Il s’agit d’Abaï Kounanbaïouly 1, dit Abaï Kounanbaïev 2, poète éclairé et humaniste, intellectuel musulman, traducteur de Pouchkine, Lermontov et Krylov, père des lettres kazakhes (XIXe siècle). En 1956, Louis Aragon fondait la collection « Littératures soviétiques » chez Gallimard ; et parmi les œuvres choisies se trouvait le roman de Moukhtar Aouézov, « Abaï ». Dans son préambule, Aragon gratifiait le lecteur francophone de quelques aperçus sur le Kazakhstan ; et le roman d’Aouézov l’entraînait au cœur de la steppe, chez les Tobykty 3, la tribu d’Abaï, dont il retraçait la vie. Ce double travail renouvelait l’intérêt pour un poète qui avait ouvert les yeux des Kazakhs sur les choses du monde et suscitait les premières traductions des œuvres d’Abaï. Mais peut-être devrais-je moins parler d’Aragon et d’Aouézov que du poète kazakh qui est mon sujet. Abaï naissait en 1845. L’année suivante, le Kazakhstan était rattaché à la Russie. Le peuple était réduit au dernier degré de la misère ; il ne s’était pas encore délivré des chaînes de l’esclavage féodal, que déjà il tombait sous le joug cruel du tsarisme russe. Âme d’intellectuel, cœur de poète, Abaï comprendra les malheurs de ses compatriotes, et épris des idéaux de liberté, de justice, il brûlera du désir de les répandre autour de lui. Il débutera plein d’empressement, d’espérance. Hélas ! que de désillusions, que d’amères déceptions l’attendront dans la suite. Toute sa jeune énergie, toute sa robuste intelligence se consumera au milieu de l’indifférence générale. Et arrivé au seuil de la mort, « privé de forces » 4, il découvrira que rien n’a changé ; qu’il a trop manqué de soutiens ; que ses bons conseils ont laissé de marbre « tant de légions de [gens] enlisés dans leurs habitudes » 5 « proies faciles » 6 de chefs corrompus, de magistrats malhonnêtes, de mollahs ignares ou bien de leur propre veulerie et négligence. Il criera son désespoir, sa solitude spirituelle, ses vaines luttes contre l’inertie de son siècle dans ses poésies de maturité et surtout dans « Le Livre des dits » 7, ou littéralement « Les Paroles noires » (« Kara sözderi » 8), sorte de testament en prose. Puisant aux sources turco-persanes et russes, faite de sueur et de sang kazakhs, son œuvre littéraire se dressera, solitaire, dans le ciel de la steppe comme l’un de ces « cèdres du Liban altiers et élevés », l’un de ces « chênes du Bachân » célébrés dans la Bible 9.
Il n’existe pas moins de trois traductions françaises du « Livre des dits », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Antoine Garcia.
« Бұл жасқа келгенше жақсы өткіздік пе, жаман өткіздік пе, әйтеуір бірталай өмірімізді өткіздік : алыстық, жұлыстық, айтыстық, тартыстық — әурешілікті көре-көре келдік. Енді жер ортасы жасқа келдік : қажыдық, жалықтық ; қылып жүрген ісіміздің баянсызын, байлаусызын көрдік, бәрі қоршылық екенін білдік. Ал, енді қалған өмірімізді қайтіп, не қылып өткіземіз ? Соны таба алмай өзім де қайранмын. »
— Début dans la langue originale
« Ai-je bien ou mal vécu ? Ce dont je suis persuadé, c’est d’avoir franchi un long chemin de lutte et de polémiques, de souffrances et d’inquiétudes, pour arriver à cet âge où, privé de forces, rassasié de toute chose, j’ai découvert combien mes actes étaient précaires et stériles, combien mon existence a été humiliante. Que faire à présent, comment vivre le restant de mes jours ? L’absence de réponse à cette question me remplit de perplexité. »
— Début dans la traduction de M. Garcia
« Ai-je bien passé mon temps avant d’arriver à cet âge qui est le mien ? J’ai joui de la vie, j’ai pesé le pour et le contre, j’ai rivalisé avec mes adversaires, j’ai contesté leurs prétentions, j’ai lutté pour mes idées ; ma vie a été traversée de mille soins et de mille peines. Et je suis venu à maturité ; j’ai épuisé mes forces, je me suis lassé de tout, j’ai compris le caractère éphémère, la fragilité et la vanité de la vie humaine. Et cette pensée me tenaille : à quoi alors consacrer le reste de mes jours, à quoi m’occuper ? »
— Début dans la traduction de Mmes Gulnar Sarsikeieva, Kouliach Douissekova et M. Jacques Martin (éd. Bilim, Almaty)
« Me voici aussi un homme assez âgé. Une partie considérable de ma vie s’est déjà écoulée, tantôt me laissant un bon souvenir, tantôt me causant du chagrin. Toutes ces années, j’ai été obligé de prendre part à des querelles, à des disputes, je luttais pour me défendre, et voilà que je suis tellement fatigué que mes forces sont épuisées. À présent, moi et mes adversaires, nous sommes tous des vieillards : nous ne pouvons plus nous attaquer l’un l’autre, et une fatigue lourde nous fait nous taire. C’est que nous sommes déçus de nos affaires et persuadés qu’elles étaient vides de bon sens, vaines et d’un caractère d’esclavage. Et nous voici devant un grand problème de principe : comment devons-nous, à présent, passer le temps qui nous reste, de quelle manière l’utiliser ? Voici la question dont je n’arrive pas à trouver la réponse juste. »
— Début dans la traduction de M. Galymjan Moukanov (éd. Raouan, Almaty)
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- Traduction de M. Antoine Garcia (1995) [Source : Абай әлемі]
- Traduction de Mmes Gulnar Sarsikeieva, Kouliach Douissekova et M. Jacques Martin (2000) [Source : Абай әлемі]
- Traduction de M. Galymjan Moukanov (1994) [Source : Абай әлемі].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- « Abaï et ses Successeurs littéraires en France : regards d’auteurs français sur la littérature du Kazakhstan » (éd. Sanat, Almaty) [Source : Абай әлемі]
- Louis Aragon, « Préambule à “La Jeunesse d’Abaï” de Moukhtar Aouézov » (éd. Gallimard, coll. Littératures soviétiques, Paris).
- En kazakh Абай Құнанбайұлы. Autrefois transcrit Kunanbaïuly ou Kunanbaiuli. On rencontre aussi la graphie Ибраһим (Ibrahim), Abaï étant la déformation de ce prénom musulman. Autrefois transcrit Ibragim, Ibroghim ou Ibraghim.
- En russe Абай Кунанбаев. Parfois transcrit Kounanbaev, Kunanbaev, Qunanbaev, Kunanbaiev, Kunanbayev, Kounanbayev, Qunanbajev ou Kunanbajev.
- En kazakh Тобықты.
- p. 91.
- p. 74.
- p. 23.
- Autrefois traduit « Réflexions en prose », « Sermons » ou « Paroles édifiantes ».
- En kazakh « Қара сөздері ». On rencontre aussi la graphie « Қара сөз » (« Kara söz »). Parfois transcrit « Qara söz ».
- « Livre d’Isaïe », II, 13 ; « Zacharie », XI, 1-2 ; « Livre d’Ézéchiel », XXVII, 5-6 ; etc.