Novalis, « Les Disciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Journal intime »

éd. Fata Morgana, Saint-Clément

éd. Fata Mor­gana, Saint-Clé­ment

Il s’agit des « Dis­ciples à Saïs » (« Die Lehr­linge zu Sais ») et autres œuvres de No­va­lis, ro­man­tique al­le­mand, an­cêtre loin­tain du sym­bo­lisme (XVIIIe siècle). Le comte de Pla­ten écrit dans ses « Jour­naux »1 : « On est pour les ro­man­tiques al­le­mands, [mais] moi, j’aime les An­ciens. On m’a lu un jour une poé­sie de No­va­lis, dont je n’ai pas com­pris une seule syl­labe ». Il est vrai que l’œuvre de No­va­lis est l’une des plus énig­ma­tiques, l’une des moins com­pré­hen­sibles de la poé­sie al­le­mande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code se­cret, un chiffre dont la clef s’appelle So­phie von Kühn, dite So­phie de Kühn. C’est au cours d’une tour­née ad­mi­nis­tra­tive, en 1795, que No­va­lis ren­con­tra, au châ­teau de Grü­nin­gen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui de­vait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas en­core treize prin­temps. Il tomba aus­si­tôt sous son charme et bien­tôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rê­veur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, sui­vant le mot de No­va­lis, na­quit une idylle aussi in­so­lite que brève. So­phie mou­rait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souf­frances cau­sées par une tu­meur. Sa fra­gile et an­gé­lique fi­gure, sur la­quelle la dou­leur et sur­tout l’ombre so­len­nelle de la mort avaient ré­pandu une pré­coce ma­tu­rité, laissa à No­va­lis un sou­ve­nir im­pé­ris­sable et fu­nèbre. « Le soir s’est fait au­tour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pen­dant que je re­gar­dais se le­ver l’aurore de ma vie. » Si en­suite son étude fa­vo­rite de­vint la phi­lo­so­phie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-ai­mée : So­phie. Si en­suite il se dé­clara fer­vem­ment chré­tien, c’est que, dans le dé­chaî­ne­ment des mal­heurs de So­phie, il crut re­con­naître ceux de Jé­sus. Elle était, pour lui, l’être cé­leste qui était venu réa­li­ser un idéal jusque-là va­gue­ment pres­senti et rêvé, et main­te­nant contem­plé dans sa réa­lité :

« Des­cen­dons », dit-il4, « vers la tendre Fian­cée,
Vers notre Bien-Aimé Jé­sus !
Ve­nez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abat­tus…
 »

de­ve­nir étran­ger à la terre, se mettre en re­la­tion avec les es­prits

Comme saint Paul, il ne vit dé­sor­mais, en toute chose vi­sible, qu’une ap­pa­rence, qu’un re­flet énig­ma­tique (« per spe­cu­lum in ænig­mate »5) de la di­vi­nité in­vi­sible, de l’invisible So­phie. Peu à peu, ses yeux se dé­tour­nèrent des réa­li­tés les plus po­si­tives pour ne re­gar­der que l’au-delà. Il vou­lut de­ve­nir étran­ger à la terre, se mettre en re­la­tion avec les es­prits. Les mi­lieux oc­cul­tistes et franc-ma­çon­niques ex­ci­tèrent de plus en plus sa cu­rio­sité fé­brile. Aussi, si ses pre­mières poé­sies gardent une cer­taine net­teté de l’esprit, une cer­taine santé, un cer­tain équi­libre mys­tique, sou­vent ses « Frag­ments » dé­gé­nèrent en hal­lu­ci­na­tions, en étranges « amal­games », en « éton­nantes ana­lo­gies, obs­cures, trem­blantes, fu­gi­tives… qui s’évanouissent avant qu’on ait com­pris »6, et où même les lec­teurs in­dul­gents constatent presque un cas de dé­lire mé­lan­co­lique. « De telles hal­lu­ci­na­tions », dit M. Jean-Jacques Bedu, « se mul­ti­plient et il est bien dif­fi­cile d’établir si elles sont dues à une réelle illu­mi­na­tion ; ou à l’abus d’opium qu’il prend pour sou­la­ger les dou­leurs de la tu­ber­cu­lose qui le mine et va bien­tôt l’emporter. »

Il n’existe pas moins de quatre tra­duc­tions fran­çaises des « Dis­ciples à Saïs », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Gus­tave Roud.

« Man­nig­fache Wege ge­hen die Men­schen. Wer sie ver­folgt und ver­gleicht, wird wun­der­liche Fi­gu­ren ents­te­hen sehn ; Fi­gu­ren, die zu je­ner großen Chif­fern­schrift zu gehö­ren schei­nen, die man übe­rall, auf Flü­geln, Eier­scha­len, in Wol­ken, im Schnee, in Kris­tal­len und in Stein­bil­dun­gen, auf ge­frie­ren­den Was­sern, im In­nern und Äußern der Ge­birge, der Pflan­zen, der Tiere, der Men­schen, in den Lich­tern des Him­mels, auf berühr­ten und ges­tri­che­nen Schei­ben von Pech und Glas, in den Feilspä­nen um den Ma­gnet her, und son­der­ba­ren Kon­junk­tu­ren des Zu­falls, er­blickt. In ih­nen ahn­det man den Schlüs­sel die­ser Wun­der­schrift, die Spra­chlehre der­sel­ben ; al­lein die Ahn­dung will sich selbst in keine feste For­men fü­gen, und scheint kein hö­he­rer Schlüs­sel wer­den zu wol­len. Ein “Al­ka­hest” scheint über die Sinne der Men­schen aus­ge­gos­sen zu sein. Nur au­gen­bli­ck­lich schei­nen ihre Wünsche, ihre Ge­dan­ken sich zu ver­dich­ten. »
— Dé­but dans la langue ori­gi­nale

« C’est par des che­mins di­vers que vont les hommes. Qui les suit et les com­pare verra d’étranges fi­gures prendre nais­sance. Fi­gures qui ap­par­tiennent, semble-t-il, à cette grande écri­ture chif­frée que l’on aper­çoit par­tout : sur les ailes, sur les co­quilles des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cris­taux et les pé­tri­fi­ca­tions, sur les eaux qui gèlent, à l’intérieur et à l’extérieur des roches, des plantes, des ani­maux, des hommes, dans les étoiles du ciel, sur les pla­teaux de ré­sine et de verre frot­tés et mis en contact, dans les courbes de la li­maille au­tour de l’aimant et dans les sur­pre­nantes conjonc­tures du ha­sard. On pressent dans ces fi­gures la clef de cette écri­ture se­crète, sa gram­maire ; mais ce pres­sen­ti­ment lui-même ne se laisse pas ré­duire en formes fixes et se re­fuse, semble-t-il, à de­ve­nir une clef plus ef­fi­cace. On di­rait qu’un “al­ca­hest”7 s’est ré­pandu sur les sens de l’homme. Par ins­tants seule­ment, ses dé­sirs, ses pen­sées pa­raissent prendre corps. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Roud

« Les hommes vont de mul­tiples che­mins. Qui les suit et les com­pare verra se for­mer d’étranges fi­gures ; fi­gures qui semblent ap­par­te­nir à cette grande écri­ture chif­frée que l’on aper­çoit par­tout : sur les ailes, sur les co­quilles d’œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cris­taux, dans la for­ma­tion des pierres, sur les eaux ge­lées, à l’intérieur et à l’extérieur des mon­tagnes, des plantes, des ani­maux, des hommes, dans les lu­mières du ciel, sur les coupes po­lies et ef­fleu­rées de brai et de verre, dans la li­maille au­tour de l’aimant et dans les étranges conjonc­tures du ha­sard. On y pressent la clef de cette écri­ture pro­di­gieuse, sa gram­maire ; mais ce pres­sen­ti­ment re­chigne à prendre une forme fixe, et il semble ne pas vou­loir de­ve­nir la clef su­pé­rieure. Un “al­ca­hest” semble avoir été versé sur les sens des hommes. Par ins­tants seule­ment, leurs sou­haits, leurs pen­sées semblent se com­pri­mer. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Au­gus­tin Du­mont (« Hymnes à la nuit • Chants spi­ri­tuels • Dis­ciples à Saïs », éd. Les Belles Lettres, coll. Bi­blio­thèque al­le­mande, Pa­ris)

« Les hommes vont de mul­tiples che­mins. Ce­lui qui les suit et qui les com­pare verra naître des fi­gures qui semblent ap­par­te­nir à cette grande écri­ture chif­frée qu’on en­tre­voit par­tout : sur les ailes, la co­quille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cris­taux et dans la confor­ma­tion des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-de­dans et au-de­hors des mon­tagnes, des plantes, des ani­maux, des hommes, dans les lu­mières du ciel, sur les disques de verre et les gâ­teaux de ré­sine qu’on a tou­chés et frot­tés, dans les li­mailles au­tour de l’aimant et dans les conjonc­tures sin­gu­lières du ha­sard. On pressent que là est la clef de cette écri­ture mer­veilleuse, sa gram­maire même ; mais ce pres­sen­ti­ment ne veut prendre au­cune forme pré­cise et ar­rê­tée, et il semble vou­loir se re­fu­ser à de­ve­nir la clef der­nière. Sur les sens des hommes, il semble qu’un “al­ka­hest” a été versé. Leurs dé­sirs, leurs pen­sées ne se condensent, semble-t-il, qu’un ins­tant seule­ment. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de M. Ar­mel Guerne (« Œuvres com­plètes. Tome I », éd. Gal­li­mard, coll. Du monde en­tier, Pa­ris)

« Les hommes marchent par des che­mins di­vers. Qui les suit et les com­pare verra naître d’étranges fi­gures ; fi­gures qui semblent ap­par­te­nir à cette grande écri­ture chif­frée qu’on ren­contre par­tout : sur les ailes, sur la coque des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cris­taux, dans les formes des rocs, sur les eaux conge­lées, à l’intérieur et à l’extérieur des mon­tagnes, des plantes, des ani­maux, des hommes, dans les clar­tés du ciel, sur les disques de verre et de poix lorsqu’on les frotte et lorsqu’on les at­touche : dans les li­mailles qui en­tourent l’aimant, et dans les étranges conjonc­tures du ha­sard… On y pressent la clef de cette écri­ture sin­gu­lière et sa gram­maire ; mais ce pres­sen­ti­ment ne veut pas se fixer dans une forme et semble se re­fu­ser à de­ve­nir la clef su­prême. On di­rait que quelque “al­ca­hest” est ré­pandu sur les sens des hommes. Ce n’est que par mo­ments que leurs peines et leurs dé­sirs pa­raissent prendre corps. »
— Dé­but dans la tra­duc­tion de Mau­rice Mae­ter­linck (« Les Dis­ciples à Saïs • Frag­ments », éd. J. Corti, coll. En li­sant en écri­vant, Pa­ris)

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  1. En date du 10 avril 1817. Haut
  2. Par­fois trans­crit Gru­ningue. Haut
  3. Dans Henri Lich­ten­ber­ger, « No­va­lis », p. 55. Haut
  4. « Les Dis­ciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Jour­nal in­time », p. 90. Haut
  1. « Pre­mière Épître aux Co­rin­thiens », XIII, 12. Haut
  2. Mau­rice Mae­ter­linck. Haut
  3. Les al­chi­mistes sup­po­saient l’existence d’un dis­sol­vant uni­ver­sel, qu’ils ap­pe­laient « al­ca­hest », ca­pable de ré­duire n’importe quel corps en ma­tière pri­mi­tive. Haut