Il s’agit du « Kojiki » 1 (« Chronique des choses anciennes »), le plus vieux monument de la littérature japonaise. « [C’est] une épopée confuse, une espèce de recueil de folklore et de traditions, contenant vraisemblablement, au milieu d’une cosmogonie naïve et embrouillée, quelques parcelles de vérité historique », dit Paul Claudel 2. Projeté dès le VIIe siècle et mené à terme au VIIIe siècle apr. J.-C., le « Kojiki » est l’ouvrage qui décrit le mieux la religion indigène du Japon ; car le désir de mettre en avant le passé national, qui a présidé à sa rédaction, fait peu de place à l’arrivée du bouddhisme et du confucianisme. On peut donc le considérer comme le livre canonique de la religion shintô, en même temps que l’épopée d’une nation insulaire qui a toujours aimé à se rappeler ses origines. Les faits et gestes mythiques des dieux s’y mêlent à l’histoire réelle des premiers Empereurs, souvent remaniée dans le dessein de raffermir l’autorité du trône impérial et de professer la doctrine du droit divin. Parmi toutes les croyances que l’on découvre en lisant le « Kojiki », la plus significative est la vénération envers les « kamis » 3, qui sont les différentes divinités du ciel et de la terre qu’on trouve dans le shintoïsme. Non seulement des êtres humains, mais aussi des cerfs et des loups, des lacs et des montagnes — tout ce qui sort de l’ordinaire et qui est supérieur, tout ce qui nous inspire l’émerveillement s’appelle « kami » : le soleil, par exemple, en tant que source de vie, personnifié par Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel ; ou les arbres, souvent ceux de grande taille ou d’une forme particulière, qui sont doublement sacrés en tant que « kamis » et en tant que lieux de résidence pour les « kamis ». « Rien de plus nettement océanien et de plus étranger à l’esprit moralisateur et pédantesque des Chinois », dit Paul Claudel 4. « Dès ce moment, s’affirme l’originalité profonde de cet esprit et de cet art japonais qu’on a si sottement contestée. »
le livre canonique de la religion shintô
Pendant des siècles, ce document d’une valeur inestimable pour la connaissance de la période archaïque resta dans l’ombre, négligé par les érudits japonais, et il ne fut vraiment redécouvert et porté au pinacle qu’au XVIIIe siècle par les promoteurs du nationalisme moderne, tels que Motoori Norinaga 5 et Hirata Atsutane 6. Il devint entre leurs mains une formidable machine politique et militaire ; ces nationalistes, en finissant par ne plus enseigner qu’une aveugle obéissance aux ordres de l’Empereur, transformèrent la religion shintô en un moyen de réduire le peuple à un état presque complet d’esclavage. « À la suite de [leurs] proclamations », explique un historien 7, « le fondement de l’État japonais fut jeté d’une façon inébranlable, et une hiérarchie primordiale s’établit entre l’Empereur et ses sujets. Ce ne sont que les descendants directs de la “kami” du soleil qui ont le droit de monter sur le trône impérial du Japon, et ainsi de jouir de l’autorité absolue de l’État… Sociologiquement, la nation japonaise s’est développée de la souche commune de ce qu’on appelle “la tribu céleste”, dirigée par la Grande-Auguste-Kami-Illuminant-le-Ciel, et les descendants directs de la “kami” étaient destinés, par le rapport primordial et spontané du sang, à assumer le sceptre du souverain ». L’écrivain Akinari Ueda fut le premier adversaire de ces théories, qu’il n’hésita pas à qualifier de « sottises de rustiques isolés » et de « boniments de pauvres prêtres », avant d’ajouter : « Dans tout pays, l’esprit du nationalisme est sa puanteur » 8.
Il n’existe pas moins de quatre traductions françaises du « Kojiki », mais s’il fallait n’en choisir qu’une seule, je choisirais celle de M. Masumi Shibata et Mme Maryse Shibata.
「於是其弟,泣患居海邊之時,鹽椎神來,問曰:『何虛空津日高之泣患所由?』答言:『我與兄易鉤而,失其鉤.是乞其鉤故,雖償多鉤,不受,云:『猶欲得其本鉤』.故,泣患之』.爾鹽椎神,云:『我爲汝命,作善議』.」
— Passage dans la langue originale
« Alors que le jeune frère demeurait en sanglots sur la plage, Kami-Esprit-du-Courant-Marin vint et lui demanda : “Pourquoi le prince du ciel pleure-t-il ?” Il lui répondit : “Mon frère aîné et moi-même avions échangé nos instruments et j’ai perdu son hameçon. Il me le réclama, et je lui en ai donné plusieurs en compensation. Mais, les refusant, il me dit qu’il voulait l’ancien. C’est pourquoi je pleure”. Kami-Esprit-du-Courant-Marin lui dit : “Je dresserai un bon plan pour vous, Majesté”. »
— Passage dans la traduction de M. et Mme Shibata
« Alors que le frère cadet pleurait et se lamentait sur la plage, Shihotsuchi-no-kami vint et lui demanda : “Soratsu-hiko, quelle est la raison de vos pleurs et de vos lamentations ?”. Il répondit : “Mon frère aîné et moi avons échangé nos hameçons, et j’ai perdu le sien. Comme il réclamait après son hameçon, je lui ai offert en compensation de nombreux hameçons, mais il ne les accepta point, disant : ‘C’est toujours l’hameçon originel que je veux’. C’est pour cela que je pleure et me lamente”. Alors, Shihotsuchi-no-kami dit : “Je vais vous indiquer un bon moyen”. »
— Passage dans la traduction de M. Jean-Pierre Berthon (dans « Religions, croyances et traditions populaires du Japon », éd. Maisonneuve et Larose, coll. École pratique des hautes études-Centre d’études sur les religions et traditions populaires du Japon, Paris, p. 153-155)
« Cependant que le benjamin se lamentait,
Pleurant sur le rivage, le Supérieur Maître-du-Sel
Vint et lui demanda : “Pourquoi
Pleures-tu ainsi, Prince-Soleil-des-Huit ?”
L’autre dit : “J’ai reçu de mon frère un hameçon,
Malheureusement je l’ai perdu ; et comme il me le réclamait
Instamment je lui ai donné une multitude d’hameçons,
Pour compenser — mais il ne les prit pas,
Il disait : ‘Je veux l’original !’
Voilà pourquoi je pleure et me lamente”.
Alors Maître-du-Sel lui dit : “Je vais
Donner un bon conseil à Votre Majesté”. »
— Passage dans la traduction indirecte de M. Pierre Vinclair (« “Kojiki”, Chronique des faits anciens », éd. Le Corridor bleu, Amiens)Cette traduction n’a pas été faite sur l’original.
« Là-dessus, comme le frère cadet pleurait et se lamentait sur le rivage, le Vénérable-dieu-des-Eaux-salées vint et l’interrogea, disant : “Pour quelle cause (le prince) Haut-comme-le-Soleil-du-ciel pleure-t-il et se lamente-t-il ainsi ?” Il répondit, disant : “J’avais échangé un hameçon avec mon frère aîné, et j’ai perdu cet hameçon ; et comme il me le réclamait, je lui ai donné de nombreux hameçons en compensation, mais il ne veut pas les recevoir, disant : ‘J’ai besoin de l’hameçon originaire’. C’est pour cela que je pleure et me lamente”. Alors le Vénérable-dieu-des-Eaux-salées dit : “Je vais donner un bon conseil à ton auguste personne”. »
— Passage dans la traduction de Michel Revon (dans « Anthologie de la littérature japonaise : des origines au XXe siècle », éd. Ch. Delagrave, coll. Pallas, Paris)
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- Robert Klaus Heinemann évoquant le « Kojiki » [Source : Université de Genève (UNIGE)].
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- Traduction partielle de Michel Revon (1928) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Michel Revon (1923) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Michel Revon (1918) [Source : Google Livres]
- Traduction partielle de Michel Revon (1910) [Source : Bibliothèque nationale de France].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Paul Claudel, « Extrême-Orient. Tome II » (éd. Gallimard, Paris)
- Chikao Fujisawa, « Les Traits caractéristiques de la philosophie de l’État japonais » dans « Cultural Nippon », vol. 2, nº 1, p. 50-59
- Michel Revon, « Le Shinntoïsme » (éd. E. Leroux, Paris) [Source : Google Livres].