Il s’agit de « Torches et Lumignons » de Joseph-Henri Rosny. Sous le pseudonyme de Rosny se masque la collaboration littéraire entre deux frères : Joseph-Henri-Honoré Boëx et Séraphin-Justin-François Boëx. Ils naquirent, l’aîné en 1856, le jeune en 1859, d’une famille française, hollandaise et espagnole installée en Belgique. Ces origines diverses, leur instinct de curiosité, un âpre amour de la lutte — les Rosny étaient d’une rare vigueur musculaire —, leur hantise de la préhistoire, et jusque la fascination qu’exerçaient sur eux les terres inhospitalières et sauvages, firent naître chez eux le rêve de rejoindre les tribus indiennes qui hantaient encore les étendues lointaines du Canada. Londres d’abord et Paris ensuite n’étaient dans leur tête qu’une escale ; mais le destin les y fixa pour la vie et fit d’eux des prisonniers de ces villes tentaculaires que les Rosny allaient fouiller en profondeur, avec toute la passion que suscitent des contrées inconnues, des contrées humaines et brutales. Ils pénétrèrent dans les faubourgs sordides ; ils connurent les fournaises, les usines, les fabriques farouches et repoussantes, crachant leurs noires fumées dans le ciel, les dépotoirs à perte de vue, autour desquels grouillaient des hommes de fer et de feu. Cette vision exaltait les Rosny jusqu’aux larmes : « Le front contre sa vitre, il contemplait le faubourg sinistre, les hautes cheminées d’usine, avec l’impression d’une tuerie lente et invincible. Aurait-on le temps de sauver les hommes ?… De vastes espérances balayaient cette crainte » 1. À jamais égarés des horizons canadiens, les Rosny se consolèrent en créant une poétique des banlieues, à laquelle on doit leurs meilleures pages. L’impression qu’un autre tire d’une forêt vierge, d’une savane, d’une jungle, d’un abîme d’herbes, de ramures et de fauves, ils la tirèrent, aussi vierge, de l’étrange remous de la civilisation industrielle. Le sifflement des sirènes, le retentissement des enclumes, la rumeur des foules devint pour eux un bruit aussi religieux que l’appel des cloches. L’aspect féroce, puissant des travailleurs, à la sortie des ateliers, leur évoqua les temps primitifs où les premiers hommes se débattaient dans des combats violents contre les forces élémentaires de la nature. Dans leurs romans aux décors suburbains, qui rejoignent d’ailleurs leurs récits préhistoriques et scientifiques, puisqu’ils se penchent sur « tout l’antique mystère » 2 des devenirs de la vie — dans leurs romans, dis-je, les Rosny font voir que « la forêt vierge et les grandes industries ne sont pas des choses opposées, ce sont des choses analogues » ; qu’un « morceau de Paris, où s’entasse la grandeur de nos semblables, doit faire palpiter les artistes autant que la chute du Rhin à Schaffhouse » 3 ; que l’œuvre des hommes est non moins belle et monstrueuse que celle de la nature — ou plutôt, il est impossible de séparer l’une de l’autre.
journal intime
genre littéraire
Jesuthasan, « Shoba, itinéraire d’un réfugié »
Il s’agit de « Shoba, itinéraire d’un réfugié », autobiographie de M. Antonythasan Jesuthasan 1, acteur et auteur d’expression tamoule et française, engagé à l’adolescence dans le mouvement des Tigres tamouls, exilé en France. Il naquit en 1967 au village d’Allaipiddy 2, tout au Nord du Sri Lanka, près de Jaffna. C’était un lieu paisible cerné par les rizières et les forêts. « Les gamins de trois ou quatre ans se promenaient seuls dans la rue ; ils ne risquaient rien, car tout le monde se connaissait et tout le monde savait qui était le fils de qui. » 3 En 1979, notre gamin comprit qu’une guerre civile, quelque grand malheur couvait sous la cendre. La police cinghalaise venait d’arrêter deux séparatistes tamouls, de les torturer, puis de jeter leurs cadavres décapités sur le bord de la route. Au matin, M. Jesuthasan vit tout le village y accourir. « Aujourd’hui encore, je me rappelle les noms de ces deux rebelles : Inpam et Selvam… J’avais alors douze ans, et mon enfance s’achevait brutalement. » 4 En 1981, une autre émeute anti-tamoule éclata. La bibliothèque de Jaffna dont les flèches majestueuses étaient visibles depuis le village, fut incendiée par la police et les émeutiers en représailles de l’assassinat de deux policiers. Le feu emporta 95 000 ouvrages, parmi lesquels des manuscrits sur feuilles de palmier n’existant nulle part ailleurs et perdus sans retour pour l’humanité. « Tout le monde avait peur. L’atmosphère était très tendue. Nous étions si près de Jaffna, et la petite bande de mer qui nous [en] séparait semblait rétrécir de jour en jour. Et si les émeutiers franchissaient le pont ?… Les militaires étaient les pires : certains jours, à Jaffna, ils passaient en voiture et mitraillaient la foule au hasard. » Puis, il y eut juillet 1983. « Juillet noir ». Les Tigres tamouls, constitués en résistance armée, venaient de tuer treize militaires lors d’une attaque. Tandis que les corps étaient rapatriés, le gouvernement cinghalais décrétait le couvre-feu à Colombo et dans la province du Nord, qu’il livrait à la vindicte populaire. Durant les semaines suivantes, des foules déchaînées s’en prenaient aux Tamouls, brûlant leurs habitations, leurs commerces, leurs voitures. Combien de victimes ? L’ambassade d’Allemagne signalait 1 500 tués ; les estimations « officielles » — 371 tués et 100 000 autres sans abri 5. Et voilà qui acheva de convaincre les indécis à embrasser la cause des Tigres tamouls. M. Jesuthasan en fut. Il quitta sa maison en pleine nuit, comme un voleur, laissant seulement ces quelques mots d’adieu : « Je vais me battre pour mon peuple ».
- En tamoul அன்ரனிதாசன் யேசுதாசன். Également connu sous le surnom de Shoba Sakthi (ஷோபா சக்தி).
- En tamoul அல்லைப்பிட்டி.
- « Shoba, itinéraire d’un réfugié », p. 11.
- id. p. 27.
- « Résumé par le requérant de la situation politique au Sri Lanka » dans Commission européenne des droits de l’homme (Cour européenne des droits de l’homme), « Décisions et Rapports », vol. 52.
l’amiral Tchitchagov, « Mémoires »
Il s’agit de la recension β des « Mémoires [en langue française] » de l’amiral Pavel Vassiliévitch Tchitchagov 1, dit Paul Tchitchagov, sur qui tombèrent les reproches des Russes d’avoir laissé s’échapper Napoléon à la Bérézina. Il naquit en 1767. Fils d’une mère saxonne et d’un amiral russe (comme lui), il séjourna en Angleterre durant sa jeunesse et à Paris alors qu’il était ministre de la Marine ; il y respira l’air des Lumières. Il était « passionné ridiculement pour les Français » (Langeron) ; « le buste de Bonaparte était sur son bureau » (le comte de Maistre) ; et à ses yeux, l’armée du Danube et la flotte de la mer Noire qu’il commandait devaient être dirigées, par terre et par mer, contre un ennemi : les Turcs. Que de fois il avait rêvé de marcher sur Constantinople et de faire renaître un Empire orthodoxe, en excitant les Grecs et les Slaves à secouer le joug musulman qui leur était insupportable. Même au moment où Napoléon se précipitait sur la Russie, et que celle-ci signait un traité non moins précipité avec les Turcs, l’amiral Tchitchagov s’obstinait à répéter, à qui voulait l’entendre, qu’il se croyait sûr du succès de cette marche sur Constantinople qui lui paraissait « si vaste et si utile » 2 et qui eût changé les destins du monde. « Une entreprise de l’importance de celle de se porter sur Constantinople, qui [rendrait probable] la fondation d’un nouvel Empire », écrivait-il à l’Empereur de Russie avec qui il était constamment en rapport 3, « en frappant les esprits des alliés de Napoléon qui n’ont d’autre système que celui [où les] entraîne sa volonté, pourrait produire une espèce de suspension de leurs mouvements. Je [suis], d’ailleurs, si près de l’exécution de ce plan que dans huit jours j’aurais passé le Danube à la surprise des ennemis, et je me serais déjà trouvé près des Balkans avant que le divan de Bucarest en eût été instruit, et je me serais probablement trouvé aux portes de Constantinople avant que la nouvelle de mon départ fût parvenue, soit à la Cour d’Autriche soit à la connaissance de Napoléon ». Cependant, l’Empereur de Russie était d’avis que l’affaire de Constantinople pourrait être envisagée plus tard. Le centre autour duquel gravitaient ses préoccupations était Napoléon. Oublieux des Serbes, qu’il avait pourtant encouragés à l’insurrection, et qui furent les premières victimes du traité de Bucarest, il rappela l’armée de l’amiral vers le Nord et la destina à porter un coup de grâce à celle de Napoléon sur la Bérézina. C’était là la grande case au jeu d’échecs où les Français devaient mettre le pied s’ils étaient obligés de reculer, et c’était là où les Russes les embusqueraient.
- En russe Павел Васильевич Чичагов. Autrefois transcrit Tchichagov, Tchichagof, Tchitchagoff, Tchitchagof, Chichagov, Čičakov, Tchitchagow, Tchitschakof, Tchitschakoff, Chichagof, Tchichagoff, Tchitschagoff, Tschitschagoff, Tchitschakow, Tschitschakof, Tchitschakov, Tchichakoff, Čičagov, Tschitschagov, Tchichakov, Tchitchakov, Tchichakof, Tchichagow ou Chichagoff.
- Recension β, p. 406.
l’amiral Tchitchagov, « Mémoires »
Il s’agit de la recension α des « Mémoires [en langue française] » de l’amiral Pavel Vassiliévitch Tchitchagov 1, dit Paul Tchitchagov, sur qui tombèrent les reproches des Russes d’avoir laissé s’échapper Napoléon à la Bérézina. Il naquit en 1767. Fils d’une mère saxonne et d’un amiral russe (comme lui), il séjourna en Angleterre durant sa jeunesse et à Paris alors qu’il était ministre de la Marine ; il y respira l’air des Lumières. Il était « passionné ridiculement pour les Français » (Langeron) ; « le buste de Bonaparte était sur son bureau » (le comte de Maistre) ; et à ses yeux, l’armée du Danube et la flotte de la mer Noire qu’il commandait devaient être dirigées, par terre et par mer, contre un ennemi : les Turcs. Que de fois il avait rêvé de marcher sur Constantinople et de faire renaître un Empire orthodoxe, en excitant les Grecs et les Slaves à secouer le joug musulman qui leur était insupportable. Même au moment où Napoléon se précipitait sur la Russie, et que celle-ci signait un traité non moins précipité avec les Turcs, l’amiral Tchitchagov s’obstinait à répéter, à qui voulait l’entendre, qu’il se croyait sûr du succès de cette marche sur Constantinople qui lui paraissait « si vaste et si utile » 2 et qui eût changé les destins du monde. « Une entreprise de l’importance de celle de se porter sur Constantinople, qui [rendrait probable] la fondation d’un nouvel Empire », écrivait-il à l’Empereur de Russie avec qui il était constamment en rapport 3, « en frappant les esprits des alliés de Napoléon qui n’ont d’autre système que celui [où les] entraîne sa volonté, pourrait produire une espèce de suspension de leurs mouvements. Je [suis], d’ailleurs, si près de l’exécution de ce plan que dans huit jours j’aurais passé le Danube à la surprise des ennemis, et je me serais déjà trouvé près des Balkans avant que le divan de Bucarest en eût été instruit, et je me serais probablement trouvé aux portes de Constantinople avant que la nouvelle de mon départ fût parvenue, soit à la Cour d’Autriche soit à la connaissance de Napoléon ». Cependant, l’Empereur de Russie était d’avis que l’affaire de Constantinople pourrait être envisagée plus tard. Le centre autour duquel gravitaient ses préoccupations était Napoléon. Oublieux des Serbes, qu’il avait pourtant encouragés à l’insurrection, et qui furent les premières victimes du traité de Bucarest, il rappela l’armée de l’amiral vers le Nord et la destina à porter un coup de grâce à celle de Napoléon sur la Bérézina. C’était là la grande case au jeu d’échecs où les Français devaient mettre le pied s’ils étaient obligés de reculer, et c’était là où les Russes les embusqueraient.
- En russe Павел Васильевич Чичагов. Autrefois transcrit Tchichagov, Tchichagof, Tchitchagoff, Tchitchagof, Chichagov, Čičakov, Tchitchagow, Tchitschakof, Tchitschakoff, Chichagof, Tchichagoff, Tchitschagoff, Tschitschagoff, Tchitschakow, Tschitschakof, Tchitschakov, Tchichakoff, Čičagov, Tschitschagov, Tchichakov, Tchitchakov, Tchichakof, Tchichagow ou Chichagoff.
- Recension β, p. 406.
le lieutenant Sakurai, « “Niku-dan”, Mitraille humaine : récit du siège de Port-Arthur »
Il s’agit de « Mitraille humaine » 1 (« Niku-dan » 2), récit d’un réalisme farouche, publié en 1906 par le lieutenant Tadayoshi Sakurai 3. Parmi les témoignages sur la guerre russo-japonaise qui nous disent le mieux l’esprit des combattants japonais, on compte le livre d’un jeune officier de l’armée de terre, Sakurai, qui prit part à la campagne contre Port-Arthur et eut la main droite cassée au poignet, le bras gauche percé d’une balle et la jambe droite broyée d’un éclat d’obus. Tombé après plusieurs actes héroïques, on le crut mort. Il revint à lui alors qu’on était sur le point de brûler son corps affreusement mutilé, et que déjà la fatale nouvelle de son décès avait été annoncée à sa famille. Deux ans plus tard, il employait ses longs loisirs de convalescence à écrire de la main gauche — la seule épargnée par les projectiles ennemis — toutes ses impressions vécues de bataille et celles de la multitude de ses compagnons d’armes dont les cadavres s’étaient mêlés aux terres mornes et lugubres de la Mandchourie. Notre jeune lieutenant, inconnu jusqu’alors, eut le privilège d’une audience spéciale pour y recevoir les félicitations de l’Empereur. Son témoignage fut traduit dans vingt langues. Il ne contient ni vues d’ensemble, ni vues politiques, ni système. L’horizon, assez borné, est à taille d’homme et à hauteur de fusil. Mais on voit s’y épanouir comme une fleur de cerisier l’âme des soldats nippons, leur intense patriotisme, leur culte inébranlable de l’idéal, de l’honneur, du sens du devoir. À quels terribles sommets le Japon impérial avait porté les vertus de ce culte — poussées jusqu’au désir orgueilleux du sacrifice, jusqu’au mépris permanent de la mort — le lieutenant Tadayoshi le montre. Avec de pareils soldats, il était bien permis de parler de « boulets humains », de « mitraille humaine », surtout quand c’était un Nogi qui en disposait. On connaît le mot de ce général nippon : « La victoire est à celui qui sait souffrir un quart d’heure de plus que l’ennemi ».
Froug, « Le Mortier : pages de mon enfance »
dans « Anthologie des conteurs yiddish » (éd. F. Rieder et Cie, Paris), p. 79-97
Il s’agit du « Mortier : pages de mon enfance » de Siméon Froug 1, poète juif, qui a défini lui-même les motifs de son éternel « lamento » sur le sort de son peuple dans ces vers : « Je suis la harpe éolienne du sort de mon peuple, je suis l’écho de ses douleurs et souffrances » 2. On suppose aux tsars russes Alexandre III et Nicolas II quelque haine personnelle pour les Juifs. Et un examen impartial de leurs décrets les montre bien résolus, non à relever leurs ouailles orthodoxes, comme on aurait pu l’espérer, mais à rabaisser et mortifier le reste de leurs sujets. Un de leurs actes les plus importants — déjà prévu sous Catherine II, mais jamais tout à fait appliqué dans toute sa cruauté et sa barbarie — fut de refuser le droit aux Juifs de séjourner ailleurs que dans un fatal et tristement célèbre « parc humain », la « zone de résidence (juive) » 3 (« tcherta (iévreïskoï) ossedlosti » 4). La vie de ces familles, comprimée, enserrée dans l’étau d’une « zone » surpeuplée et moisie, où elles étaient réduites à mendier le pain quotidien, et aggravée par une série interminable de vexations et d’avanies, basses et mesquines, se prêtait très médiocrement à la poésie. La chape de monotonie qui écrasait ces misérables, le zèle capricieux des autorités locales, puis bientôt, la bestialité des pogroms — conséquence directe de la politique du mensonge et de la violence à laquelle le régime s’employait avec tant d’énergie — faisaient oublier les travaux des muses. Froug fut l’un des rares à mener à bien cet effroyable labeur de créer, tantôt en russe tantôt en yiddish, une langue poétique. Il osa y exprimer de la sensiblerie que de piètres esprits ont qualifiée de « mignonne et féminine » et il transporta son public vers les hauteurs où son génie l’entraînait lui-même. Né en 1860 comme fils d’humbles cultivateurs de la prairie ukrainienne, Froug cultiva son chant en serre chaude, à l’abri des courants littéraires. Ses premières poésies peignaient le paysan labourant la terre, ou se reposant dans un sommeil profond et mérité. « N’étaient les conditions de la vie, qui en ont fait un poète de jérémiades, Froug aurait pu devenir un Koltsov juif », dit Meyer Isser Pinès. Ce ne fut que lorsque les misères physiques et le désespoir de son peuple, rappelant ceux de l’ancienne Judée, menacèrent de l’étouffer, que ses poésies changèrent d’âme et de sujet, et qu’il accorda sa harpe aux complaintes du ghetto. « Rien dans notre vie triste », écrit notre poète 5, « rien ne me fait tant de peine que l’aspect extérieur d’un Juif : son dos voûté, ses joues creuses, ses mains maigres, sa poitrine étroite… l’ombre noire de la peur qui est continuellement sur son visage. Ces yeux… moitié rêveurs et moitié craintifs, qui courent sans cesse d’un point à l’autre, comme s’ils cherchaient un abri, pour se cacher, se sauver d’un danger énorme et imminent ; ces lèvres pâles qui… semblent prêtes à chaque instant à prononcer les mots : “Me voilà, je me sauve !” Tout cet être qui tremble au bruit d’une feuille… me fait éternellement saigner le cœur. »
Abaï, « Poésie et Prose »
Il s’agit d’Abaï Kounanbaïouly 1, dit Abaï Kounanbaïev 2, poète éclairé et humaniste, intellectuel musulman, traducteur de Pouchkine, Lermontov et Krylov, père des lettres kazakhes (XIXe siècle). En 1956, Louis Aragon fondait la collection « Littératures soviétiques » chez Gallimard ; et parmi les œuvres choisies se trouvait le roman de Moukhtar Aouézov, « Abaï ». Dans son préambule, Aragon gratifiait le lecteur francophone de quelques aperçus sur le Kazakhstan ; et le roman d’Aouézov l’entraînait au cœur de la steppe, chez les Tobykty 3, la tribu d’Abaï, dont il retraçait la vie. Ce double travail renouvelait l’intérêt pour un poète qui avait ouvert les yeux des Kazakhs sur les choses du monde et suscitait les premières traductions des œuvres d’Abaï. Mais peut-être devrais-je moins parler d’Aragon et d’Aouézov que du poète kazakh qui est mon sujet. Abaï naissait en 1845. L’année suivante, le Kazakhstan était rattaché à la Russie. Le peuple était réduit au dernier degré de la misère ; il ne s’était pas encore délivré des chaînes de l’esclavage féodal, que déjà il tombait sous le joug cruel du tsarisme russe. Âme d’intellectuel, cœur de poète, Abaï comprendra les malheurs de ses compatriotes, et épris des idéaux de liberté, de justice, il brûlera du désir de les répandre autour de lui. Il débutera plein d’empressement, d’espérance. Hélas ! que de désillusions, que d’amères déceptions l’attendront dans la suite. Toute sa jeune énergie, toute sa robuste intelligence se consumera au milieu de l’indifférence générale. Et arrivé au seuil de la mort, « privé de forces » 4, il découvrira que rien n’a changé ; qu’il a trop manqué de soutiens ; que ses bons conseils ont laissé de marbre « tant de légions de [gens] enlisés dans leurs habitudes » 5 « proies faciles » 6 de chefs corrompus, de magistrats malhonnêtes, de mollahs ignares ou bien de leur propre veulerie et négligence. Il criera son désespoir, sa solitude spirituelle, ses vaines luttes contre l’inertie de son siècle dans ses poésies de maturité et surtout dans « Le Livre des dits » 7, ou littéralement « Les Paroles noires » (« Kara sözderi » 8), sorte de testament en prose. Puisant aux sources turco-persanes et russes, faite de sueur et de sang kazakhs, son œuvre littéraire se dressera, solitaire, dans le ciel de la steppe comme l’un de ces « cèdres du Liban altiers et élevés », l’un de ces « chênes du Bachân » célébrés dans la Bible 9.
- En kazakh Абай Құнанбайұлы. Autrefois transcrit Kunanbaïuly ou Kunanbaiuli. On rencontre aussi la graphie Ибраһим (Ibrahim), Abaï étant la déformation de ce prénom musulman. Autrefois transcrit Ibragim, Ibroghim ou Ibraghim.
- En russe Абай Кунанбаев. Parfois transcrit Kounanbaev, Kunanbaev, Qunanbaev, Kunanbaiev, Kunanbayev, Kounanbayev, Qunanbajev ou Kunanbajev.
- En kazakh Тобықты.
- p. 91.
- p. 74.
- p. 23.
- Autrefois traduit « Réflexions en prose », « Sermons » ou « Paroles édifiantes ».
- En kazakh « Қара сөздері ». On rencontre aussi la graphie « Қара сөз » (« Kara söz »). Parfois transcrit « Qara söz ».
- « Livre d’Isaïe », II, 13 ; « Zacharie », XI, 1-2 ; « Livre d’Ézéchiel », XXVII, 5-6 ; etc.
« Visite chez Lu You, poète chinois du XIIᵉ siècle »
dans « Une Robe de papier pour Xue Tao : choix de textes inédits de littérature chinoise » (éd. Espaces & Signes, Paris), p. 9-13
Il s’agit de Lu You 1, un des poètes chinois les plus féconds (XIIe siècle apr. J.-C.). La quantité innombrable des compositions poétiques de Lu You (dix mille de conservées, un nombre égal de perdues) ne manque pas d’étonner, et le sinologue est comme surpris et effrayé quand il voit se déployer devant lui le vaste champ de ces poésies, ne sachant trop quelles limites imposer à son étude ; et surtout, hésitant à faire un choix. Si, dans ce dessein, il se fie au goût des autochtones, c’est-à-dire s’il aborde seulement les poésies regardées comme sublimes par les Chinois, il fera fausse route. Trop souvent, celles-ci ne sont appréciées que pour leurs thèmes patriotiques et leur esprit de résistance, qui serviront de modèles aux « Poésies complètes » d’un Mao Tsé-toung. En vérité, Lu You fut un poète d’une inspiration extrêmement variée. Les fleurs qu’il cueillit furent des plus diverses. Il prit son bien là où il le trouva ; et les proclamations patriotiques de ses débuts ont tendance à s’éclipser, surtout vers la fin de sa vie, devant un éloge des paysages campagnards ou le détachement d’un sage niché au fond des montagnes et forêts : « Son œuvre prolifique tisse la chronique de son quotidien, avec… un penchant inné pour la nature et les joies de la vie campagnarde qui le rapproche de Tao Yuan ming. Sa philosophie de la vie, inspirée par le détachement taoïste, transparaît dans “Adresse à mes visiteurs” : “À l’ombre des mûriers les senteurs de cent herbes / À midi le vent frais le bruit des dévidoirs à soie / Visiteurs, taisez-vous sur les affaires du monde / Et partagez plutôt avec monts et forêts la longue journée d’été” », explique M. Guilhem Fabre 2. Lu You appelait son atelier « le nid aux livres » (« shu chao » 3). Il n’y recevait pas d’invités et n’y accueillait pas son épouse ni ses enfants. Perchés sur les étagères, alignés par devant, couchés pêle-mêle sur son lit, où qu’on portât le regard, on y voyait des livres. Qu’il mangeât, bût, se levât ou s’assît ; qu’il souffrît ou gémît ; qu’il fût triste ou se mît en colère, ce n’était jamais sans un livre. Si d’aventure il songeait à sortir, le désordre inextricable des livres l’enserrait comme des branches entremêlées, et il ne pouvait avancer. Alors, il disait en riant : « N’est-ce pas là ce que j’appelle mon “nid” ? » 4
- En chinois 陸游. Autrefois transcrit Lou Yeou, Lu Yiu ou Lu Yu. À ne pas confondre avec Lu Yu, l’auteur du « Classique du thé », qui vécut quatre siècles plus tôt.
- « Instants éternels : cent et quelques poèmes connus par cœur en Chine » (éd. La Différence, Paris), p. 261.
« Lapérouse et ses Compagnons dans la baie d’Hudson : textes »
Il s’agit du « Journal de navigation » 1 de Jean-François de La Pérouse et de la « Relation de l’expédition commandée par La Pérouse pour la [destruction] des établissements anglais de la baie d’Hudson » de Paul Monneron. La célébrité du grand voyage autour du monde de La Pérouse est cause que ses précédents exploits sont restés dans l’ombre. La rude expédition menée par lui et ses compagnons en 1782 contre les forts anglais de la baie d’Hudson lors de la guerre soutenue par la France pour l’indépendance des États-Unis est peu connue. Des papiers de première importance relatifs à ces faits, entre autres le « Journal de navigation » de La Pérouse, n’ont été édités qu’en 2012, après un oubli de 230 ans. Et encore, leur éditeur craignant — je ne sais trop comment ni pourquoi — d’alimenter « le mythe d’une expédition dans des mers inconnues, en réalité fréquentées depuis longtemps… — vision trop française des événements », n’a-t-il exposé que les défauts et tu tous les mérites de ce « raid » — expédition pourtant délicate, dans des mers difficiles, dont La Pérouse s’était acquitté en marin consommé et en homme alliant les sentiments d’humanité avec les exigences du devoir. « Rien », dit cet éditeur dans un jugement sévère, pour ne pas dire injuste 2, « ne permet de penser que les résultats de la campagne dans la baie d’Hudson aient pu avoir les moindres conséquences décisives… [Chez les Anglais] ce petit désastre semble avoir été bien supporté, y compris par la hiérarchie de la Compagnie… Tous les responsables avaient retrouvé leur poste l’année suivante ». La Pérouse s’était faufilé à travers des brumes presque continuelles, qui ne lui permettaient que rarement d’observer la hauteur du soleil. Il avait navigué à l’estime, triomphant des éléments ligués contre lui. Il s’était rendu maître des établissements anglais, complètement isolés sur ces rivages lointains ; mais il n’avait pas oublié, en même temps, les égards qu’on doit au malheur. Laissant la vie sauve aux vaincus, il leur avait cédé une quantité suffisante de vivres, de poudre et de plomb, afin qu’ils pussent être en état de rejoindre les leurs. À ce geste humanitaire, il en avait ajouté un autre. Parmi les papiers du fort d’York Factory, il avait trouvé le journal manuscrit des explorations de Samuel Hearne pour le compte de la Compagnie d’Hudson. Il l’avait remis intact à son auteur, à la condition expresse que celui-ci le fît imprimer dès son retour en Angleterre.
le major de Rostaing, « Prise et Destruction des forts anglais du Prince-de-Galles et d’York [Factory] » • La Pérouse, « Rapport au ministre de la Marine sur cette expédition »
Il s’agit de la « Relation inédite : prise et destruction des forts anglais du Prince-de-Galles et d’York [Factory] » du major Joseph de Rostaing et du « Rapport au ministre de la Marine et des Colonies sur l’expédition de la baie d’Hudson » 1 de Jean-François de La Pérouse. La célébrité du grand voyage autour du monde de La Pérouse est cause que ses précédents exploits sont restés dans l’ombre. La rude expédition menée par lui et ses compagnons en 1782 contre les forts anglais de la baie d’Hudson lors de la guerre soutenue par la France pour l’indépendance des États-Unis est peu connue. Des papiers de première importance relatifs à ces faits, entre autres le « Journal de navigation » de La Pérouse, n’ont été édités qu’en 2012, après un oubli de 230 ans. Et encore, leur éditeur craignant — je ne sais trop comment ni pourquoi — d’alimenter « le mythe d’une expédition dans des mers inconnues, en réalité fréquentées depuis longtemps… — vision trop française des événements », n’a-t-il exposé que les défauts et tu tous les mérites de ce « raid » — expédition pourtant délicate, dans des mers difficiles, dont La Pérouse s’était acquitté en marin consommé et en homme alliant les sentiments d’humanité avec les exigences du devoir. « Rien », dit cet éditeur dans un jugement sévère, pour ne pas dire injuste 2, « ne permet de penser que les résultats de la campagne dans la baie d’Hudson aient pu avoir les moindres conséquences décisives… [Chez les Anglais] ce petit désastre semble avoir été bien supporté, y compris par la hiérarchie de la Compagnie… Tous les responsables avaient retrouvé leur poste l’année suivante ». La Pérouse s’était faufilé à travers des brumes presque continuelles, qui ne lui permettaient que rarement d’observer la hauteur du soleil. Il avait navigué à l’estime, triomphant des éléments ligués contre lui. Il s’était rendu maître des établissements anglais, complètement isolés sur ces rivages lointains ; mais il n’avait pas oublié, en même temps, les égards qu’on doit au malheur. Laissant la vie sauve aux vaincus, il leur avait cédé une quantité suffisante de vivres, de poudre et de plomb, afin qu’ils pussent être en état de rejoindre les leurs. À ce geste humanitaire, il en avait ajouté un autre. Parmi les papiers du fort d’York Factory, il avait trouvé le journal manuscrit des explorations de Samuel Hearne pour le compte de la Compagnie d’Hudson. Il l’avait remis intact à son auteur, à la condition expresse que celui-ci le fît imprimer dès son retour en Angleterre.
- Également connu sous le titre de « Lettre écrite au marquis de Castries, ministre et secrétaire d’État au département de la Marine, par M. de La Pérouse, capitaine de vaisseau, commandant une division du roi ; à bord du “Sceptre”, dans le détroit d’Hudson, le 6 septembre 1782 ».
La Monneraye, « Souvenirs de 1760 à 1791 »
Il s’agit de l’« Expédition de la baie d’Hudson (1782) » et autres souvenirs de Pierre-Bruno-Jean de La Monneraye. La célébrité du grand voyage autour du monde de La Pérouse est cause que ses précédents exploits sont restés dans l’ombre. La rude expédition menée par lui et ses compagnons en 1782 contre les forts anglais de la baie d’Hudson lors de la guerre soutenue par la France pour l’indépendance des États-Unis est peu connue. Des papiers de première importance relatifs à ces faits, entre autres le « Journal de navigation » de La Pérouse, n’ont été édités qu’en 2012, après un oubli de 230 ans. Et encore, leur éditeur craignant — je ne sais trop comment ni pourquoi — d’alimenter « le mythe d’une expédition dans des mers inconnues, en réalité fréquentées depuis longtemps… — vision trop française des événements », n’a-t-il exposé que les défauts et tu tous les mérites de ce « raid » — expédition pourtant délicate, dans des mers difficiles, dont La Pérouse s’était acquitté en marin consommé et en homme alliant les sentiments d’humanité avec les exigences du devoir. « Rien », dit cet éditeur dans un jugement sévère, pour ne pas dire injuste 1, « ne permet de penser que les résultats de la campagne dans la baie d’Hudson aient pu avoir les moindres conséquences décisives… [Chez les Anglais] ce petit désastre semble avoir été bien supporté, y compris par la hiérarchie de la Compagnie… Tous les responsables avaient retrouvé leur poste l’année suivante ». La Pérouse s’était faufilé à travers des brumes presque continuelles, qui ne lui permettaient que rarement d’observer la hauteur du soleil. Il avait navigué à l’estime, triomphant des éléments ligués contre lui. Il s’était rendu maître des établissements anglais, complètement isolés sur ces rivages lointains ; mais il n’avait pas oublié, en même temps, les égards qu’on doit au malheur. Laissant la vie sauve aux vaincus, il leur avait cédé une quantité suffisante de vivres, de poudre et de plomb, afin qu’ils pussent être en état de rejoindre les leurs. À ce geste humanitaire, il en avait ajouté un autre. Parmi les papiers du fort d’York Factory, il avait trouvé le journal manuscrit des explorations de Samuel Hearne pour le compte de la Compagnie d’Hudson. Il l’avait remis intact à son auteur, à la condition expresse que celui-ci le fît imprimer dès son retour en Angleterre.
Novalis, « Les Disciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Journal intime »
Il s’agit des « Disciples à Saïs » (« Die Lehrlinge zu Sais ») et autres œuvres de Novalis, romantique allemand, ancêtre lointain du symbolisme (XVIIIe siècle). Le comte de Platen écrit dans ses « Journaux » 1 : « On est pour les romantiques allemands, [mais] moi, j’aime les Anciens. On m’a lu un jour une poésie de Novalis, dont je n’ai pas compris une seule syllabe ». Il est vrai que l’œuvre de Novalis est l’une des plus énigmatiques, l’une des moins compréhensibles de la poésie allemande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code secret, un chiffre dont la clef s’appelle Sophie von Kühn, dite Sophie de Kühn. C’est au cours d’une tournée administrative, en 1795, que Novalis rencontra, au château de Grüningen 2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui devait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas encore treize printemps. Il tomba aussitôt sous son charme et bientôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rêveur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, suivant le mot de Novalis, naquit une idylle aussi insolite que brève. Sophie mourait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souffrances causées par une tumeur. Sa fragile et angélique figure, sur laquelle la douleur et surtout l’ombre solennelle de la mort avaient répandu une précoce maturité, laissa à Novalis un souvenir impérissable et funèbre. « Le soir s’est fait autour de moi », dit-il trois jours plus tard 3, « pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie. » Si ensuite son étude favorite devint la philosophie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-aimée : Sophie. Si ensuite il se déclara fervemment chrétien, c’est que, dans le déchaînement des malheurs de Sophie, il crut reconnaître ceux de Jésus. Elle était, pour lui, l’être céleste qui était venu réaliser un idéal jusque-là vaguement pressenti et rêvé, et maintenant contemplé dans sa réalité :
« Descendons », dit-il 4, « vers la tendre Fiancée,
Vers notre Bien-Aimé Jésus !
Venez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abattus… »
- Dans Henri Lichtenberger, « Novalis », p. 55.
- « Les Disciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Journal intime », p. 90.
comte de Platen, « Journaux, [ou] Mémorandum de ma vie (1813-1835) »
Il s’agit des « Journaux » (« Die Tagebücher »), ou « Mémorandum de ma vie » (« Memorandum meines Lebens ») du comte August von Platen, dit Auguste de Platen, poète allemand (XIXe siècle). Il appartenait à une famille noble et fut destiné, selon un usage répandu dans les pays germaniques, à l’état militaire. Mais une ironie du destin sembla prendre plaisir à lui enlever toute occasion de briller sur un champ de bataille. Car le jour où il devint officier dans l’armée, le 31 mars 1814, fut le jour même où les Alliés mettaient fin à leur première campagne de France. Et quand, lors de la deuxième, la division bavaroise dont il faisait partie passa le Rhin à Mannheim, le 13 juin 1815, elle se trouva bien trop loin de Waterloo pour prendre part au moindre combat. Aussi, notre soldat rentra en Allemagne en n’ayant accompli, selon ses mots, qu’une « action pacifique » 1 en cette guerre. L’amour d’une Française émigrée à Munich, la jolie marquise Euphrasie de Boisséson, sembla désormais poindre en son cœur. Voici à quelle occasion il avait fait sa rencontre : « À la suite de la victoire remportée sur la France, il y eut ce matin un “Te Deum” à la chapelle royale où j’étais de service. La joie me fut donnée d’y rencontrer la jeune marquise de B. qui est certainement la plus jolie jeune fille à la Cour » 2. Mais cet amour féminin, le seul, paraît-il, de sa vie, fut vite dissipé. Confiné dans une fierté altière, un farouche isolement, il montra de plus en plus de mépris pour les temps où il vivait et les goûts dominants de sa nation, qui n’offraient à ses yeux que platitude et bassesse. Voué au seul service de la beauté antique, « immuable et toujours essentielle » (« unwandelbar und stets bedeutsam »), il partit pour le sol sacré de l’Italie, qu’il appela sa véritable patrie, et dont il s’institua le grand prêtre. Ses poèmes en mètres « antiquisants » allemands, où il chanta tantôt les déceptions humaines, tantôt les ruines majestueuses de Rome, tantôt Venise et le « soupir éternel » qui sort des « palais où trônaient jadis la joie et l’allégresse » 3, sont les fleurs les plus précieuses de sa couronne lyrique. La décadence présente, la gloire déchue des cités italiennes, ne jetant plus que l’ombre de leurs anciens jours, se voit déplorée par lui avec une sobriété et une vérité de coloris qui font partager au lecteur l’émotion de l’écrivain. « Aucun poète », dit le comte Adolphe de Circourt, « n’a senti plus profondément que Platen, n’a exprimé avec plus de vérité, cette émotion généreuse que l’aspect d’une grande ruine, la dissolution d’une antique puissance fait éprouver aux âmes capables de sympathie pour ce que la Terre voit passer d’élevé. » « Je n’ai pu moins faire que de reconnaître la richesse de son talent », nuance Gœthe 4, « mais il lui manque l’amour. Jamais il n’exercera toute l’action qu’il aurait dû. »
- « Sonnets d’amour et Sonnets vénitiens », p. 147.
- « Conversations avec Gœthe dans les dernières années de sa vie ; trad. par Jean Chuzeville. Tome I », p. 170.