ainsi donc, à côté de la lit­té­ra­ture of­fi­cielle, qui chan­tait en vers sa­vants les hommes et les choses de la Chine, il exis­tait une lit­té­ra­ture po­pu­laire, en grande par­tie orale, qui ex­pri­mait sous une forme tan­tôt naïve et simple, tan­tôt nar­quoise et vo­lon­tiers hu­mo­ris­tique, l’âme po­pu­laire du Viêt-nam. « Tan­dis que les let­trés s’enfermaient dans leur tour d’ivoire et se plai­saient à com­po­ser des vers chi­nois qui, ici, res­semblent bien aux vers la­tins, ou à com­men­ter les vieux clas­siques, le peuple tra­vaillait à for­mer la langue et à pro­duire cette riche lit­té­ra­ture po­pu­laire com­po­sée de dic­tons, de pro­verbes, de sen­tences, de dis­tiques, de phrases, lo­cu­tions et ex­pres­sions plus ou moins as­so­nan­cées por­tant des al­lu­sions aux faits du passé ou aux cou­tumes lo­cales, et sur­tout de chan­sons, de ces belles et douces chan­sons qui s’élèvent les nuits d’été du fond des paillotes ou de l’immensité des ri­zières et des étangs et semblent se ré­per­cu­ter dans l’espace jusqu’à la cime fris­son­nante des bam­bous. Elles sont, ces chan­sons, d’un charme in­fini, d’une sua­vité pro­fonde. Qui­conque a en­tendu une fois chan­ter par des re­pi­queuses de riz du delta ton­ki­nois ou des sam­pa­nières de la ri­vière de Huê des chan­sons comme celle-ci :

Mon­tagne, ô mon­tagne, pour­quoi êtes-vous si haute ?
Vous ca­chez le so­leil et vous me ca­chez le vi­sage de mon bien-aimé !

n’oubliera ja­mais cet ac­cent d’indéfinissable mé­lan­co­lie la­mar­ti­nienne qui ré­vèle le fonds de poé­sie de la race, en même temps qu’il montre l’excellence de la langue ca­pable d’exprimer de tels sen­ti­ments », dit très bien Phạm Quỳnh

« Tombent, tombent les gouttes d’argent : chants du peuple aïnou »

éd. Gallimard, coll. L’Aube des peuples, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. L’Aube des peuples, Pa­ris

Il s’agit de chants tra­di­tion­nels des Aï­nous1. À l’instar des Amé­rin­diens, ce qui reste aujourd’hui du peuple aï­nou, au­tre­fois si re­mar­quable et si épris de li­berté, est ex­clu­si­ve­ment et mi­sé­ra­ble­ment can­tonné dans les ré­serves de l’île de Hok­kaidô ; il est en voie d’extinction, aban­donné à un sort peu en­viable, qu’il ne mé­rite pas. Avant l’établissement des Ja­po­nais, le ter­ri­toire aï­nou s’étendait de l’île de Hok­kaidô, ap­pe­lée Ezo, jusqu’aux deux pro­lon­ge­ments de cette île, égre­nés comme des cha­pe­lets, se dé­ployant l’un vers le Nord-Ouest, l’autre vers le Nord-Est : l’île de Sa­kha­line, ap­pe­lée Kita-Ezo2 (« Ezo du Nord ») ; et l’archipel des Kou­riles, ap­pelé Oku-Ezo3 (« Ezo des confins »). Ce n’est qu’au dé­but du XVIIe siècle que l’État ja­po­nais in­ves­tit un daï­mio à Mat­su­mae, mais ce­lui-ci se conten­tait en quelque sorte de mon­ter la garde contre les Aï­nous. Il n’avait au­cune idée sé­rieuse du ter­ri­toire de ces « hommes poi­lus » (« ke­bito »4) dont il igno­rait tout ou à peu près tout, et il in­ter­di­sait à ses su­jets de s’y aven­tu­rer loin ou d’y en­tre­prendre quoi que ce soit, rap­porte le père de An­ge­lis. Terres par­fai­te­ment né­gli­geables et né­gli­gées, ces îles furent la seule par­tie du globe qui échappa à l’activité in­fa­ti­gable du ca­pi­taine Cook. Et à ce titre, elles pro­vo­quèrent la cu­rio­sité de La Pé­rouse, qui, de­puis son dé­part de France, brû­lait d’impatience d’être le pre­mier à y avoir abordé. En 1787, les fré­gates sous son com­man­de­ment mouillèrent de­vant Sa­kha­line, et les Fran­çais, des­cen­dus à terre, en­trèrent en contact avec « une race d’hommes dif­fé­rente de celle des Ja­po­nais, des Chi­nois, des Kamt­cha­dales et des Tar­tares dont ils ne sont sé­pa­rés que par un ca­nal »5. C’étaient les Aï­nous. Quoique n’ayant ja­mais abordé aux Kou­riles, La Pé­rouse éta­blit avec cer­ti­tude, d’après la re­la­tion de Kra­ché­nin­ni­kov et l’identité du vo­ca­bu­laire com­posé par ce Russe avec ce­lui qu’il re­cueillit sur place, que les ha­bi­tants des Kou­riles, ceux de Sa­kha­line et de Hok­kaidô avaient « une ori­gine com­mune ». Leurs ma­nières douces et graves et leur in­tel­li­gence éten­due firent im­pres­sion sur La Pé­rouse, qui les com­para à celles des Eu­ro­péens ins­truits : « Nous par­vînmes à leur faire com­prendre que nous dé­si­rions qu’ils fi­gu­rassent la forme de leur pays et de ce­lui des Mand­chous. Alors, un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il fi­gura la côte de Tar­ta­rie à l’Ouest, cou­rant à peu près [du] Nord [au] Sud. À l’Est, vis-à-vis et dans la même di­rec­tion, il fi­gura… son propre pays ; il avait laissé entre la Tar­ta­rie et son île un dé­troit, et se tour­nant vers nos vais­seaux qu’on aper­ce­vait du ri­vage, il mar­qua, par un trait, qu’on pou­vait y pas­ser… Sa sa­ga­cité pour de­vi­ner toutes nos ques­tions était ex­trême, mais moindre en­core que celle d’un se­cond in­su­laire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les fi­gures tra­cées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du pa­pier. Il y fi­gura son île [et traça] par des traits le nombre de jour­nées de pi­rogue né­ces­saire pour se rendre du lieu où nous étions [jusqu’à] l’embouchure du Sé­ga­lien6 »

  1. On ren­contre aussi les gra­phies Aï­nos et Ainu. Ce terme si­gni­fie « être hu­main » dans la langue du même nom. Haut
  2. En ja­po­nais 北蝦夷. Haut
  3. En ja­po­nais 奥蝦夷. Par­fois trans­crit Oku-Yezo, Oko-Ieso ou Okou-Yesso. Haut
  1. En ja­po­nais 毛人. Haut
  2. « Le Voyage de La­pé­rouse (1785-1788). Tome II », p. 387. Haut
  3. L’actuel fleuve Amour. Haut

Novalis, « Les Disciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Journal intime »

éd. Fata Morgana, Saint-Clément

éd. Fata Mor­gana, Saint-Clé­ment

Il s’agit des « Dis­ciples à Saïs » (« Die Lehr­linge zu Sais ») et autres œuvres de No­va­lis, ro­man­tique al­le­mand, an­cêtre loin­tain du sym­bo­lisme (XVIIIe siècle). Le comte de Pla­ten écrit dans ses « Jour­naux »1 : « On est pour les ro­man­tiques al­le­mands, [mais] moi, j’aime les An­ciens. On m’a lu un jour une poé­sie de No­va­lis, dont je n’ai pas com­pris une seule syl­labe ». Il est vrai que l’œuvre de No­va­lis est l’une des plus énig­ma­tiques, l’une des moins com­pré­hen­sibles de la poé­sie al­le­mande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code se­cret, un chiffre dont la clef s’appelle So­phie von Kühn, dite So­phie de Kühn. C’est au cours d’une tour­née ad­mi­nis­tra­tive, en 1795, que No­va­lis ren­con­tra, au châ­teau de Grü­nin­gen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui de­vait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas en­core treize prin­temps. Il tomba aus­si­tôt sous son charme et bien­tôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rê­veur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, sui­vant le mot de No­va­lis, na­quit une idylle aussi in­so­lite que brève. So­phie mou­rait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souf­frances cau­sées par une tu­meur. Sa fra­gile et an­gé­lique fi­gure, sur la­quelle la dou­leur et sur­tout l’ombre so­len­nelle de la mort avaient ré­pandu une pré­coce ma­tu­rité, laissa à No­va­lis un sou­ve­nir im­pé­ris­sable et fu­nèbre. « Le soir s’est fait au­tour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pen­dant que je re­gar­dais se le­ver l’aurore de ma vie. » Si en­suite son étude fa­vo­rite de­vint la phi­lo­so­phie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-ai­mée : So­phie. Si en­suite il se dé­clara fer­vem­ment chré­tien, c’est que, dans le dé­chaî­ne­ment des mal­heurs de So­phie, il crut re­con­naître ceux de Jé­sus. Elle était, pour lui, l’être cé­leste qui était venu réa­li­ser un idéal jusque-là va­gue­ment pres­senti et rêvé, et main­te­nant contem­plé dans sa réa­lité :

« Des­cen­dons », dit-il4, « vers la tendre Fian­cée,
Vers notre Bien-Aimé Jé­sus !
Ve­nez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abat­tus…
 »

  1. En date du 10 avril 1817. Haut
  2. Par­fois trans­crit Gru­ningue. Haut
  1. Dans Henri Lich­ten­ber­ger, « No­va­lis », p. 55. Haut
  2. « Les Dis­ciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Jour­nal in­time », p. 90. Haut

comte de Platen, « Odes italiennes : poèmes »

éd. La Différence, coll. Littérature-Le Fleuve et l’Écho, Paris

éd. La Dif­fé­rence, coll. Lit­té­ra­ture-Le Fleuve et l’Écho, Pa­ris

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle des « Odes » (« Oden ») du comte Au­gust von Pla­ten, dit Au­guste de Pla­ten, poète al­le­mand (XIXe siècle). Il ap­par­te­nait à une fa­mille noble et fut des­tiné, se­lon un usage ré­pandu dans les pays ger­ma­niques, à l’état mi­li­taire. Mais une iro­nie du des­tin sem­bla prendre plai­sir à lui en­le­ver toute oc­ca­sion de briller sur un champ de ba­taille. Car le jour où il de­vint of­fi­cier dans l’armée, le 31 mars 1814, fut le jour même où les Al­liés met­taient fin à leur pre­mière cam­pagne de France. Et quand, lors de la deuxième, la di­vi­sion ba­va­roise dont il fai­sait par­tie passa le Rhin à Mann­heim, le 13 juin 1815, elle se trouva bien trop loin de Wa­ter­loo pour prendre part au moindre com­bat. Aussi, notre sol­dat ren­tra en Al­le­magne en n’ayant ac­com­pli, se­lon ses mots, qu’une « ac­tion pa­ci­fique »1 en cette guerre. L’amour d’une Fran­çaise émi­grée à Mu­nich, la jo­lie mar­quise Eu­phra­sie de Bois­sé­son, sem­bla dé­sor­mais poindre en son cœur. Voici à quelle oc­ca­sion il avait fait sa ren­contre : « À la suite de la vic­toire rem­por­tée sur la France, il y eut ce ma­tin un “Te Deum” à la cha­pelle royale où j’étais de ser­vice. La joie me fut don­née d’y ren­con­trer la jeune mar­quise de B. qui est cer­tai­ne­ment la plus jo­lie jeune fille à la Cour »2. Mais cet amour fé­mi­nin, le seul, pa­raît-il, de sa vie, fut vite dis­sipé. Confiné dans une fierté al­tière, un fa­rouche iso­le­ment, il mon­tra de plus en plus de mé­pris pour les temps où il vi­vait et les goûts do­mi­nants de sa na­tion, qui n’offraient à ses yeux que pla­ti­tude et bas­sesse. Voué au seul ser­vice de la beauté an­tique, « im­muable et tou­jours es­sen­tielle » (« un­wan­del­bar und stets be­deut­sam »), il par­tit pour le sol sa­cré de l’Italie, qu’il ap­pela sa vé­ri­table pa­trie, et dont il s’institua le grand prêtre. Ses poèmes en mètres « an­ti­qui­sants » al­le­mands, où il chanta tan­tôt les dé­cep­tions hu­maines, tan­tôt les ruines ma­jes­tueuses de Rome, tan­tôt Ve­nise et le « sou­pir éter­nel » qui sort des « pa­lais où trô­naient ja­dis la joie et l’allégresse »3, sont les fleurs les plus pré­cieuses de sa cou­ronne ly­rique. La dé­ca­dence pré­sente, la gloire dé­chue des ci­tés ita­liennes, ne je­tant plus que l’ombre de leurs an­ciens jours, se voit dé­plo­rée par lui avec une so­briété et une vé­rité de co­lo­ris qui font par­ta­ger au lec­teur l’émotion de l’écrivain. « Au­cun poète », dit le comte Adolphe de Cir­court, « n’a senti plus pro­fon­dé­ment que Pla­ten, n’a ex­primé avec plus de vé­rité, cette émo­tion gé­né­reuse que l’aspect d’une grande ruine, la dis­so­lu­tion d’une an­tique puis­sance fait éprou­ver aux âmes ca­pables de sym­pa­thie pour ce que la Terre voit pas­ser d’élevé. » « Je n’ai pu moins faire que de re­con­naître la ri­chesse de son ta­lent », nuance Gœthe4, « mais il lui manque l’amour. Ja­mais il n’exercera toute l’action qu’il au­rait dû. »

  1. « Jour­naux », p. 172. Haut
  2. id. p. 72. Haut
  1. « Son­nets d’amour et Son­nets vé­ni­tiens », p. 147. Haut
  2. « Conver­sa­tions avec Gœthe dans les der­nières an­nées de sa vie ; trad. par Jean Chu­ze­ville. Tome I », p. 170. Haut

comte de Platen, « Églogues et Idylles • L’Élégie “Au théâtre de Taormina” »

éd. La Différence, coll. Le Fleuve et l’Écho, Paris

éd. La Dif­fé­rence, coll. Le Fleuve et l’Écho, Pa­ris

Il s’agit des « Églogues et Idylles » (« Ek­lo­gen und Idyl­len ») et « L’Élégie “Au théâtre de Taor­mina” » (« Die Ele­gie “Im Thea­ter von Taor­mina” ») du comte Au­gust von Pla­ten, dit Au­guste de Pla­ten, poète al­le­mand (XIXe siècle). Il ap­par­te­nait à une fa­mille noble et fut des­tiné, se­lon un usage ré­pandu dans les pays ger­ma­niques, à l’état mi­li­taire. Mais une iro­nie du des­tin sem­bla prendre plai­sir à lui en­le­ver toute oc­ca­sion de briller sur un champ de ba­taille. Car le jour où il de­vint of­fi­cier dans l’armée, le 31 mars 1814, fut le jour même où les Al­liés met­taient fin à leur pre­mière cam­pagne de France. Et quand, lors de la deuxième, la di­vi­sion ba­va­roise dont il fai­sait par­tie passa le Rhin à Mann­heim, le 13 juin 1815, elle se trouva bien trop loin de Wa­ter­loo pour prendre part au moindre com­bat. Aussi, notre sol­dat ren­tra en Al­le­magne en n’ayant ac­com­pli, se­lon ses mots, qu’une « ac­tion pa­ci­fique »1 en cette guerre. L’amour d’une Fran­çaise émi­grée à Mu­nich, la jo­lie mar­quise Eu­phra­sie de Bois­sé­son, sem­bla dé­sor­mais poindre en son cœur. Voici à quelle oc­ca­sion il avait fait sa ren­contre : « À la suite de la vic­toire rem­por­tée sur la France, il y eut ce ma­tin un “Te Deum” à la cha­pelle royale où j’étais de ser­vice. La joie me fut don­née d’y ren­con­trer la jeune mar­quise de B. qui est cer­tai­ne­ment la plus jo­lie jeune fille à la Cour »2. Mais cet amour fé­mi­nin, le seul, pa­raît-il, de sa vie, fut vite dis­sipé. Confiné dans une fierté al­tière, un fa­rouche iso­le­ment, il mon­tra de plus en plus de mé­pris pour les temps où il vi­vait et les goûts do­mi­nants de sa na­tion, qui n’offraient à ses yeux que pla­ti­tude et bas­sesse. Voué au seul ser­vice de la beauté an­tique, « im­muable et tou­jours es­sen­tielle » (« un­wan­del­bar und stets be­deut­sam »), il par­tit pour le sol sa­cré de l’Italie, qu’il ap­pela sa vé­ri­table pa­trie, et dont il s’institua le grand prêtre. Ses poèmes en mètres « an­ti­qui­sants » al­le­mands, où il chanta tan­tôt les dé­cep­tions hu­maines, tan­tôt les ruines ma­jes­tueuses de Rome, tan­tôt Ve­nise et le « sou­pir éter­nel » qui sort des « pa­lais où trô­naient ja­dis la joie et l’allégresse »3, sont les fleurs les plus pré­cieuses de sa cou­ronne ly­rique. La dé­ca­dence pré­sente, la gloire dé­chue des ci­tés ita­liennes, ne je­tant plus que l’ombre de leurs an­ciens jours, se voit dé­plo­rée par lui avec une so­briété et une vé­rité de co­lo­ris qui font par­ta­ger au lec­teur l’émotion de l’écrivain. « Au­cun poète », dit le comte Adolphe de Cir­court, « n’a senti plus pro­fon­dé­ment que Pla­ten, n’a ex­primé avec plus de vé­rité, cette émo­tion gé­né­reuse que l’aspect d’une grande ruine, la dis­so­lu­tion d’une an­tique puis­sance fait éprou­ver aux âmes ca­pables de sym­pa­thie pour ce que la Terre voit pas­ser d’élevé. » « Je n’ai pu moins faire que de re­con­naître la ri­chesse de son ta­lent », nuance Gœthe4, « mais il lui manque l’amour. Ja­mais il n’exercera toute l’action qu’il au­rait dû. »

  1. « Jour­naux », p. 172. Haut
  2. id. p. 72. Haut
  1. « Son­nets d’amour et Son­nets vé­ni­tiens », p. 147. Haut
  2. « Conver­sa­tions avec Gœthe dans les der­nières an­nées de sa vie ; trad. par Jean Chu­ze­ville. Tome I », p. 170. Haut

comte de Platen, « Le Livre des épigrammes »

éd. La Différence, coll. Le Fleuve et l’Écho, Paris

éd. La Dif­fé­rence, coll. Le Fleuve et l’Écho, Pa­ris

Il s’agit des « Épi­grammes » (« Epi­gramme ») du comte Au­gust von Pla­ten, dit Au­guste de Pla­ten, poète al­le­mand (XIXe siècle). Il ap­par­te­nait à une fa­mille noble et fut des­tiné, se­lon un usage ré­pandu dans les pays ger­ma­niques, à l’état mi­li­taire. Mais une iro­nie du des­tin sem­bla prendre plai­sir à lui en­le­ver toute oc­ca­sion de briller sur un champ de ba­taille. Car le jour où il de­vint of­fi­cier dans l’armée, le 31 mars 1814, fut le jour même où les Al­liés met­taient fin à leur pre­mière cam­pagne de France. Et quand, lors de la deuxième, la di­vi­sion ba­va­roise dont il fai­sait par­tie passa le Rhin à Mann­heim, le 13 juin 1815, elle se trouva bien trop loin de Wa­ter­loo pour prendre part au moindre com­bat. Aussi, notre sol­dat ren­tra en Al­le­magne en n’ayant ac­com­pli, se­lon ses mots, qu’une « ac­tion pa­ci­fique »1 en cette guerre. L’amour d’une Fran­çaise émi­grée à Mu­nich, la jo­lie mar­quise Eu­phra­sie de Bois­sé­son, sem­bla dé­sor­mais poindre en son cœur. Voici à quelle oc­ca­sion il avait fait sa ren­contre : « À la suite de la vic­toire rem­por­tée sur la France, il y eut ce ma­tin un “Te Deum” à la cha­pelle royale où j’étais de ser­vice. La joie me fut don­née d’y ren­con­trer la jeune mar­quise de B. qui est cer­tai­ne­ment la plus jo­lie jeune fille à la Cour »2. Mais cet amour fé­mi­nin, le seul, pa­raît-il, de sa vie, fut vite dis­sipé. Confiné dans une fierté al­tière, un fa­rouche iso­le­ment, il mon­tra de plus en plus de mé­pris pour les temps où il vi­vait et les goûts do­mi­nants de sa na­tion, qui n’offraient à ses yeux que pla­ti­tude et bas­sesse. Voué au seul ser­vice de la beauté an­tique, « im­muable et tou­jours es­sen­tielle » (« un­wan­del­bar und stets be­deut­sam »), il par­tit pour le sol sa­cré de l’Italie, qu’il ap­pela sa vé­ri­table pa­trie, et dont il s’institua le grand prêtre. Ses poèmes en mètres « an­ti­qui­sants » al­le­mands, où il chanta tan­tôt les dé­cep­tions hu­maines, tan­tôt les ruines ma­jes­tueuses de Rome, tan­tôt Ve­nise et le « sou­pir éter­nel » qui sort des « pa­lais où trô­naient ja­dis la joie et l’allégresse »3, sont les fleurs les plus pré­cieuses de sa cou­ronne ly­rique. La dé­ca­dence pré­sente, la gloire dé­chue des ci­tés ita­liennes, ne je­tant plus que l’ombre de leurs an­ciens jours, se voit dé­plo­rée par lui avec une so­briété et une vé­rité de co­lo­ris qui font par­ta­ger au lec­teur l’émotion de l’écrivain. « Au­cun poète », dit le comte Adolphe de Cir­court, « n’a senti plus pro­fon­dé­ment que Pla­ten, n’a ex­primé avec plus de vé­rité, cette émo­tion gé­né­reuse que l’aspect d’une grande ruine, la dis­so­lu­tion d’une an­tique puis­sance fait éprou­ver aux âmes ca­pables de sym­pa­thie pour ce que la Terre voit pas­ser d’élevé. » « Je n’ai pu moins faire que de re­con­naître la ri­chesse de son ta­lent », nuance Gœthe4, « mais il lui manque l’amour. Ja­mais il n’exercera toute l’action qu’il au­rait dû. »

  1. « Jour­naux », p. 172. Haut
  2. id. p. 72. Haut
  1. « Son­nets d’amour et Son­nets vé­ni­tiens », p. 147. Haut
  2. « Conver­sa­tions avec Gœthe dans les der­nières an­nées de sa vie ; trad. par Jean Chu­ze­ville. Tome I », p. 170. Haut

comte de Platen, « Sonnets d’amour et Sonnets vénitiens »

éd. La Différence, coll. Orphée, Paris

éd. La Dif­fé­rence, coll. Or­phée, Pa­ris

Il s’agit des « Son­nets vé­ni­tiens » (« So­nette aus Ve­ne­dig ») et des « Son­nets d’amour » (« Lie­bes­so­nette ») du comte Au­gust von Pla­ten, dit Au­guste de Pla­ten, poète al­le­mand (XIXe siècle). Il ap­par­te­nait à une fa­mille noble et fut des­tiné, se­lon un usage ré­pandu dans les pays ger­ma­niques, à l’état mi­li­taire. Mais une iro­nie du des­tin sem­bla prendre plai­sir à lui en­le­ver toute oc­ca­sion de briller sur un champ de ba­taille. Car le jour où il de­vint of­fi­cier dans l’armée, le 31 mars 1814, fut le jour même où les Al­liés met­taient fin à leur pre­mière cam­pagne de France. Et quand, lors de la deuxième, la di­vi­sion ba­va­roise dont il fai­sait par­tie passa le Rhin à Mann­heim, le 13 juin 1815, elle se trouva bien trop loin de Wa­ter­loo pour prendre part au moindre com­bat. Aussi, notre sol­dat ren­tra en Al­le­magne en n’ayant ac­com­pli, se­lon ses mots, qu’une « ac­tion pa­ci­fique »1 en cette guerre. L’amour d’une Fran­çaise émi­grée à Mu­nich, la jo­lie mar­quise Eu­phra­sie de Bois­sé­son, sem­bla dé­sor­mais poindre en son cœur. Voici à quelle oc­ca­sion il avait fait sa ren­contre : « À la suite de la vic­toire rem­por­tée sur la France, il y eut ce ma­tin un “Te Deum” à la cha­pelle royale où j’étais de ser­vice. La joie me fut don­née d’y ren­con­trer la jeune mar­quise de B. qui est cer­tai­ne­ment la plus jo­lie jeune fille à la Cour »2. Mais cet amour fé­mi­nin, le seul, pa­raît-il, de sa vie, fut vite dis­sipé. Confiné dans une fierté al­tière, un fa­rouche iso­le­ment, il mon­tra de plus en plus de mé­pris pour les temps où il vi­vait et les goûts do­mi­nants de sa na­tion, qui n’offraient à ses yeux que pla­ti­tude et bas­sesse. Voué au seul ser­vice de la beauté an­tique, « im­muable et tou­jours es­sen­tielle » (« un­wan­del­bar und stets be­deut­sam »), il par­tit pour le sol sa­cré de l’Italie, qu’il ap­pela sa vé­ri­table pa­trie, et dont il s’institua le grand prêtre. Ses poèmes en mètres « an­ti­qui­sants » al­le­mands, où il chanta tan­tôt les dé­cep­tions hu­maines, tan­tôt les ruines ma­jes­tueuses de Rome, tan­tôt Ve­nise et le « sou­pir éter­nel » qui sort des « pa­lais où trô­naient ja­dis la joie et l’allégresse »3, sont les fleurs les plus pré­cieuses de sa cou­ronne ly­rique. La dé­ca­dence pré­sente, la gloire dé­chue des ci­tés ita­liennes, ne je­tant plus que l’ombre de leurs an­ciens jours, se voit dé­plo­rée par lui avec une so­briété et une vé­rité de co­lo­ris qui font par­ta­ger au lec­teur l’émotion de l’écrivain. « Au­cun poète », dit le comte Adolphe de Cir­court, « n’a senti plus pro­fon­dé­ment que Pla­ten, n’a ex­primé avec plus de vé­rité, cette émo­tion gé­né­reuse que l’aspect d’une grande ruine, la dis­so­lu­tion d’une an­tique puis­sance fait éprou­ver aux âmes ca­pables de sym­pa­thie pour ce que la Terre voit pas­ser d’élevé. » « Je n’ai pu moins faire que de re­con­naître la ri­chesse de son ta­lent », nuance Gœthe4, « mais il lui manque l’amour. Ja­mais il n’exercera toute l’action qu’il au­rait dû. »

  1. « Jour­naux », p. 172. Haut
  2. id. p. 72. Haut
  1. « Son­nets d’amour et Son­nets vé­ni­tiens », p. 147. Haut
  2. « Conver­sa­tions avec Gœthe dans les der­nières an­nées de sa vie ; trad. par Jean Chu­ze­ville. Tome I », p. 170. Haut