Novalis, « Henri d’Ofterdingen, “Heinrich von Ofterdingen” »

éd. Aubier, coll. bilingue, Paris

éd. Au­bier, coll. bi­lingue, Pa­ris

Il s’agit d’« Henri d’Ofterdingen » (« Hein­rich von Of­ter­din­gen ») de No­va­lis, ro­man­tique al­le­mand, an­cêtre loin­tain du sym­bo­lisme (XVIIIe siècle). Le comte de Pla­ten écrit dans ses « Jour­naux »1 : « On est pour les ro­man­tiques al­le­mands, [mais] moi, j’aime les An­ciens. On m’a lu un jour une poé­sie de No­va­lis, dont je n’ai pas com­pris une seule syl­labe ». Il est vrai que l’œuvre de No­va­lis est l’une des plus énig­ma­tiques, l’une des moins com­pré­hen­sibles de la poé­sie al­le­mande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code se­cret, un chiffre dont la clef s’appelle So­phie von Kühn, dite So­phie de Kühn. C’est au cours d’une tour­née ad­mi­nis­tra­tive, en 1795, que No­va­lis ren­con­tra, au châ­teau de Grü­nin­gen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui de­vait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas en­core treize prin­temps. Il tomba aus­si­tôt sous son charme et bien­tôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rê­veur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, sui­vant le mot de No­va­lis, na­quit une idylle aussi in­so­lite que brève. So­phie mou­rait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souf­frances cau­sées par une tu­meur. Sa fra­gile et an­gé­lique fi­gure, sur la­quelle la dou­leur et sur­tout l’ombre so­len­nelle de la mort avaient ré­pandu une pré­coce ma­tu­rité, laissa à No­va­lis un sou­ve­nir im­pé­ris­sable et fu­nèbre. « Le soir s’est fait au­tour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pen­dant que je re­gar­dais se le­ver l’aurore de ma vie. » Si en­suite son étude fa­vo­rite de­vint la phi­lo­so­phie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-ai­mée : So­phie. Si en­suite il se dé­clara fer­vem­ment chré­tien, c’est que, dans le dé­chaî­ne­ment des mal­heurs de So­phie, il crut re­con­naître ceux de Jé­sus. Elle était, pour lui, l’être cé­leste qui était venu réa­li­ser un idéal jusque-là va­gue­ment pres­senti et rêvé, et main­te­nant contem­plé dans sa réa­lité :

« Des­cen­dons », dit-il4, « vers la tendre Fian­cée,
Vers notre Bien-Aimé Jé­sus !
Ve­nez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abat­tus…
 »

de­ve­nir étran­ger à la terre, se mettre en re­la­tion avec les es­prits

Comme saint Paul, il ne vit dé­sor­mais, en toute chose vi­sible, qu’une ap­pa­rence, qu’un re­flet énig­ma­tique (« per spe­cu­lum in ænig­mate »5) de la di­vi­nité in­vi­sible, de l’invisible So­phie. Peu à peu, ses yeux se dé­tour­nèrent des réa­li­tés les plus po­si­tives pour ne re­gar­der que l’au-delà. Il vou­lut de­ve­nir étran­ger à la terre, se mettre en re­la­tion avec les es­prits. Les mi­lieux oc­cul­tistes et franc-ma­çon­niques ex­ci­tèrent de plus en plus sa cu­rio­sité fé­brile. Aussi, si ses pre­mières poé­sies gardent une cer­taine net­teté de l’esprit, une cer­taine santé, un cer­tain équi­libre mys­tique, sou­vent ses « Frag­ments » dé­gé­nèrent en hal­lu­ci­na­tions, en étranges « amal­games », en « éton­nantes ana­lo­gies, obs­cures, trem­blantes, fu­gi­tives… qui s’évanouissent avant qu’on ait com­pris »6, et où même les lec­teurs in­dul­gents constatent presque un cas de dé­lire mé­lan­co­lique. « De telles hal­lu­ci­na­tions », dit M. Jean-Jacques Bedu, « se mul­ti­plient et il est bien dif­fi­cile d’établir si elles sont dues à une réelle illu­mi­na­tion ; ou à l’abus d’opium qu’il prend pour sou­la­ger les dou­leurs de la tu­ber­cu­lose qui le mine et va bien­tôt l’emporter. »

Il n’existe pas moins de quatre tra­duc­tions fran­çaises d’« Henri d’Ofterdingen », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Mar­cel Ca­mus.

« “Es ist Ma­thil­dens Stimme”, rief der Pil­ger, und fiel auf seine Knie um zu be­ten. Da drang durch die Äste ein lan­ger Strahl zu sei­nen Au­gen und er sah durch den Strahl in eine ferne, kleine, wun­der­same Herr­li­ch­keit hi­nein, welche nicht zu bes­chrei­ben, noch kuns­treich mit Far­ben na­ch­zu­bil­den mö­glich ge­we­sen wäre. Es wa­ren übe­raus feine Fi­gu­ren und die in­nig­ste Lust und Freude — ja eine himm­lische Glück­se­lig­keit — war da­rin übe­rall zu schauen, so­gar daß die le­blo­sen Gefäße, das Säul­werk, die Tep­piche, Zie­ra­ten, kur­zum alles was zu sehn war nicht ge­macht, son­dern, wie ein voll­saf­tiges Kraut, aus ei­gner Lust­be­gierde also ge­wach­sen und zu­sam­men­ge­kom­men zu sein schien. »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« “C’est la voix de Ma­thilde”, s’écria le pè­le­rin, et il tomba à ge­noux pour prier. Alors, un long rayon pas­sant à tra­vers les branches par­vint jusqu’à ses yeux : par ce rayon, il put pé­né­trer du re­gard dans une splen­deur loin­taine, pe­tite mais pro­di­gieuse, qu’il eût été im­pos­sible de dé­crire ou de rendre avec l’art des cou­leurs. C’étaient des fi­gures ex­tra­or­di­nai­re­ment dé­li­cates, et on pou­vait y voir par­tout le plai­sir et la joie la plus in­time — et mieux en­core, une béa­ti­tude cé­leste — à tel point que les vases inertes, les co­lon­nades, les ta­pis, les or­ne­ments, bref toutes les choses qu’on pou­vait contem­pler sem­blaient n’avoir pas été fa­bri­quées, mais avoir poussé comme des plantes pleines de sève et s’être ras­sem­blées là pour leur propre plai­sir. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Ca­mus

« “C’est la voix de Ma­thilde”, s’écria le pè­le­rin, et il tomba à ge­noux pour prier. Per­çant les branches, un long rayon vint alors frap­per ses yeux et conduire son re­gard jusqu’à une splen­deur loin­taine et mi­nus­cule, mais pro­di­gieuse, si in­des­crip­tible que même le plus grand des peintres n’eût pu la re­pro­duire avec ses cou­leurs. Ce n’étaient que fi­gures d’une fi­nesse in­ouïe, et on voyait par­tout le plai­sir et la joie les plus in­tenses — mieux en­core, une béa­ti­tude cé­leste — et tout, des vases in­ani­més aux co­lon­nades, aux ta­pis et aux or­ne­ments, à tout ce qui en bref s’offrait au re­gard, ne sem­blait pas avoir été fa­bri­qué, mais, telles ces plantes dé­bor­dantes de sève, avoir grandi et s’être as­sem­blé sous la pous­sée de son propre dé­sir. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Laurent Fé­rec (éd. Im­pri­me­rie na­tio­nale, coll. La Sa­la­mandre, Pa­ris)

« “C’est la voix de Ma­thilde”, s’exclama le pè­le­rin en se je­tant à ge­noux pour prier. Alors, un long rayon qui per­çait la ra­mure se darda sur ses yeux, et il vit à l’intérieur, loin­taine et mi­nus­cule tout là-bas, une mi­ra­cu­leuse splen­deur qu’on ne sau­rait dé­crire et en­core moins re­pré­sen­ter par les cou­leurs de l’art. Les fi­gures y étaient d’une ex­tra­or­di­naire fi­nesse, et il en éma­nait un plai­sir et une joie in­té­rieurs — oui, vé­ri­ta­ble­ment une béa­ti­tude cé­leste — qu’on pou­vait contem­pler par­tout, et si in­tense que même les ob­jets inertes, les vases, les co­lon­nades, les ta­pis et autres or­ne­ments, bref toutes les choses qu’on pou­vait y voir don­naient l’impression, non pas d’avoir été fa­çon­nées, mais d’être comme des plantes pleines de sève qui au­raient poussé là et s’y se­raient ras­sem­blées par plai­sir et pour leur propre sa­tis­fac­tion. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Ar­mel Guerne (éd. Gal­li­mard, coll. Du monde en­tier, Pa­ris)

« “C’est la voix de Ma­thilde”, cria le pè­le­rin. Il tomba à ge­noux pour prier… À tra­vers les bran­chages, un long rayon darda sur ses yeux, et par ce rayon, son re­gard pé­né­tra jusqu’à, pe­tite dans l’infini loin­tain, une ex­tra­or­di­naire ma­gni­fi­cence, de quoi ni pa­roles ni l’art avec toutes ses cou­leurs ne sau­raient don­ner même une im­par­faite idée. C’étaient de pro­di­gieu­se­ment dé­li­cates fi­gures, et un air d’intime joie et de plai­sir — que dis-je ? une cé­leste béa­ti­tude — par­tout ré­gnait, au point que les vases in­ani­més, les co­lon­nades, les ta­pis, les dé­co­ra­tions et tout ce qu’on pou­vait voir pa­rais­sait n’avoir point été fait, mais avoir poussé à la fois, tel qu’une plante pleine de sève. »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Georges Polti et Paul Mo­risse (éd. Mer­cure de France, coll. d’auteurs étran­gers, Pa­ris)

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  1. En date du 10 avril 1817. Haut
  2. Par­fois trans­crit Gru­ningue. Haut
  3. Dans Henri Lich­ten­ber­ger, « No­va­lis », p. 55. Haut
  1. « Les Dis­ciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Jour­nal in­time », p. 90. Haut
  2. « Pre­mière Épître aux Co­rin­thiens », XIII, 12. Haut
  3. Mau­rice Mae­ter­linck. Haut