dans « Dans un jardin du monde : l’Europe selon Gœthe » (éd. M. Sell-Calmann-Lévy, coll. Petite Bibliothèque européenne du XIXe siècle, Paris), p. 86-100
Il s’agit de l’entrevue d’Erfurt, le 2 octobre 1808, entre Napoléon et Gœthe. On dit qu’il y a entre les grands hommes comme une affinité mystérieuse et sacrée : ils échangent des regards d’intelligence, « des réponses sympathiques, des lueurs d’âme à âme » (Balzac), ils se comprennent, ils s’admirent. L’entrevue d’Erfurt, c’est justement cette rencontre de deux grands hommes qui, par delà la diversité de leurs domaines, ont senti la fraternité d’esprit qui les rapprochait, la force respective de leur « génie fascinateur » (Stresemann), leur « réalisme audacieux » (Nietzsche) qui les élevait, sans effort, à une place unique et souveraine au sein de leur siècle. Dans « Le Crépuscule des idoles », Nietzsche dit : « Dans la vie de Gœthe, il n’y eut pas de plus grand événement que cet “ens realissimum” 1 nommé Napoléon ». Et plus loin : « Le cœur de Gœthe s’est ouvert devant le phénomène Napoléon ; il s’est refermé devant les guerres d’indépendance ». Et en effet, Gœthe restera jusqu’à son dernier souffle sous le charme de l’entrevue d’Erfurt, qui est « certainement son plus grand souvenir et le diamant de son orgueil » (Valéry). Il n’oubliera jamais que l’Empereur l’avait retenu pendant une heure, à une époque où les rois du monde sollicitaient comme une faveur quelques minutes d’audience ; qu’il lui avait remis, de surcroît, la croix de la Légion d’honneur, si honorée et si recherchée dans toute l’Europe. « La coquetterie est essentielle à un tel entretien… Napoléon se fait Empereur de l’esprit et même des lettres. Gœthe se sent ici figurer l’esprit même » (Valéry). Quand il reçut Gœthe, Napoléon était assis à une grande table ronde, en train de déjeuner, tandis que Talleyrand et le comte Daru se tenaient debout derrière lui. Ils furent bientôt rejoints par les maréchaux Berthier et Soult. L’Empereur amena la conversation sur « Werther », qu’il portait dans sa giberne en Égypte, disant : « J’ai lu sept fois votre “Werther” et toujours avec un nouveau charme ». Et il fit une analyse aussi exacte que profonde de l’ouvrage. Gœthe à son tour commença à développer ses idées sur toutes les questions qui lui étaient posées. Napoléon l’écouta d’un air méditatif, la tête penchée sur sa poitrine. Tout à coup, il se leva, prit la main du poète et s’écria : « Vous êtes un homme, continuez ! » Et par une espèce de manœuvre, il sépara le poète des autres figurants, auxquels il tourna le dos, et poursuivit l’entrevue à demi-voix. Après chaque réflexion, il ajoutait : « Qu’en dit M. Gœthe ? » Et quand le poète eut pris congé, on entendit l’Empereur répéter à son entourage ce mot si remarquable : « Voilà un homme ! »
il se leva, prit la main du poète et s’écria : « Vous êtes un homme, continuez ! »
Gœthe conserva toujours pour Napoléon une vénération qui touchait presque à une sainte adoration. Le visiteur qui allait frapper à la porte du « sage de Weimar » trouvait infailliblement sur sa table à écrire, dans son cabinet de travail, dans toutes les chambres quelque buste ou quelque portrait de l’Empereur. L’une de ces effigies avait pour le poète un prix particulier. Car le jour de la bataille de Leipzig, à l’heure même où l’Empire français vacillait, elle tomba sinistrement au sol, et dans cette chute, le bord se brisa. Observant que le héros était resté intact, que l’accident se bornait à quelques dégâts extérieurs, Gœthe la fit de nouveau accrocher à la même place et y inscrivit cette belle devise : « Scilicet inmenso superest ex nomine multum » (« Il lui reste encore assez de la splendeur de son nom » 2). Combien de fois dans les « Conversations pendant les dernières années de sa vie » Gœthe célébra-t-il la mémoire de celui qu’il appelait « mon Empereur » : « toujours clair, décidé, possédant à toute heure assez d’énergie pour mettre immédiatement à exécution ce qu’il avait reconnu comme avantageux et nécessaire. Sa vie fut celle d’un demi-dieu qui marchait de bataille en bataille… Voilà pourquoi sa destinée a eu cette splendeur que le monde n’avait pas vue avant lui, et qu’il ne reverra peut-être pas après lui » (11.III.1828). Combien de fois loua-t-il son aisance de virtuose « maniant le monde comme Hummel son piano… C’est là “la facilité” qui se trouve partout où il y a un vrai talent : dans les arts de la paix comme dans les arts de la guerre, au piano comme derrière les canons » (7.IV.1829). Le bon Eckermann regrettait de n’avoir pas vu ce héros-là : « Oui », lui dit Gœthe (16.II.1826), « cela… méritait d’être vu, cet abrégé du monde (“dieses Compendium der Welt”) ! »
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Jean Lacoste, « Gœthe en grand homme » dans « Romantisme », vol. 28, p. 115-129 [Source : Persée]
- Alfred Mézières, « W. Gœthe : les œuvres expliquées par la vie. Tome II. Gœthe et Schiller • Mme de Staël à Weimar • Gœthe et Napoléon • etc. » (XIXe siècle) [Source : Google Livres]
- Gustav Stresemann, « Gœthe et Napoléon » dans « La Revue hebdomadaire », vol. 38, nº 45, p. 159-173 [Source : Bibliothèque nationale de France].
- « L’être le plus réel » et le plus réaliste, la quintessence même de l’humanité supérieure, selon Nietzsche.