« Mémoire sur Khâcâni : poète persan du XIIe siècle »

XIXᵉ siècle

XIXe siècle

Il s’agit de Kha­gani Chir­vani1 (XIIe siècle apr. J.-C.), ex­cellent poète per­san, chantre at­ti­tré du sul­tan de la prin­ci­pauté de Chir­van2 (Azer­baïd­jan). Il s’est dé­crit lui-même en ces mots : « Je suis grand, je suis du nombre des es­prits ; je suis du monde oc­culte et je suis saint par ma nais­sance. Com­ment est-il donc pos­sible que mon être puisse se lais­ser sub­ju­guer par la ma­tière ? La rai­son me ser­vit de gou­ver­nante ; ma nour­ri­ture était la loi du Pro­phète ; l’esprit était mon ber­ceau »3. Il na­quit à Cha­ma­kha4, chef-lieu du Chir­van, d’un père mu­sul­man et d’une mère chré­tienne, mais il fut bien­tôt aban­donné aux soins de son oncle, Mirza Kafi, mé­de­cin et dro­guiste. Cet oncle eut une grande in­fluence sur la jeu­nesse de notre poète. C’est lui qui, chaque soir, après avoir fermé sa bou­tique, lui en­sei­gnait la langue arabe, la mé­de­cine, l’astronomie et la mé­ta­phy­sique. Mal­gré tout son at­ta­che­ment pour son ne­veu, le pé­da­gogue orien­tal, fi­dèle au sys­tème d’éducation gé­né­ra­le­ment ad­mis, avait sou­vent re­cours au bâ­ton pour sti­mu­ler le zèle de son élève. Le poète parle de ces cor­rec­tions cor­po­relles d’une ma­nière ori­gi­nale ; il dit no­tam­ment : « En ai-je mangé du gour­din dans sa bou­tique ! Il m’amollissait par le bâ­ton comme on amol­lit une gre­nade. On compte parmi les mi­racles de Moïse qu’en je­tant sa ba­guette, il la conver­tis­sait en ser­pent ; mais mon oncle dé­cou­vrait le vrai dans mon cœur au moyen de sa ba­guette, et il tra­çait sur mon corps les fi­gures des ser­pents de Moïse »5. Kha­gani épousa une vil­la­geoise, à cause de la­quelle il de­vint la cible des mo­que­ries des cour­ti­sans. Et pour­tant, il re­fusa d’épouser une autre femme et resta au­près de la sienne, qui était faible et d’une consti­tu­tion ma­la­dive. Voici ce qu’il dit dans une lettre : « Pen­dant les temps des ma­la­dies, c’était moi qui pre­nais soin de cette dé­funte, son ser­vi­teur, et qui lui pré­sen­tais la cu­vette et lui don­nais de l’eau pour se la­ver les mains ; et quand elle a quitté ce monde, comme il était en­tendu entre nous, je suis parti de Chir­van. Je jure sur la per­sonne de Dieu, qu’il n’y a au­cune autre cause qui puisse me te­nir éloi­gné de mon pays, bien que l’ami et l’ennemi pensent au­tre­ment ; mais ce que j’ai dit c’est la vé­rité même »6. La perte de sa femme ins­pira au poète trois pièces de vers, dont la pre­mière se re­marque par l’expression vraie du sen­ti­ment qui l’a dic­tée. De toutes les poé­sies de Kha­gani, c’est la seule où il ap­pa­raît un homme sin­cère, la dou­leur lui fai­sant ou­blier, l’espace d’un mo­ment, son lan­gage ap­prêté et son éru­di­tion conve­nue :

« Sans toi, il ne reste plus pour moi sur toute la face du ciel un seul rayon de so­leil. Je ne trou­ve­rai ja­mais au fond de mon cœur ni joie ni bon­heur. En pen­sant à toi, je ne vois dans le mi­roir de mon cœur que des nuages de l’âme, et jusqu’au mo­ment de notre ren­contre dans l’autre monde, mon cœur ne conçoit plus de fé­li­cité dans ce­lui-ci »7.

mé­ta­phores alam­bi­quées et énig­ma­tiques, qui n’ont d’autre mé­rite que ce­lui de la dif­fi­culté vain­cue

Ayant fi­na­le­ment pris la Cour en dé­goût, Kha­gani dé­cida de se re­ti­rer du monde, mais le sul­tan, qui l’aimait beau­coup, ne consen­tit ja­mais à cette re­traite et lui re­fusa tou­jours le congé qu’il de­man­dait avec ins­tance. Cela obli­gea Kha­gani de prendre la fuite pour em­bras­ser la vie libre, à la­quelle il as­pi­rait tant. Ce­pen­dant, son des­sein ne lui réus­sit pas. Car des of­fi­ciers, l’ayant ar­rêté, l’amenèrent dans la ca­se­mate de Cha­bran, où il fut en­fermé pen­dant sept mois par ordre du sul­tan. C’est dans cette pri­son qu’il écri­vit des élé­gies pleines de la­men­ta­tion qui de­vinrent cé­lèbres sous le titre de « Hab­sy­jjé »8 (« En pri­son »). Elles se dis­tinguent par leur style ma­nié­riste, leurs mé­ta­phores alam­bi­quées et énig­ma­tiques, qui n’ont d’autre mé­rite que ce­lui de la dif­fi­culté vain­cue :

« Le ma­tin, mon sou­pir s’envole, sem­blable à un voile lé­ger comme la fu­mée, et le sang ré­pand une teinte d’aurore sur mes yeux fa­ti­gués de me­su­rer la pro­fon­deur de la nuit… Jette les yeux sur les dra­gons rou­lés en an­neaux et en­gour­dis sous les pans de ma robe [c’est-à-dire sur mes chaînes] ; je n’ose pas bou­ger de peur de les ré­veiller… Pour que les deux en­fants in­diens [c’est-à-dire mes yeux noirs] ne soient pas ef­frayés dans leur ber­ceau [c’est-à-dire dans leur or­bite], je cache sous les pans de ma robe les dra­gons qui me rongent l’âme »9.

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  1. En per­san خاقانی شروانی. Au­tre­fois trans­crit Hrâqâni, Xā­qānī, Ḵā­qāni, Khā­qāni, Kha­qany, Kha­ghany, Kha­ghani, Ha­kani, Khâ­kâni ou Khâ­câni. Haut
  2. En azéri Şir­van. Au­tre­fois trans­crit Shar­van, Chir­wan, Schir­wan, Çir­wan, Shir­van, Širvān ou Šervān. Haut
  3. p. 46-47. Haut
  4. En azéri Şa­maxı. Par­fois trans­crit Che­ma­kha, Sha­ma­kha, Šamāḵa, Scha­ma­chie, Scha­ma­kiè, Sha­ma­khi ou Cha­ma­khi. Haut
  5. p. 12. Haut
  1. Dans Ah­med Ateş, « Re­cueil de lettres de Xā­qānī ». Haut
  2. p. 52. Haut
  3. En per­san « حبسیه ». Par­fois trans­crit « Khab­si­jés », « Khab­sie », « Habs­sièh », « Hab­siyye », « Hab­siyeh », « Ḥabsīyah », « Hab­siyya » ou « Ḥab­siya ». Haut
  4. p. 119-122. Haut