An-sky, « Le Dibbouk : légende dramatique en trois actes »

éd. Rieder, coll. Judaïsme, Paris

éd. Rie­der, coll. , Pa­ris

Il s’agit du «Dib­bouk» («Der Di­buk» 1) de Shloyme-Zanvl Rap­po­port 2, dit Sh. An-sky 3, une lé­gende d’exorcisme fé­mi­nin, éveillant de pro­fondes et sub­tiles ré­so­nances, toute pé­trie de mys­ti­cisme sen­ti­men­tal, as­su­ré­ment le chef-d’œuvre du . Pé­nible est le sort de l’écrivain en gé­né­ral, mais ce­lui de l’écrivain l’est tout par­ti­cu­liè­re­ment. Son est dé­chi­rée; il ha­bite entre deux mondes, il s’exprime en au moins trois langues 4 et il se tient à la croi­sée de quatre di­rec­tions; et ce ti­raille­ment, An-sky l’endura vrai­ment. Né en 1863 en , il aban­donna cette pro­vince de l’Empire à l’âge de dix-sept ans, dès que s’éveilla en lui l’aspiration d’œuvrer pour le bien des tra­vailleurs op­pri­més, des masses ou­vrières. Ses idées le me­nèrent d’abord à Saint-Pé­ters­bourg, puis à Ber­lin, Berne et Pa­ris, où il vi­vait en bo­hème, logé chez des amis, non seule­ment parce qu’il n’avait pas de do­mi­cile fixe, mais aussi parce qu’il de­vait tou­jours se ca­cher pour échap­per aux rafles. Parmi ses d’alors, en plus de son «Es­sai sur la », fondé sur des notes prises pen­dant son im­mer­sion parmi le pe­tit russe, on re­lève, dans les de ses ar­chives, ce genre de titres : «Quelle lit­té­ra­ture pour les tra­vailleurs al­le­mands?», «La Ca­pi­tale du  : im­pres­sions de Pa­ris», «La des tra­vailleurs pa­ri­siens», «Les des rues, les de rue», «Les Lits de Pa­ris», «Les à Pa­ris», «Les Pauvres de Pa­ris», «Le Mar­ché cen­tral de Pa­ris pen­dant la », etc. Ce­pen­dant, ayant reçu une aide fi­nan­cière, An-sky sus­pen­dit ses ac­ti­vi­tés lit­té­raires pour se consa­crer à l’ juive et mon­ter une ex­pé­di­tion, en com­pa­gnie de quelques com­plices, des­ti­née à ras­sem­bler in ex­tre­mis, avant le chaos de la Pre­mière , , ob­jets, mu­siques, et autres élé­ments de la vie des shtetls de l’ et de la . Trois cam­pagnes eth­no­gra­phiques furent lan­cées de 1912 à 1914.

C’est au cours de ces pour do­cu­men­ter et pho­to­gra­phier une éva­nes­cente, parmi la­quelle il avait grandi, et dont il s’était éloi­gné pen­dant des an­nées, qu’An-sky eut l’idée du «Dib­bouk». Le su­jet lui fut ins­piré par une scène ob­ser­vée dans le bourg de Iar­mo­lintsi : «À Iar­mo­lintsi 5, il n’y avait pas où lo­ger, à cause d’une foire», ra­conte-t-il 6. «On nous conseilla de pas­ser la nuit chez un riche qui avait une grande mai­son… Il avait une fille unique de dix-sept à dix-huit ans, sym­pa­thique, svelte, avec un long vi­sage pâle, et deux yeux pro­fonds ce­rise. Très mo­deste, yeux bais­sés, pen­sifs. Je n’ai pas réussi à la faire par­ler, sauf quelques mots, dits si dou­ce­ment que je les ai à peine en­ten­dus. Mais au du sab­bat, tan­dis que man­geait un jeune élève de la sy­na­gogue aux yeux bleus rê­veurs… la jeune fille est de­ve­nue tout autre, comme si elle avait une peau. Tou­jours de­bout, elle ap­por­tait les plats de la cui­sine et les pla­çait de­vant chaque in­vité : chaque fois qu’elle ar­ri­vait de­vant ce jeune homme, j’ai re­mar­qué que leurs yeux bais­sés se re­le­vaient dans un élan ignoré des voi­sins et — qui sait — ignoré d’eux-mêmes.» An-sky com­prit que l’ de ces deux pe­tits êtres purs pal­pi­tait avec un ma­gné­tisme ca­ché. Et quand, la der­nière nuit du sab­bat, al­lu­mées, bu­vant le thé, le père, joyeux, lui parla de ses af­faires et d’un pro­chain pour sa fille avec le fils d’un aris­to­crate ex­trê­me­ment riche plu­tôt qu’avec ce jeune homme, il vint à l’idée d’An-sky qu’une , digne du théâtre, al­lait se jouer dans cette mai­son.

«ce chef-d’œuvre du théâtre yid­dish nous trouble et nous sé­duit par l’ dont il est tout im­pré­gné»

L’action du «Dib­bouk» se si­tue au mi­lieu du XIXe siècle dans un pe­tit bourg d’. Sen­der et Nys­sen, tous deux ha­bi­tants de ce bourg, au de leur , avaient échangé en signe d’ le ser­ment de ma­rier leurs quand ils en au­raient. Nys­sen par­tit dans des pays loin­tains, où sa femme donna le jour à un fils, Cho­nen. Au même mo­ment, la femme de Sen­der ac­cou­chait d’une fille. Le temps vint pour Cho­nen de par­tir à la de son élue. De pays en pays, il ar­riva à la ville qu’habitait Sen­der. Alors, il en­tra dans la mai­son de ce­lui-ci et s’assit à sa table. Mais entre-temps Sen­der était de­venu riche : il ne vou­lut pas re­con­naître le fils de Nys­sen et pré­féra don­ner sa fille à un époux issu d’une ai­sée comme la sienne. Le s’empara du cœur de Cho­nen. Le jeune homme tomba dans le piège de puis­sances oc­cultes, qui rui­nèrent sa et qui l’enlevèrent de ce monde. Alors, son âme iti­né­rante en­tra comme dib­bouk (dé­mon) dans le de celle qu’il pen­sait lui être pré­des­ti­née, et il hurla son déses­poir par la bouche de la pos­sé­dée. « drame de re­li­gieuse, ce chef-d’œuvre du théâtre yid­dish nous trouble et nous sé­duit par l’angoisse dont il est tout im­pré­gné. On y dé­couvre toute l’âme juive, exal­tée par… une sorte de sombre dé­lire, qui s’époumone vers la re­cherche de la to­tale », dit un  7. «“Le Dib­bouk” est une des œuvres étran­gères les plus in­té­res­santes, les plus par­ti­cu­lières, les plus ré­vé­la­trices de l’âme se­crète d’une autre race qui aient été of­fertes à notre … — sombre et orien­tal sor­ti­lège, au­quel le le plus en­durci ne peut se sen­tir in­sen­sible», conclut une des de He­re­dia, Mme Gé­rard d’Houville.

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises du «Dib­bouk», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Ma­rie-Thé­rèse Kœr­ner.

«Nys­sen, fils de Re­becca, de­mande pour­quoi, quand son fils en­tra dans ta mai­son et s’assit à ta table, tu ne lui de­man­das ja­mais qui il était, ni d’où il ve­nait?
— Je ne sais… Je ne me rap­pelle pas…
— Nys­sen, fils de Re­becca, t’accuse de ce que, au fond de ton cœur, tu avais re­connu son fils, mais que tu crai­gnais de lui de­man­der qui il était. Tu cher­chais, pour ta fille, les ri­chesses et le luxe, et tu pré­ci­pi­tas son en­fant dans les abîmes.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Kœr­ner, à par­tir de la ver­sion hé­braïque

«Mais pour­quoi n’as-tu pas cher­ché à sa­voir? Nis­san, fils de Kraïné, te de­mande pour­quoi, lorsque Ha­nan s’est as­sis à ta table, tu ne lui as pas de­mandé le nom de son père.
— (Pause.)
— Nis­san, fils de Kraïné, af­firme que, au fond de ton cœur, tu avais re­connu son fils, mais que tu as gardé le si­lence dans la crainte de voir confir­mer cette re­con­nais­sance.»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de Nina Gour­fin­kel et Arié Mam­bush, à par­tir des ver­sions hé­braïque et yid­dish (éd. L’Arche, coll. Ré­per­toire pour un , Pa­ris)

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Consultez cette bibliographie succincte en langue française

  • «An-sky, un homme entre les mondes» dans «Ca­hiers du ju­daïsme», vol. 19, p. 2-106
  • Odette As­lan, «“Le Dib­bouk” d’An-ski et la réa­li­sa­tion de Va­kh­tan­gov» dans «Les Voies de la créa­tion théâ­trale. Tome VII» (éd. du Centre na­tio­nal de la re­cherche scien­ti­fique (CNRS), coll. Le Chœur des muses, Pa­ris), p. 155-242
  • Syl­vie-Anne Gold­berg, «Ce que disent les ar­chives à pro­pos de S. An-sky» dans «Tra­vail sur la , tra­vail de la » (éd. Presses uni­ver­si­taires de Stras­bourg, coll. Avan­cées, Stras­bourg), p. 89-97.
  1. Il y a trois ver­sions de cette pièce. 1º «Mej dvoukh mi­rov» («Меж двух миров»), c’est-à-dire «Entre deux mondes» : l’original russe d’An-sky. 2º «Ha Dyb­buk» («הדיבוק») : la ver­sion hé­braïque de Chaïm Bia­lik. 3º «Ts­vi­shn Ts­vey Veltn, oder der Di­buk» : la ver­sion yid­dish d’An-sky à par­tir de celle de Bia­lik. Icône Haut
  2. En russe Шлойме-Занвл Раппопорт. Au­tre­fois trans­crit Chloïme-Zaïnvl Ra­po­port, Schloimo Zaïn­will Ra­po­port, Schlomo San­wel Ra­po­port, Shlome Zan­vil Rap­po­port, Shloyme-Zanvl­ben Rap­po­port, Sz­lo­jme-Za­jn­wel Ra­po­port ou So­lo­mon Sein­wil Ra­po­port. Icône Haut
  3. En russe Ан-ский. Par­fois trans­crit An-skii, An-skij ou An-ski. Rap­po­port fa­bri­qua son sur­nom à par­tir du pré­nom de sa mère (Anna) : An­nensky. Comme un écri­vain por­tant ce nom exis­tait déjà, il abré­gea le sien en An-sky. Icône Haut
  4. «Le tri­lin­guisme per­met d’exprimer “les po­ten­tia­li­tés uni­ver­selles du ju­daïsme” aux non-Juifs; car, on le sait, les Juifs n’ont ja­mais dans l’histoire parlé qu’une seule . Dans l’, c’était l’, l’araméen et le ; en co­ha­bi­taient l’hébreu, l’ et le ju­déo-; en Po­logne et en , le yid­dish, l’hébreu et le russe», dit M. Henri Minc­zeles. Icône Haut
  1. En Ярмолинці. Par­fois trans­crit Yar­mo­lintsi ou Iar­mo­li­nets. Icône Haut
  2. Dans Odette As­lan, «“Le Dib­bouk” d’An-ski et la réa­li­sa­tion de Va­kh­tan­gov». Icône Haut
  3. Paul Gré­go­rio. Icône Haut