«Susanne-Catherine de Klettenberg et les “Confessions d’une belle âme”»

dans « Le Chrétien évangélique », vol. 23, p. 21-33 & 75-88 & 119-134 & 223-229

dans «Le Chré­tien évan­gé­lique», vol. 23, p. 21-33 & 75-88 & 119-134 & 223-229

Il s’agit du poème «Re­gards je­tés dans l’éternité» («Blicke der Ewig­keit») et autres écrits de Su­sanna von Klet­ten­berg, dite Su­sanne de Klet­ten­berg 1 (XVIIIe siècle), mys­tique al­le­mande, pié­tiste et oc­cul­tiste, âme exal­tée s’adonnant à l’alchimie, amie de la mère de Gœthe. Les deux fa­milles, Gœthe et Klet­ten­berg, étaient ap­pa­ren­tées. Se­lon toute ap­pa­rence, Su­sanne de Klet­ten­berg connut dès son plus jeune âge l’enfant pré­coce qui de­vait, un jour, sub­ju­guer l’Allemagne et le monde en­tier; se­lon toute ap­pa­rence aussi, Gœthe dut à cette noble re­li­gieuse beau­coup des im­pres­sions qui en­tou­rèrent son en­fance et sa jeu­nesse. Elle se trouve mê­lée, de ma­nière très in­time, à tout son dé­ve­lop­pe­ment mo­ral et in­tel­lec­tuel. Écou­tons la des­crip­tion que l’immense poète a lais­sée d’elle dans ses mé­moires : «Elle était», dit-il 2, «d’une taille svelte, de gran­deur moyenne… Sa mise très soi­gnée rap­pe­lait le cos­tume des sœurs her­nutes 3. La sé­ré­nité et le re­pos de l’âme ne la quit­taient ja­mais. Elle consi­dé­rait sa ma­la­die comme un élé­ment né­ces­saire de sa pas­sa­gère exis­tence ter­restre; elle souf­frait avec la plus grande pa­tience, et dans les in­ter­valles, elle était vive et cau­sante». Su­sanne de Klet­ten­berg ap­par­te­nait par sa nais­sance au monde le plus dis­tin­gué de Franc­fort; mais elle s’en était éloi­gnée de bonne heure. Sa santé faible, son édu­ca­tion re­le­vée, la vi­va­cité et l’originalité de son es­prit, son pen­chant pour le sur­na­tu­rel l’avaient pous­sée au mys­ti­cisme chré­tien; aux doc­trines de l’occultisme aussi : c’était le temps où le comte de Ca­glios­tro sé­dui­sait toutes les ima­gi­na­tions. Elle écri­vait en 1769 : «Le Sei­gneur n’est pas in­ac­tif dans notre ville, non plus; Il souffle de mille fa­çons sur les pe­tites étin­celles et les ral­lume… Il n’a cesse jusqu’à ce qu’Il ait trouvé la der­nière de Ses bre­bis» 4. Le fils de son amie al­lait de­ve­nir pour elle cette «bre­bis» éga­rée. Aux en­vi­rons de sa ving­tième an­née, Gœthe était un étu­diant tour­menté, désem­paré, «en quelque sorte comme un nau­fragé» («als ein Schiff­brü­chi­ger»), qui sem­blait «plus souf­frir en­core de l’âme que du corps» 5. Elle trouva en ce jeune homme que la vie avait déçu tout ce qu’elle de­man­dait : une na­ture jeune et im­pres­sion­nable, qui as­pi­rât comme elle à quelque fé­li­cité in­con­nue, et sur qui elle pût prendre de l’ascendant. «Déjà, elle avait étu­dié en se­cret l’“Opus mago-ca­ba­lis­ti­cum” de Wel­ling», dit Gœthe 6, «mais comme [cet] au­teur obs­cur­cit et fait dis­pa­raître aus­si­tôt la lu­mière qu’il com­mu­nique, elle cher­chait un ami qui lui tînt com­pa­gnie dans ces al­ter­na­tives de lu­mière et d’obscurité; elle n’eut pas be­soin de grands ef­forts pour m’inoculer aussi ce [germe]». Sous sa di­rec­tion, Gœthe porta à cette ma­gie ca­ba­lis­tique l’ardeur qu’il met­tait en toutes choses.

son vi­sage sou­riant of­frait à tout le monde l’admirable image de la sé­ré­nité dans la souf­france

Il est étrange de voir le fu­tur scep­tique de Wei­mar se plon­ger avec ra­vis­se­ment dans les lec­tures théo­so­phiques; an­no­ter avec zèle Pa­ra­celse, Ba­sile Va­len­tin et van Hel­mont; en­fin, trans­for­mer la mai­son Klet­ten­berg en une vé­ri­table of­fi­cine d’alchimie à faire bouillir d’envie le doc­teur Faust : «Mon amie», dit Gœthe 7, «était sans fa­mille et ha­bi­tait une grande mai­son bien si­tuée. Elle s’était déjà pro­curé un pe­tit four­neau à vent, des bal­lons et des cor­nues de moyenne gran­deur et elle opé­rait se­lon les di­rec­tions de Wel­ling… prin­ci­pa­le­ment sur… les al­ca­lis, les­quels, en s’évaporant, de­vaient s’unir avec [des] sub­stances éthé­rées et pro­duire en­fin “per se” un sel… mys­té­rieux d’une ex­cel­lente vertu.» Au mi­lieu de toutes ces dis­trac­tions, la pré­sence de Su­sanne de Klet­ten­berg, amie avi­sée, confi­dente douce et af­fec­tueuse, for­ti­fia Gœthe et calma les in­cli­na­tions ora­geuses de sa fin d’adolescence. Elle de­vint pour lui «la belle âme» («die schöne Seele») dont il se sou­vien­dra tou­jours; et quand il la per­dra, en 1774, il ne re­pas­sera ja­mais sans tris­tesse de­vant la fe­nêtre où elle avait cou­tume de s’asseoir, et d’où son vi­sage sou­riant of­frait à tout le monde l’admirable image de la sé­ré­nité dans la souf­france : «C’était à elle, après ma sœur, que j’aimais le mieux à rendre compte» 8. Gœthe dé­lais­sera la cui­sine mys­tique et al­chi­mique, ce «més­usage du vrai, de l’authentique» («Miß­brauch des Ech­ten und Wah­ren»), ces «pro­messes trom­peuses qui flattent nos es­pé­rances et nos vœux les plus chers» («lü­gen­haftes Zu­sa­gen, wo­durch un­sern liebs­ten Hoff­nun­gen und Wün­schen ges­ch­mei­chelt wird»); mais ce pas­sage à tra­vers le côté noc­turne de la science, qui l’avait un ins­tant charmé, en même temps qu’instruit, le pré­pa­rera à ses tra­vaux sur la bo­ta­nique, la géo­lo­gie, l’optique, et à l’immortel «Faust». Quant à Su­sanne de Klet­ten­berg, il consa­crera sa mé­moire dans les «Confes­sions d’une belle âme», qui rem­plissent tout le sixième livre de «Wil­helm Meis­ter» et qui sont comme l’urne où se trouve re­cueilli le par­fum de sa vertu ré­si­gnée.

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style de «Re­gards je­tés dans l’éternité» : «Mon re­gard se perd dans un loin­tain lu­mi­neux; plus loin que la de­meure des étoiles, je vois ce que mon Sau­veur me ré­serve. Là, res­plen­dit dans une lu­mière in­créée Ce­lui dont l’auguste vi­sage fut ja­dis souillé de sang et de cra­chats; le corps qui se cou­vrait d’une sueur san­glante, la tête dé­chi­rée par une cou­ronne d’épines sont main­te­nant illu­mi­nés d’un éclat cé­leste. Après avoir passé par la mort, Il s’est élevé jusque là-haut et m’y a pré­paré une place, à moi dont l’attente pleine de foi s’attacha à Lui dans la fai­blesse d’ici-bas; Il veut me faire part de Sa splen­deur. Dans ces joyeuses prai­ries du ciel, je Le contem­ple­rai, Lui, mon Ber­ger; oui, Sa douce hou­lette m’y conduira dans de gras pâ­tu­rages tou­jours ver­doyants, jusqu’aux sources de la vie dont je n’eus ici que quelques gouttes» 9.

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  1. Par­fois trans­crit Su­zanne de Klet­ten­berg. Haut
  2. «Œuvres; trad. par Jacques Por­chat. Tome VIII. Mé­moires», p. 293. Haut
  3. Les her­nutes, plus com­mu­né­ment ap­pe­lés mo­raves, étaient des sec­taires chré­tiens d’une grande pu­reté de mœurs. Haut
  4. Hip­po­lyte Loi­seau, «L’Évolution mo­rale de Gœthe : les an­nées de libre for­ma­tion (1749-1794)» (éd. F. Al­can, Pa­ris), p. 98. Haut
  5. «Œuvres; trad. par Jacques Por­chat. Tome VIII. Mé­moires», p. 292. Haut
  1. id. p. 295. Haut
  2. id. p. 296-297. Haut
  3. id. p. 543. Haut
  4. p. 227. Haut