Il s’agit du « Dit de Gunnarr meurtrier de Þiðrandi » (« Gunnars þáttr Þiðrandabana ») et autres sagas islandaises. Durant le siècle et demi de leur rédaction, entre les années 1200 et 1350 apr. J.-C., les sagas s’imposent par leur intensité dramatique, par leur style ramassé et presque bourru, par leur réalisme dur, tempéré d’héroïsme et d’exemples de vertu, comme la lecture favorite des hommes du Nord et comme le fleuron de l’art narratif européen. Le mot « saga » vient du verbe « segja » (« dire », « raconter »), qu’on retrouve dans toutes les langues du Nord : danois, « sige » ; suédois, « säga » ; allemand, « sagen » ; néerlandais, « zeggen » ; anglais, « say ». On aurait tort cependant d’attribuer à la Scandinavie entière la paternité de ce genre qui, à une ou deux exceptions près, est typiquement et exclusivement islandais. Il faut avouer que l’Islande est peu connue, en dehors de quelques spécialistes. Il n’est donc pas étonnant que le vulgaire regarde les habitants de cette île lointaine presque avec dédain. Il les considère comme des demi-barbares habillés de peaux de bêtes. Et puis, lorsqu’on vient lui dire que ces misérables sauvages nous ont donné l’ensemble des sagas et tout ce que nous lisons de plus ancien sur les civilisations nordiques, à telle enseigne que la vieille langue de ces civilisations est surnommée « le vieil islandais », cela lui paraît un paradoxe. Mais essayons de rétablir la vérité ! En 874 apr. J.-C. les Norvégiens prirent pied en Islande, où ils ne tardèrent pas à établir une république aristocratique. Quel était le nombre des premiers colons ? C’est ce que rien n’indique. On sait seulement que, parmi ceux qui y construisirent leur demeure, on comptait une majorité de familles nobles fuyant le despote Harald Ier 1, trop lasses de sa domination ou trop fières pour l’accepter : « Vers la fin de la vie de Ketill », dit une saga 2, « s’éleva la puissance du roi Harald à la Belle Chevelure, si bien qu’aucun [seigneur], non plus qu’aucun autre homme d’importance, ne prospérait dans le pays si le roi ne disposait à lui seul de [toutes les] prérogatives… Lorsque Ketill apprit que le roi Harald lui destinait le même lot qu’aux autres puissants hommes, [il dit à ses proches] : “J’ai des informations véridiques sur la haine que nous voue le roi Harald… ; j’ai l’impression que l’on nous donne à choisir entre deux choses : fuir le pays ou être tués chacun chez soi” ». Tous ceux qui ne voulaient pas courber la tête sous le sceptre du roi, s’en allaient à travers les flots chercher une heureuse « terre de glace » où il n’y avait encore ni autorité ni monarque ; où chaque chef de famille pouvait régner en liberté dans sa demeure, sans avoir peur du roi : « Il y avait là de bonnes terres, et il n’y avait pas besoin d’argent pour les acheter… ; on y prenait du saumon et d’autres poissons à longueur d’année », ajoute la même saga. Les émigrations devinrent en peu de temps si fréquentes et si nombreuses, que Harald Ier, craignant de voir la Norvège se dépeupler, imposa un tribut à tous ceux qui la quitteraient et parfois s’empara de leurs biens.
famille
sujet
Saikaku, « Arashi, vie et mort d’un acteur »
Il s’agit de l’« Arashi mujô monogatari » 1 (« Arashi, vie et mort d’un acteur » 2) d’Ihara Saikaku 3, marchand japonais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consacra à l’art du roman, où il devint un maître incontesté, et le plus habile des écrivains. On compare la vivacité et la rapidité de son style à celles que l’on éprouve en descendant un torrent dans une barque. À la naissance de Saikaku, en 1642, le Japon était entré dans une période de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres civiles. Les fortifications rasées des villes avaient fait place à des quartiers de distraction, où les bourgeois mettaient à la poursuite du plaisir l’opiniâtreté et la passion qu’ils avaient autrefois apportées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Saikaku, vaste fresque de ce « monde flottant » (« ukiyo » 4), prend pour sujets les marchands, les vendeurs, les fabricants de tonneaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les acteurs, les guerriers, les courtisanes. Les portraits de celles-ci surtout, très remarquables et osés, allant jusqu’à la vulgarité, font que l’on considère Saikaku comme un pornographe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui enlève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contribué à faire de lui le plus populaire écrivain de son temps, mais qui n’est cependant qu’un masque, et le plus trompeur des masques, on verra un psychologue hors pair, lucide, mais plein d’humour, toujours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-gokoro » 5) comme il dit lui-même 6. Avec lui, le Japon retrouve cette finesse d’observation qu’il n’avait plus atteinte depuis Murasaki-shikibu. « Dans ses ouvrages aussi francs qu’enjoués, Saikaku [décrit] tous les hasards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dénoncé dans les sermons des bonzes. Mais les héros de Saikaku ne tentent pas de lui échapper, ils mettent leur sagesse à s’en accommoder, et leur ironie à n’en être pas dupes. D’avance, ils acceptent tout ce que les hasards de ce monde voudront bien leur donner — et le hasard n’est pas chiche envers eux… Ces récits, on le voit, sont francs, cyniques, salaces. Libertins ? Non, on n’y trouve jamais viol ni dol, jamais cet accent de révolte et de défi qui relève les noires prouesses du libertinage occidental, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plaisirs, les héros de Saikaku n’ont pas à se [faire] scélérats », dit M. Maurice Pinguet
Saikaku, « Quatre Nouvelles. “L’Écritoire de poche” »

dans « Autour de Saikaku : le roman en Chine et au Japon aux XVIIe et XVIIIe siècles » (éd. Les Indes savantes, coll. Études japonaises, Paris), p. 113-122
Il s’agit d’une traduction partielle du « Futokoro suzuri » 1 (« L’Écritoire de poche ») d’Ihara Saikaku 2, marchand japonais qui, après la mort de sa femme et de sa fille aveugle, se consacra à l’art du roman, où il devint un maître incontesté, et le plus habile des écrivains. On compare la vivacité et la rapidité de son style à celles que l’on éprouve en descendant un torrent dans une barque. À la naissance de Saikaku, en 1642, le Japon était entré dans une période de paix et de bon ordre, après plus de deux siècles de guerres civiles. Les fortifications rasées des villes avaient fait place à des quartiers de distraction, où les bourgeois mettaient à la poursuite du plaisir l’opiniâtreté et la passion qu’ils avaient autrefois apportées à la conquête de l’argent. L’œuvre de Saikaku, vaste fresque de ce « monde flottant » (« ukiyo » 3), prend pour sujets les marchands, les vendeurs, les fabricants de tonneaux, les bouilleurs d’alcool de riz, les acteurs, les guerriers, les courtisanes. Les portraits de celles-ci surtout, très remarquables et osés, allant jusqu’à la vulgarité, font que l’on considère Saikaku comme un pornographe ; en quoi, on a grand tort. Car si on lui enlève ce masque d’indécence, qui peut bien avoir contribué à faire de lui le plus populaire écrivain de son temps, mais qui n’est cependant qu’un masque, et le plus trompeur des masques, on verra un psychologue hors pair, lucide, mais plein d’humour, toujours à l’écoute du « cœur des gens de ce monde » (« yo no hito-gokoro » 4) comme il dit lui-même 5. Avec lui, le Japon retrouve cette finesse d’observation qu’il n’avait plus atteinte depuis Murasaki-shikibu. « Dans ses ouvrages aussi francs qu’enjoués, Saikaku [décrit] tous les hasards doux et amers de ce monde de l’impermanence et de l’illusion dénoncé dans les sermons des bonzes. Mais les héros de Saikaku ne tentent pas de lui échapper, ils mettent leur sagesse à s’en accommoder, et leur ironie à n’en être pas dupes. D’avance, ils acceptent tout ce que les hasards de ce monde voudront bien leur donner — et le hasard n’est pas chiche envers eux… Ces récits, on le voit, sont francs, cyniques, salaces. Libertins ? Non, on n’y trouve jamais viol ni dol, jamais cet accent de révolte et de défi qui relève les noires prouesses du libertinage occidental, de Don Juan… à Sade. Pour être libres de leurs plaisirs, les héros de Saikaku n’ont pas à se [faire] scélérats », dit M. Maurice Pinguet
Hugo, « Les Chants du crépuscule • Les Voix intérieures • Les Rayons et les Ombres »
Il s’agit des « Rayons et les Ombres » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Les Orientales • Les Feuilles d’automne »
Il s’agit des « Feuilles d’automne » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Hugo, « Odes et Ballades »
Il s’agit des « Odes et Ballades » et autres œuvres de Victor Hugo (XIXe siècle). Il faut reconnaître que Hugo est non seulement le premier en rang des écrivains de langue française, depuis que cette langue a été fixée ; mais le seul qui ait un droit vraiment absolu à ce titre d’écrivain dans sa pleine acception. Toutes les catégories de l’histoire littéraire se trouvent en lui déjouées. La critique qui voudrait démêler cette figure titanique, stupéfiante, tenant quelque chose de la divinité, est en présence du problème le plus insoluble. Fut-il poète, romancier ou penseur ? Fut-il spiritualiste ou réaliste ? Il fut tout cela et plus encore. Nouveau don Quichotte, cet homme est allé porter ses pas sur tous les chemins de l’esprit, monter sur toutes les barricades qu’il rencontrait, soutien des faibles et pourfendeur des tyrans, sonneur de clairons et amant de la violette ; si bien qu’aucune des familles qui se partagent l’espèce humaine au physique et au moral ne peut se l’attribuer entièrement. Tantôt égal à la mer, comparé à la montagne, rapproché du soleil, assimilé à l’ouragan, tantôt philosophe, redresseur des abus du siècle, professeur d’histoire et guide politique, tantôt chargé d’apitoyer le monde sur la femme, de le mettre à genoux devant le vieillard pour le vénérer et devant l’enfant pour le consoler, il fut je ne sais quel succédané de la nature. Avec sa mort, c’est un monde cyclopéen d’idées et d’impressions qui est parti, un continent de granit qui s’est détaché et a roulé avec fracas au fond des abîmes. « Qui pourrait dire : “J’aime ceci ou cela dans Hugo” ? », dit Édouard Drumont 1. « Comme l’océan, comme la montagne, comme la forêt, ce génie éveille l’idée de l’infini. Ce qu’on aime dans l’océan, ce n’est point une vague, ce sont des vagues incessamment renouvelées ; ce qu’on aime dans la forêt, ce n’est point un arbre ou une feuille, ce sont ces milliers d’arbres et ces milliers de feuilles qui confondent leur verdure et leur bruit. »
Malot, « Le Docteur Claude. Tome II »
Il s’agit du « Docteur Claude » d’Hector Malot, romancier français (XIXe siècle), dont la grande malchance fut d’avoir surgi entre Balzac et Zola, deux génies qui firent de l’ombre au sien. « Mais par la puissance de son observation, par sa compréhension de la vie, ses lumineuses et fécondes idées d’équité, de vérité et d’humanité, par l’habile enchaînement de ses récits… il est leur égal à tous deux », dit une journaliste 1, « et la postérité — si elle est juste et si elle en a le loisir — le mettra à sa véritable place, sur le même sommet qu’occupent l’historien de la “Comédie humaine” et celui des “Rougon-Macquart”. Et puis, quel ferme et superbe caractère que Malot ! Quel désintéressement ! » Malot naquit en 1830 près de Rouen. Son père, qui était notaire, le destinait à la même carrière. C’est miracle que les manuels de jurisprudence qu’il faisait avaler à son fils ne l’aient pas à jamais dégoûté de la lecture. Heureusement, dans un grenier de la maison, jetés en tas, se trouvaient de vieux classiques, qu’avait relégués là leur couverture usée : le « Roland furieux » de l’Arioste ; le « Gil Blas » de Lesage ; un Molière complet ; un tome de Racine. Et ceux-là, un jour que Malot en avait ouvert un au hasard, l’empêchèrent de croire que tous les livres étaient des manuels de jurisprudence. « Combien d’heures », dit-il 2, « ils m’ont fait passer sous l’ardoise surchauffée ou glacée, charmé, ravi, l’esprit éveillé, l’imagination allumée par une étincelle qui ne s’est pas éteinte ! Sans eux, aurais-je jamais fait des romans ? Je n’en sais rien. Mais ce que je sais bien, c’est qu’ils m’ont donné l’idée d’en écrire pour ceux qui pouvaient souffrir, comme je l’avais souffert moi-même, le supplice des livres ennuyeux. »
Malot, « Le Docteur Claude. Tome I »
Il s’agit du « Docteur Claude » d’Hector Malot, romancier français (XIXe siècle), dont la grande malchance fut d’avoir surgi entre Balzac et Zola, deux génies qui firent de l’ombre au sien. « Mais par la puissance de son observation, par sa compréhension de la vie, ses lumineuses et fécondes idées d’équité, de vérité et d’humanité, par l’habile enchaînement de ses récits… il est leur égal à tous deux », dit une journaliste 1, « et la postérité — si elle est juste et si elle en a le loisir — le mettra à sa véritable place, sur le même sommet qu’occupent l’historien de la “Comédie humaine” et celui des “Rougon-Macquart”. Et puis, quel ferme et superbe caractère que Malot ! Quel désintéressement ! » Malot naquit en 1830 près de Rouen. Son père, qui était notaire, le destinait à la même carrière. C’est miracle que les manuels de jurisprudence qu’il faisait avaler à son fils ne l’aient pas à jamais dégoûté de la lecture. Heureusement, dans un grenier de la maison, jetés en tas, se trouvaient de vieux classiques, qu’avait relégués là leur couverture usée : le « Roland furieux » de l’Arioste ; le « Gil Blas » de Lesage ; un Molière complet ; un tome de Racine. Et ceux-là, un jour que Malot en avait ouvert un au hasard, l’empêchèrent de croire que tous les livres étaient des manuels de jurisprudence. « Combien d’heures », dit-il 2, « ils m’ont fait passer sous l’ardoise surchauffée ou glacée, charmé, ravi, l’esprit éveillé, l’imagination allumée par une étincelle qui ne s’est pas éteinte ! Sans eux, aurais-je jamais fait des romans ? Je n’en sais rien. Mais ce que je sais bien, c’est qu’ils m’ont donné l’idée d’en écrire pour ceux qui pouvaient souffrir, comme je l’avais souffert moi-même, le supplice des livres ennuyeux. »
Nosaka, « Nosaka aime les chats »
Il s’agit de « Nosaka aime les chats » (« Wagahai wa neko ga suki » 1) de M. Akiyuki Nosaka 2, écrivain japonais de talent, mais qui, harcelé par le sentiment de culpabilité, a semé dans presque toutes les pages de ses récits l’obscénité la plus grotesque et la plus animale. Ce sentiment de culpabilité est né en lui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il a vu mourir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute décharnée après des mois de famine : « Quand je pense comment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne parvenait plus à relever la tête ni même à pleurer, comment elle mourut seule, comment enfin il ne restait que des cendres après sa crémation, je me rends compte que j’avais été trop préoccupé par ma propre survie. Dans les horreurs de la famine, j’avais mangé ses parts de nourriture » 3. Son travail d’écrivain s’est entièrement construit sur cette expérience qu’il a cependant travestie, narrée en se faisant plaisir à lui-même, dans « La Tombe des lucioles ». Car, en vérité, il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du récit. Il était cruel : c’est en mangeant le dû de sa sœur qu’il a survécu, et c’est en refoulant cette cruauté qu’il a écrit « La Tombe des lucioles » qui lui a permis par la suite de gagner sa vie : « J’ai triché avec cette souffrance — la plus grande, je crois, qui se puisse imaginer — celle d’[un parent plongé] dans l’incapacité de nourrir son enfant. Et moi qui suis plutôt d’un naturel allègre, j’en garde une dette, une blessure profonde, même si les souvenirs à la longue s’estompent » 4. C’est cette blessure infectée, saturée d’odeurs nauséabondes, que M. Nosaka ouvre au soleil dans ses récits et qu’il met sous le nez de son public, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche encore amère des absinthes humaines : Regardez !
Ôé, « Le Centre de recherches sur la jeunesse en déroute »

dans « Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines. Tome I. Jeunesse » (éd. du Rocher, coll. Série japonaise, Monaco)
Il s’agit de la nouvelle « Le Centre de recherches sur la jeunesse en déroute » (« Kôtai seinen kenkyûjo » 1) de M. Kenzaburô Ôé 2, un des derniers représentants de la littérature d’après-guerre. Il naquit dans une périphérie du monde appelée Japon, et qui plus est, dans un village périphérique de ce pays. C’était un beau village perdu au cœur des grandes forêts de l’île de Shikoku, où sa famille habitait depuis des centaines d’années sans que personne ne s’en fût jamais éloigné ; son père venait d’y mourir. « L’angoisse de la mort et de la folie m’avait saisi pour ne plus me lâcher, depuis la mort soudaine de mon père », dit-il 3. À dix-sept ans, dans un ouvrage d’un professeur de Tôkyô intitulé « Furansu runesansu danshô » 4 (« Fragments de la Renaissance française »), M. Ôé découvrait, avec un enthousiasme débordant, les humanistes et le combat qu’ils avaient mené pour répandre leurs idées. Et c’est pour étudier ces idées-là — capables, pensait-il, de le protéger des tentations nihilistes d’un Mishima — qu’il quitta les forêts natales et qu’il se rendit en ville pour prendre un train de nuit pour Tôkyô. L’idée de devenir le disciple de M. Kazuo Watanabé 5, ce professeur de littérature française dont il faisait d’ores et déjà son maître à penser pour la vie, était là pour le soutenir dans l’épreuve que représentait ce voyage. Dans l’immense métropole, M. Ôé se montra un étudiant brillant, mais renfermé, solitaire, et bégayant à cause de son accent provincial dont il avait honte. La nuit, l’ennui le déprimait, et tout en prenant des tranquillisants avec du whisky, il faisait des esquisses de romans. « Quand j’ai commencé à écrire des romans, je me suis dit qu’un jour ils seraient publiés en français par les éditions Gallimard et que j’offrirais celui qui me semblerait le mieux traduit à mon professeur. Tout en gardant cette idée à l’esprit, j’ai tenté diverses expériences d’écriture romanesque… C’est ce que j’ai toujours tenté de faire, et je ne le regrette pas, mais j’ai aussi toujours eu le sentiment en parallèle de ne jamais [avoir écrit] un roman libéré de cette obsession, équilibré, bien construit », dit-il
Ôé, « Tribu bêlante, “Ningen no hitsuji” »
![dans « Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines. [Tome I] » (éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris)](https://www.notesdumontroyal.com/image/792-266x400.webp)
dans « Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines. [Tome I] » (éd. Gallimard, coll. Du monde entier, Paris)
Il s’agit de la nouvelle « Tribu bêlante » (« Ningen no hitsuji » 1, littéralement « Hommes devenus moutons ») de M. Kenzaburô Ôé 2, un des derniers représentants de la littérature d’après-guerre. Il naquit dans une périphérie du monde appelée Japon, et qui plus est, dans un village périphérique de ce pays. C’était un beau village perdu au cœur des grandes forêts de l’île de Shikoku, où sa famille habitait depuis des centaines d’années sans que personne ne s’en fût jamais éloigné ; son père venait d’y mourir. « L’angoisse de la mort et de la folie m’avait saisi pour ne plus me lâcher, depuis la mort soudaine de mon père », dit-il 3. À dix-sept ans, dans un ouvrage d’un professeur de Tôkyô intitulé « Furansu runesansu danshô » 4 (« Fragments de la Renaissance française »), M. Ôé découvrait, avec un enthousiasme débordant, les humanistes et le combat qu’ils avaient mené pour répandre leurs idées. Et c’est pour étudier ces idées-là — capables, pensait-il, de le protéger des tentations nihilistes d’un Mishima — qu’il quitta les forêts natales et qu’il se rendit en ville pour prendre un train de nuit pour Tôkyô. L’idée de devenir le disciple de M. Kazuo Watanabé 5, ce professeur de littérature française dont il faisait d’ores et déjà son maître à penser pour la vie, était là pour le soutenir dans l’épreuve que représentait ce voyage. Dans l’immense métropole, M. Ôé se montra un étudiant brillant, mais renfermé, solitaire, et bégayant à cause de son accent provincial dont il avait honte. La nuit, l’ennui le déprimait, et tout en prenant des tranquillisants avec du whisky, il faisait des esquisses de romans. « Quand j’ai commencé à écrire des romans, je me suis dit qu’un jour ils seraient publiés en français par les éditions Gallimard et que j’offrirais celui qui me semblerait le mieux traduit à mon professeur. Tout en gardant cette idée à l’esprit, j’ai tenté diverses expériences d’écriture romanesque… C’est ce que j’ai toujours tenté de faire, et je ne le regrette pas, mais j’ai aussi toujours eu le sentiment en parallèle de ne jamais [avoir écrit] un roman libéré de cette obsession, équilibré, bien construit », dit-il
Ôé, « Une Famille en voie de guérison »
Il s’agit d’une traduction indirecte du roman « Une Famille en voie de guérison » (« Kaifuku suru kazoku » 1) de M. Kenzaburô Ôé 2, un des derniers représentants de la littérature d’après-guerre. Il naquit dans une périphérie du monde appelée Japon, et qui plus est, dans un village périphérique de ce pays. C’était un beau village perdu au cœur des grandes forêts de l’île de Shikoku, où sa famille habitait depuis des centaines d’années sans que personne ne s’en fût jamais éloigné ; son père venait d’y mourir. « L’angoisse de la mort et de la folie m’avait saisi pour ne plus me lâcher, depuis la mort soudaine de mon père », dit-il 3. À dix-sept ans, dans un ouvrage d’un professeur de Tôkyô intitulé « Furansu runesansu danshô » 4 (« Fragments de la Renaissance française »), M. Ôé découvrait, avec un enthousiasme débordant, les humanistes et le combat qu’ils avaient mené pour répandre leurs idées. Et c’est pour étudier ces idées-là — capables, pensait-il, de le protéger des tentations nihilistes d’un Mishima — qu’il quitta les forêts natales et qu’il se rendit en ville pour prendre un train de nuit pour Tôkyô. L’idée de devenir le disciple de M. Kazuo Watanabé 5, ce professeur de littérature française dont il faisait d’ores et déjà son maître à penser pour la vie, était là pour le soutenir dans l’épreuve que représentait ce voyage. Dans l’immense métropole, M. Ôé se montra un étudiant brillant, mais renfermé, solitaire, et bégayant à cause de son accent provincial dont il avait honte. La nuit, l’ennui le déprimait, et tout en prenant des tranquillisants avec du whisky, il faisait des esquisses de romans. « Quand j’ai commencé à écrire des romans, je me suis dit qu’un jour ils seraient publiés en français par les éditions Gallimard et que j’offrirais celui qui me semblerait le mieux traduit à mon professeur. Tout en gardant cette idée à l’esprit, j’ai tenté diverses expériences d’écriture romanesque… C’est ce que j’ai toujours tenté de faire, et je ne le regrette pas, mais j’ai aussi toujours eu le sentiment en parallèle de ne jamais [avoir écrit] un roman libéré de cette obsession, équilibré, bien construit », dit-il
Nosaka, « Le Moine-Cigale, “Iro hôshi” »
![dans « [Nouvelles japonaises]. Tome III. Les Paons, la Grenouille, le Moine-Cigale (1955-1970) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 125-144](https://www.notesdumontroyal.com/image/786-246x400.webp)
dans « [Nouvelles japonaises]. Tome III. Les Paons, la Grenouille, le Moine-Cigale (1955-1970) » (éd. Ph. Picquier, Arles), p. 125-144
Il s’agit du « Moine-Cigale » (« Iro hôshi » 1) de M. Akiyuki Nosaka 2, écrivain japonais de talent, mais qui, harcelé par le sentiment de culpabilité, a semé dans presque toutes les pages de ses récits l’obscénité la plus grotesque et la plus animale. Ce sentiment de culpabilité est né en lui au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, quand il a vu mourir sa sœur âgée d’un an et quatre mois, toute décharnée après des mois de famine : « Quand je pense comment ma sœur, qui n’avait plus que les os et la peau, ne parvenait plus à relever la tête ni même à pleurer, comment elle mourut seule, comment enfin il ne restait que des cendres après sa crémation, je me rends compte que j’avais été trop préoccupé par ma propre survie. Dans les horreurs de la famine, j’avais mangé ses parts de nourriture » 3. Son travail d’écrivain s’est entièrement construit sur cette expérience qu’il a cependant travestie, narrée en se faisant plaisir à lui-même, dans « La Tombe des lucioles ». Car, en vérité, il n’était pas aussi tendre que l’adolescent du récit. Il était cruel : c’est en mangeant le dû de sa sœur qu’il a survécu, et c’est en refoulant cette cruauté qu’il a écrit « La Tombe des lucioles » qui lui a permis par la suite de gagner sa vie : « J’ai triché avec cette souffrance — la plus grande, je crois, qui se puisse imaginer — celle d’[un parent plongé] dans l’incapacité de nourrir son enfant. Et moi qui suis plutôt d’un naturel allègre, j’en garde une dette, une blessure profonde, même si les souvenirs à la longue s’estompent » 4. C’est cette blessure infectée, saturée d’odeurs nauséabondes, que M. Nosaka ouvre au soleil dans ses récits et qu’il met sous le nez de son public, en criant aussi haut qu’il peut, la bouche encore amère des absinthes humaines : Regardez !