dans « Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient », vol. 26, p. 257-358 ; vol. 27, p. 1-147 ; vol. 29, p. 107-259 ; vol. 31, p. 449-483 ; vol. 32, p. 23-69
Il s’agit de « Yo-uchi Soga » 1 (« Les Soga au combat de nuit » 2) et autres nô. Les Japonais ont le rare privilège de posséder, en propre, une forme de drame lyrique — le « nô » 3 (XIVe-XVe siècle apr. J.-C.) — qui malgré la différence absolue des traditions, des sujets et de certains modes d’expression, peut être comparée, sans trop de paradoxe, à la tragédie grecque du siècle de Périclès. Comme cette tragédie, le nô fut tout d’abord le développement et comme l’annexe des chants, danses et chœurs qui accompagnaient la célébration des cérémonies religieuses. Une déesse, disent les Japonais, inaugura cette forme théâtrale, et voici dans quelles circonstances, si l’on en croit le « Kojiki ». Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, irritée des méchancetés de son frère, décida, un jour, de se cacher dans la grotte rocheuse du ciel dont elle barra la porte. De ce fait, le ciel et la terre furent plongés dans de profondes ténèbres. Et chacun, on le pense bien, était fort inquiet. Les huit millions de dieux se rassemblèrent alors sur les bords de la Voie lactée, pour délibérer des mesures qu’il convenait de prendre, afin de faire cesser cette situation critique. Conformément à leur avis, on essaya bien des ruses pour forcer Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel à sortir de sa grotte, mais aucune ne réussit. C’est alors que Majesté-Féminine-Uzu-Céleste eut l’idée d’exécuter une danse originale : « Se coiffant de branches de fusain céleste… elle renversa un fût vide devant la porte de la grotte et claqua des talons. Tout en dansant jusqu’au paroxysme elle découvrit sa poitrine et baissa la ceinture de son vêtement jusqu’à son sexe. Alors la Haute-Plaine-du-Ciel devint bruyante, et les huit millions de “kamis” se mirent à rire » 4. Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, intriguée, entr’ouvrit la porte de sa prison volontaire. La lumière reparut au ciel et sur terre. Le divertissement divin de ce temps-là fut, dit-on, le premier des nô.
La langue des nô est d’une érudition telle qu’elle est pratiquement incompréhensible au profane
Les auteurs des nô ne se piquent pas d’originalité. Ils ont coutume d’introduire dans leurs pièces toutes les bribes de poésie classique et de prose bouddhique que leur fournissent leurs souvenirs des anciens écrivains. La langue des nô est d’une érudition telle qu’elle est pratiquement incompréhensible au profane. On représente habituellement cinq pièces au cours d’une séance, et on intercale entre elles, en guise d’intermède comique, des « kyôgen » 5 — des « farces » — qui ont l’avantage d’être plus accessibles. La scène se réduit à un cadre sévère où n’apparaît que le pin vert de la paroi du fond. Le décor est, non pas dans des accessoires matériels, mais dans les gestes lents et maîtrisés des acteurs ; dans la récitation du chœur aux modulations étranges et perçantes ; dans la musique qui excelle à rendre, par la magie de la suggestion, l’illusion merveilleuse de tous les sons demi-articulés de la Terre : le soupir du vent à travers les branches du pin, le bruit de l’eau qui tombe, le tintement des cloches lointaines, les sanglots étouffés, le fracas de la guerre, l’écho du tisserand frappant l’étoffe neuve contre le métier de bois, le cri des grillons. C’est la nudité même de la scène qui laisse au spectateur ce champ libre, cet espace de méditation et de rêve, ce « carrefour des songes » (« yume no chimata » 6) dont un éminent spécialiste du nô 7 disait que « le français était la seule langue assez précise pour rendre, avec précision, toute l’imprécision ».
Voici un passage qui donnera une idée du style de « Yo-uchi Soga » : « Oh ! quelle foule de guerriers ! Pour nous tuer, mon frère et moi, une multitude s’agite et s’excite. C’est bien ici, semble-t-il, que le sort se décidera. Jûrô ! Jûrô ! (Il guette l’entrée du pont.) Pourquoi ne répondez-vous pas ? Jûrô ! Au soir vous vous êtes battu contre Niita no Shirô : c’est donc que déjà vous avez été frappé ! Quelle douleur ! Si nous devons mourir, que ne sommes-nous ensemble !
Or si, comme au printemps des fleurs épanouies
Que le vent a dispersées,
Nos corps gisent çà et là, quelle amertume !…
(Il jette sa torche à terre et baisse tristement la tête.) » 8
Téléchargez ces œuvres imprimées au format PDF
- Traduction du général Gaston Renondeau (1926-1932) [Source : Persée].
Téléchargez ces enregistrements sonores au format M4A
- Arwad Esber évoquant nô et kyôgen [Source : Radio France Internationale (RFI)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- William George Aston, « Littérature japonaise » (éd. A. Colin, coll. Histoires des littératures, Paris) [Source : Colección digital de la Universidad Autónoma de Nuevo León (UANL)]
- Auguste Gérard, « Le Drame lyrique japonais : le nô » dans « Revue des deux mondes », 1917, septembre [Source : Bibliothèque nationale de France]
- François Toussaint, « Littérature japonaise » dans « Histoire des littératures. Tome I » (éd. Gallimard, coll. Encyclopédie de la Pléiade, Paris), p. 1397-1424.
- En japonais « 夜討曽我 ».
- Les deux frères Soga sont les héros d’une célèbre vendetta. On sait que Gorô (« cinquième fils ») et Jûrô (« dixième fils »), de leurs vrais noms Tokimune et Sukenari, aidés par la maîtresse de ce dernier, pénétrèrent dans la tente de Kudô Suketsune, leur parent et l’assassin de leur père, et qu’ils le tuèrent. On sait moins la suite de l’histoire ; dans le tumulte qui s’ensuivit, Sukenari fut massacré, et Tokimune fut fait prisonnier.
- En japonais 能. Parfois transcrit « noh » ou « nou ».
- « Le “Kojiki” », p. 83-84.