Il s’agit du « Dit de Gunnarr meurtrier de Þiðrandi » (« Gunnars þáttr Þiðrandabana ») et autres sagas islandaises. Durant le siècle et demi de leur rédaction, entre les années 1200 et 1350 apr. J.-C., les sagas s’imposent par leur intensité dramatique, par leur style ramassé et presque bourru, par leur réalisme dur, tempéré d’héroïsme et d’exemples de vertu, comme la lecture favorite des hommes du Nord et comme le fleuron de l’art narratif européen. Le mot « saga » vient du verbe « segja » (« dire », « raconter »), qu’on retrouve dans toutes les langues du Nord : danois, « sige » ; suédois, « säga » ; allemand, « sagen » ; néerlandais, « zeggen » ; anglais, « say ». On aurait tort cependant d’attribuer à la Scandinavie entière la paternité de ce genre qui, à une ou deux exceptions près, est typiquement et exclusivement islandais. Il faut avouer que l’Islande est peu connue, en dehors de quelques spécialistes. Il n’est donc pas étonnant que le vulgaire regarde les habitants de cette île lointaine presque avec dédain. Il les considère comme des demi-barbares habillés de peaux de bêtes. Et puis, lorsqu’on vient lui dire que ces misérables sauvages nous ont donné l’ensemble des sagas et tout ce que nous lisons de plus ancien sur les civilisations nordiques, à telle enseigne que la vieille langue de ces civilisations est surnommée « le vieil islandais », cela lui paraît un paradoxe. Mais essayons de rétablir la vérité ! En 874 apr. J.-C. les Norvégiens prirent pied en Islande, où ils ne tardèrent pas à établir une république aristocratique. Quel était le nombre des premiers colons ? C’est ce que rien n’indique. On sait seulement que, parmi ceux qui y construisirent leur demeure, on comptait une majorité de familles nobles fuyant le despote Harald Ier1, trop lasses de sa domination ou trop fières pour l’accepter : « Vers la fin de la vie de Ketill », dit une saga2, « s’éleva la puissance du roi Harald à la Belle Chevelure, si bien qu’aucun [seigneur], non plus qu’aucun autre homme d’importance, ne prospérait dans le pays si le roi ne disposait à lui seul de [toutes les] prérogatives… Lorsque Ketill apprit que le roi Harald lui destinait le même lot qu’aux autres puissants hommes, [il dit à ses proches] : “J’ai des informations véridiques sur la haine que nous voue le roi Harald… ; j’ai l’impression que l’on nous donne à choisir entre deux choses : fuir le pays ou être tués chacun chez soi” ». Tous ceux qui ne voulaient pas courber la tête sous le sceptre du roi, s’en allaient à travers les flots chercher une heureuse « terre de glace » où il n’y avait encore ni autorité ni monarque ; où chaque chef de famille pouvait régner en liberté dans sa demeure, sans avoir peur du roi : « Il y avait là de bonnes terres, et il n’y avait pas besoin d’argent pour les acheter… ; on y prenait du saumon et d’autres poissons à longueur d’année », ajoute la même saga. Les émigrations devinrent en peu de temps si fréquentes et si nombreuses, que Harald Ier, craignant de voir la Norvège se dépeupler, imposa un tribut à tous ceux qui la quitteraient et parfois s’empara de leurs biens.
femmes
« Contes et Légendes annamites »
Il s’agit d’une anthologie de la littérature populaire du Viêt-nam. Longtemps dédaignée par les lettrés, parce qu’elle ne menait pas aux carrières mandarinales, cette littérature avait toujours été cultivée par l’effort anonyme du peuple. Ainsi donc, à côté de la littérature officielle, qui chantait en vers savants les hommes et les choses de la Chine, il existait une littérature populaire, en grande partie orale, qui exprimait sous une forme tantôt naïve et simple, tantôt narquoise et volontiers humoristique, l’âme populaire du Viêt-nam. « Tandis que les lettrés s’enfermaient dans leur tour d’ivoire et se plaisaient à composer des vers chinois qui, ici, ressemblent bien aux vers latins, ou à commenter les vieux classiques, le peuple travaillait à former la langue et à produire cette riche littérature populaire composée de dictons, de proverbes, de sentences, de distiques, de phrases, locutions et expressions plus ou moins assonancées portant des allusions aux faits du passé ou aux coutumes locales, et surtout de chansons, de ces belles et douces chansons qui s’élèvent les nuits d’été du fond des paillotes ou de l’immensité des rizières et des étangs et semblent se répercuter dans l’espace jusqu’à la cime frissonnante des bambous. Elles sont, ces chansons, d’un charme infini, d’une suavité profonde. Quiconque a entendu une fois chanter par des repiqueuses de riz du delta tonkinois ou des sampanières de la rivière de Huê des chansons comme celle-ci :
Montagne, ô montagne, pourquoi êtes-vous si haute ?
Vous cachez le soleil et vous me cachez le visage de mon bien-aimé !
n’oubliera jamais cet accent d’indéfinissable mélancolie lamartinienne qui révèle le fonds de poésie de la race, en même temps qu’il montre l’excellence de la langue capable d’exprimer de tels sentiments », dit très bien Phạm Quỳnh
« Les Aïnous des îles Kouriles »
Il s’agit de contes traditionnels des Aïnous1. À l’instar des Amérindiens, ce qui reste aujourd’hui du peuple aïnou, autrefois si remarquable et si épris de liberté, est exclusivement et misérablement cantonné dans les réserves de l’île de Hokkaidô ; il est en voie d’extinction, abandonné à un sort peu enviable, qu’il ne mérite pas. Avant l’établissement des Japonais, le territoire aïnou s’étendait de l’île de Hokkaidô, appelée Ezo, jusqu’aux deux prolongements de cette île, égrenés comme des chapelets, se déployant l’un vers le Nord-Ouest, l’autre vers le Nord-Est : l’île de Sakhaline, appelée Kita-Ezo2 (« Ezo du Nord ») ; et l’archipel des Kouriles, appelé Oku-Ezo3 (« Ezo des confins »). Ce n’est qu’au début du XVIIe siècle que l’État japonais investit un daïmio à Matsumae, mais celui-ci se contentait en quelque sorte de monter la garde contre les Aïnous. Il n’avait aucune idée sérieuse du territoire de ces « hommes poilus » (« kebito »4) dont il ignorait tout ou à peu près tout, et il interdisait à ses sujets de s’y aventurer loin ou d’y entreprendre quoi que ce soit, rapporte le père de Angelis. Terres parfaitement négligeables et négligées, ces îles furent la seule partie du globe qui échappa à l’activité infatigable du capitaine Cook. Et à ce titre, elles provoquèrent la curiosité de La Pérouse, qui, depuis son départ de France, brûlait d’impatience d’être le premier à y avoir abordé. En 1787, les frégates sous son commandement mouillèrent devant Sakhaline, et les Français, descendus à terre, entrèrent en contact avec « une race d’hommes différente de celle des Japonais, des Chinois, des Kamtchadales et des Tartares dont ils ne sont séparés que par un canal »5. C’étaient les Aïnous. Quoique n’ayant jamais abordé aux Kouriles, La Pérouse établit avec certitude, d’après la relation de Krachéninnikov et l’identité du vocabulaire composé par ce Russe avec celui qu’il recueillit sur place, que les habitants des Kouriles, ceux de Sakhaline et de Hokkaidô avaient « une origine commune ». Leurs manières douces et graves et leur intelligence étendue firent impression sur La Pérouse, qui les compara à celles des Européens instruits : « Nous parvînmes à leur faire comprendre que nous désirions qu’ils figurassent la forme de leur pays et de celui des Mandchous. Alors, un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il figura la côte de Tartarie à l’Ouest, courant à peu près [du] Nord [au] Sud. À l’Est, vis-à-vis et dans la même direction, il figura… son propre pays ; il avait laissé entre la Tartarie et son île un détroit, et se tournant vers nos vaisseaux qu’on apercevait du rivage, il marqua, par un trait, qu’on pouvait y passer… Sa sagacité pour deviner toutes nos questions était extrême, mais moindre encore que celle d’un second insulaire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les figures tracées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du papier. Il y figura son île [et traça] par des traits le nombre de journées de pirogue nécessaire pour se rendre du lieu où nous étions [jusqu’à] l’embouchure du Ségalien6 »
- On rencontre aussi les graphies Aïnos et Ainu. Ce terme signifie « être humain » dans la langue du même nom.
- En japonais 北蝦夷.
- En japonais 奥蝦夷. Parfois transcrit Oku-Yezo, Oko-Ieso ou Okou-Yesso.
- En japonais 毛人.
- « Le Voyage de Lapérouse (1785-1788). Tome II », p. 387.
- L’actuel fleuve Amour.
« Tombent, tombent les gouttes d’argent : chants du peuple aïnou »
Il s’agit de chants traditionnels des Aïnous1. À l’instar des Amérindiens, ce qui reste aujourd’hui du peuple aïnou, autrefois si remarquable et si épris de liberté, est exclusivement et misérablement cantonné dans les réserves de l’île de Hokkaidô ; il est en voie d’extinction, abandonné à un sort peu enviable, qu’il ne mérite pas. Avant l’établissement des Japonais, le territoire aïnou s’étendait de l’île de Hokkaidô, appelée Ezo, jusqu’aux deux prolongements de cette île, égrenés comme des chapelets, se déployant l’un vers le Nord-Ouest, l’autre vers le Nord-Est : l’île de Sakhaline, appelée Kita-Ezo2 (« Ezo du Nord ») ; et l’archipel des Kouriles, appelé Oku-Ezo3 (« Ezo des confins »). Ce n’est qu’au début du XVIIe siècle que l’État japonais investit un daïmio à Matsumae, mais celui-ci se contentait en quelque sorte de monter la garde contre les Aïnous. Il n’avait aucune idée sérieuse du territoire de ces « hommes poilus » (« kebito »4) dont il ignorait tout ou à peu près tout, et il interdisait à ses sujets de s’y aventurer loin ou d’y entreprendre quoi que ce soit, rapporte le père de Angelis. Terres parfaitement négligeables et négligées, ces îles furent la seule partie du globe qui échappa à l’activité infatigable du capitaine Cook. Et à ce titre, elles provoquèrent la curiosité de La Pérouse, qui, depuis son départ de France, brûlait d’impatience d’être le premier à y avoir abordé. En 1787, les frégates sous son commandement mouillèrent devant Sakhaline, et les Français, descendus à terre, entrèrent en contact avec « une race d’hommes différente de celle des Japonais, des Chinois, des Kamtchadales et des Tartares dont ils ne sont séparés que par un canal »5. C’étaient les Aïnous. Quoique n’ayant jamais abordé aux Kouriles, La Pérouse établit avec certitude, d’après la relation de Krachéninnikov et l’identité du vocabulaire composé par ce Russe avec celui qu’il recueillit sur place, que les habitants des Kouriles, ceux de Sakhaline et de Hokkaidô avaient « une origine commune ». Leurs manières douces et graves et leur intelligence étendue firent impression sur La Pérouse, qui les compara à celles des Européens instruits : « Nous parvînmes à leur faire comprendre que nous désirions qu’ils figurassent la forme de leur pays et de celui des Mandchous. Alors, un des vieillards se leva, et avec le bout de sa pique, il figura la côte de Tartarie à l’Ouest, courant à peu près [du] Nord [au] Sud. À l’Est, vis-à-vis et dans la même direction, il figura… son propre pays ; il avait laissé entre la Tartarie et son île un détroit, et se tournant vers nos vaisseaux qu’on apercevait du rivage, il marqua, par un trait, qu’on pouvait y passer… Sa sagacité pour deviner toutes nos questions était extrême, mais moindre encore que celle d’un second insulaire, âgé à peu près de trente ans, qui, voyant que les figures tracées sur le sable s’effaçaient, prit un de nos crayons avec du papier. Il y figura son île [et traça] par des traits le nombre de journées de pirogue nécessaire pour se rendre du lieu où nous étions [jusqu’à] l’embouchure du Ségalien6 »
- On rencontre aussi les graphies Aïnos et Ainu. Ce terme signifie « être humain » dans la langue du même nom.
- En japonais 北蝦夷.
- En japonais 奥蝦夷. Parfois transcrit Oku-Yezo, Oko-Ieso ou Okou-Yesso.
- En japonais 毛人.
- « Le Voyage de Lapérouse (1785-1788). Tome II », p. 387.
- L’actuel fleuve Amour.
Novalis, « [Œuvres philosophiques. Tome III.] Art et Utopie : les derniers “Fragments” (1799-1800) »
Il s’agit d’une traduction partielle des « Fragments » (« Fragmente ») de Novalis, romantique allemand, ancêtre lointain du symbolisme (XVIIIe siècle). Le comte de Platen écrit dans ses « Journaux »1 : « On est pour les romantiques allemands, [mais] moi, j’aime les Anciens. On m’a lu un jour une poésie de Novalis, dont je n’ai pas compris une seule syllabe ». Il est vrai que l’œuvre de Novalis est l’une des plus énigmatiques, l’une des moins compréhensibles de la poésie allemande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code secret, un chiffre dont la clef s’appelle Sophie von Kühn, dite Sophie de Kühn. C’est au cours d’une tournée administrative, en 1795, que Novalis rencontra, au château de Grüningen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui devait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas encore treize printemps. Il tomba aussitôt sous son charme et bientôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rêveur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, suivant le mot de Novalis, naquit une idylle aussi insolite que brève. Sophie mourait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souffrances causées par une tumeur. Sa fragile et angélique figure, sur laquelle la douleur et surtout l’ombre solennelle de la mort avaient répandu une précoce maturité, laissa à Novalis un souvenir impérissable et funèbre. « Le soir s’est fait autour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie. » Si ensuite son étude favorite devint la philosophie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-aimée : Sophie. Si ensuite il se déclara fervemment chrétien, c’est que, dans le déchaînement des malheurs de Sophie, il crut reconnaître ceux de Jésus. Elle était, pour lui, l’être céleste qui était venu réaliser un idéal jusque-là vaguement pressenti et rêvé, et maintenant contemplé dans sa réalité :
« Descendons », dit-il4, « vers la tendre Fiancée,
Vers notre Bien-Aimé Jésus !
Venez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abattus… »
Novalis, « [Œuvres philosophiques. Tome II.] Semences »
Il s’agit d’une traduction partielle des « Fragments » (« Fragmente ») de Novalis, romantique allemand, ancêtre lointain du symbolisme (XVIIIe siècle). Le comte de Platen écrit dans ses « Journaux »1 : « On est pour les romantiques allemands, [mais] moi, j’aime les Anciens. On m’a lu un jour une poésie de Novalis, dont je n’ai pas compris une seule syllabe ». Il est vrai que l’œuvre de Novalis est l’une des plus énigmatiques, l’une des moins compréhensibles de la poésie allemande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code secret, un chiffre dont la clef s’appelle Sophie von Kühn, dite Sophie de Kühn. C’est au cours d’une tournée administrative, en 1795, que Novalis rencontra, au château de Grüningen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui devait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas encore treize printemps. Il tomba aussitôt sous son charme et bientôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rêveur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, suivant le mot de Novalis, naquit une idylle aussi insolite que brève. Sophie mourait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souffrances causées par une tumeur. Sa fragile et angélique figure, sur laquelle la douleur et surtout l’ombre solennelle de la mort avaient répandu une précoce maturité, laissa à Novalis un souvenir impérissable et funèbre. « Le soir s’est fait autour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie. » Si ensuite son étude favorite devint la philosophie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-aimée : Sophie. Si ensuite il se déclara fervemment chrétien, c’est que, dans le déchaînement des malheurs de Sophie, il crut reconnaître ceux de Jésus. Elle était, pour lui, l’être céleste qui était venu réaliser un idéal jusque-là vaguement pressenti et rêvé, et maintenant contemplé dans sa réalité :
« Descendons », dit-il4, « vers la tendre Fiancée,
Vers notre Bien-Aimé Jésus !
Venez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abattus… »
Novalis, « [Œuvres philosophiques. Tome I.] Le Brouillon général : matériaux pour une encyclopédistique (1798-1799) »
Il s’agit d’une traduction partielle des « Fragments » (« Fragmente ») de Novalis, romantique allemand, ancêtre lointain du symbolisme (XVIIIe siècle). Le comte de Platen écrit dans ses « Journaux »1 : « On est pour les romantiques allemands, [mais] moi, j’aime les Anciens. On m’a lu un jour une poésie de Novalis, dont je n’ai pas compris une seule syllabe ». Il est vrai que l’œuvre de Novalis est l’une des plus énigmatiques, l’une des moins compréhensibles de la poésie allemande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code secret, un chiffre dont la clef s’appelle Sophie von Kühn, dite Sophie de Kühn. C’est au cours d’une tournée administrative, en 1795, que Novalis rencontra, au château de Grüningen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui devait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas encore treize printemps. Il tomba aussitôt sous son charme et bientôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rêveur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, suivant le mot de Novalis, naquit une idylle aussi insolite que brève. Sophie mourait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souffrances causées par une tumeur. Sa fragile et angélique figure, sur laquelle la douleur et surtout l’ombre solennelle de la mort avaient répandu une précoce maturité, laissa à Novalis un souvenir impérissable et funèbre. « Le soir s’est fait autour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie. » Si ensuite son étude favorite devint la philosophie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-aimée : Sophie. Si ensuite il se déclara fervemment chrétien, c’est que, dans le déchaînement des malheurs de Sophie, il crut reconnaître ceux de Jésus. Elle était, pour lui, l’être céleste qui était venu réaliser un idéal jusque-là vaguement pressenti et rêvé, et maintenant contemplé dans sa réalité :
« Descendons », dit-il4, « vers la tendre Fiancée,
Vers notre Bien-Aimé Jésus !
Venez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abattus… »
Novalis, « Henri d’Ofterdingen, “Heinrich von Ofterdingen” »
Il s’agit d’« Henri d’Ofterdingen » (« Heinrich von Ofterdingen ») de Novalis, romantique allemand, ancêtre lointain du symbolisme (XVIIIe siècle). Le comte de Platen écrit dans ses « Journaux »1 : « On est pour les romantiques allemands, [mais] moi, j’aime les Anciens. On m’a lu un jour une poésie de Novalis, dont je n’ai pas compris une seule syllabe ». Il est vrai que l’œuvre de Novalis est l’une des plus énigmatiques, l’une des moins compréhensibles de la poésie allemande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code secret, un chiffre dont la clef s’appelle Sophie von Kühn, dite Sophie de Kühn. C’est au cours d’une tournée administrative, en 1795, que Novalis rencontra, au château de Grüningen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui devait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas encore treize printemps. Il tomba aussitôt sous son charme et bientôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rêveur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, suivant le mot de Novalis, naquit une idylle aussi insolite que brève. Sophie mourait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souffrances causées par une tumeur. Sa fragile et angélique figure, sur laquelle la douleur et surtout l’ombre solennelle de la mort avaient répandu une précoce maturité, laissa à Novalis un souvenir impérissable et funèbre. « Le soir s’est fait autour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie. » Si ensuite son étude favorite devint la philosophie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-aimée : Sophie. Si ensuite il se déclara fervemment chrétien, c’est que, dans le déchaînement des malheurs de Sophie, il crut reconnaître ceux de Jésus. Elle était, pour lui, l’être céleste qui était venu réaliser un idéal jusque-là vaguement pressenti et rêvé, et maintenant contemplé dans sa réalité :
« Descendons », dit-il4, « vers la tendre Fiancée,
Vers notre Bien-Aimé Jésus !
Venez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abattus… »
Novalis, « Les Disciples à Saïs • Hymnes à la nuit • Journal intime »
Il s’agit des « Disciples à Saïs » (« Die Lehrlinge zu Sais ») et autres œuvres de Novalis, romantique allemand, ancêtre lointain du symbolisme (XVIIIe siècle). Le comte de Platen écrit dans ses « Journaux »1 : « On est pour les romantiques allemands, [mais] moi, j’aime les Anciens. On m’a lu un jour une poésie de Novalis, dont je n’ai pas compris une seule syllabe ». Il est vrai que l’œuvre de Novalis est l’une des plus énigmatiques, l’une des moins compréhensibles de la poésie allemande ; elle est, d’un bout à l’autre, un code secret, un chiffre dont la clef s’appelle Sophie von Kühn, dite Sophie de Kühn. C’est au cours d’une tournée administrative, en 1795, que Novalis rencontra, au château de Grüningen2, cette toute jeune fille, un peu femme déjà, en qui devait s’incarner son idéal ; elle n’avait pas encore treize printemps. Il tomba aussitôt sous son charme et bientôt il se fiança avec elle. Entre ce jeune homme rêveur et cette « fleur bleue » (« blaue Blume ») qui s’ouvrait à la vie, suivant le mot de Novalis, naquit une idylle aussi insolite que brève. Sophie mourait à peine deux ans plus tard, en 1797, après de cruelles souffrances causées par une tumeur. Sa fragile et angélique figure, sur laquelle la douleur et surtout l’ombre solennelle de la mort avaient répandu une précoce maturité, laissa à Novalis un souvenir impérissable et funèbre. « Le soir s’est fait autour de moi », dit-il trois jours plus tard3, « pendant que je regardais se lever l’aurore de ma vie. » Si ensuite son étude favorite devint la philosophie, c’est qu’elle s’appelait au fond comme sa bien-aimée : Sophie. Si ensuite il se déclara fervemment chrétien, c’est que, dans le déchaînement des malheurs de Sophie, il crut reconnaître ceux de Jésus. Elle était, pour lui, l’être céleste qui était venu réaliser un idéal jusque-là vaguement pressenti et rêvé, et maintenant contemplé dans sa réalité :
« Descendons », dit-il4, « vers la tendre Fiancée,
Vers notre Bien-Aimé Jésus !
Venez, l’ombre du soir s’est éployée
Douce aux amants par le deuil abattus… »
Baïf, « Œuvres complètes. Tome III. Les Jeux »
Il s’agit des « Œuvres complètes » de Jean-Antoine de Baïf1, poète français (XVIe siècle apr. J.-C.). Tandis que Du Bellay et Ronsard ont vu maintes fois leurs « Œuvres complètes » éditées, celles de Baïf ont dû attendre le XXIe siècle pour être enfin réunies (encore que seuls les premiers tomes ont paru à ce jour). Il est vrai que ses vers, où il est tout de même aisé de trouver quelques passages admirables, sont souvent de lecture laborieuse et mal récompensée. Son style est gauche. Son inspiration est toute d’emprunt. Il prend à pleines mains dans les poètes de l’« Anthologie grecque » et leurs imitateurs néo-latins, à moins qu’il ne pille les pétrarquistes et les bembistes italiens. Victime de sa trop grande facilité, il laisse passer des incorrections, des solécismes, des maladresses et écrit négligemment, sans tâtonnement comme sans retouches : « La phrase s’étend, s’étire, abuse des rejets… ; parce qu’il ne sut jamais ni se surveiller ni se contraindre », déclare un critique2. « On pourrait presque dire qu’on a plus de peine à lire ses vers, qu’il n’en eut… à les composer ; car il paraît que, de son temps, on l’accusait déjà de négligence », disent d’autres3. Au reste, Baïf se rend compte de sa nonchalance, l’avoue et ne veut pas s’en corriger : « Le pis que l’on dira, c’est que je suis de ceux qui à se repolir sont un peu paresseux, et que mes rudes vers n’ont [pas] été, sur l’enclume, remis assez de fois »4. Feuilletant ses propres poèmes, il trouve « leur sujet si bizarre et divers, qu’en lire trois du long de grand-honte je n’ose »5 ; mais loin d’essayer de corriger ces bizarreries, il affecte une entière indifférence et préfère renoncer aux premières places : « Mon but est de me plaire aux chansons que je chante… Si nul ne s’en contente, il faut que je m’en passe »6. De plus en plus, il se sent une vocation de réformateur. Traducteur de l’« Antigone » de Sophocle et de « L’Eunuque » de Térence, au moins autant musicien que poète, il veut simplifier l’orthographe en la réduisant à la phonétique et appliquer à la poésie française le vers métrique. Pour assurer le succès de sa réforme, il fonde une Académie de poésie et de musique, plus d’un demi-siècle avant l’Académie française. Son Académie ne réussira pas mieux que ses vers et son orthographe. Néanmoins, on ne peut qu’admirer la persévérance de ce grand expérimentateur qui, de poésie en poésie, allait multipliant les tentatives ; par le foisonnement de ses « Œuvres complètes », il mérite cette épitaphe qu’un contemporain7 lui a dressée : « Baïf étant la mer de Poésie, il fit — épris de haute fantaisie — couler partout les ondes de Permesse8, suivant les pas des Muses de la Grèce… Ores qu’il est mort… cette belle eau pour la France est tarie ».
Lindgren, « Fifi Brindacier : l’intégrale »
Il s’agit de « Fifi Brindacier » (« Pippi Långstrump ») de Mme Astrid Lindgren, la grande dame de la littérature pour enfants, la créatrice de la gamine la plus effrontée sortie de l’imagination suédoise : Fifi Brindacier. Aucun auteur suédois n’a été traduit en autant de langues que Mme Lindgren. On raconte que M. Boris Pankine1, ambassadeur d’U.R.S.S. à Stockholm, confia un jour à l’écrivaine que presque tous les foyers soviétiques comptaient deux livres : son « Karlsson sur le toit » et la Bible ; ce à quoi elle répliqua : « Comme c’est étrange ! J’ignorais totalement que la Bible était si populaire ! »2 C’est en 1940 ou 1941 que Fifi Brindacier vit le jour comme personnage de fiction, au moment où l’Allemagne faisait main basse sur l’Europe, semblable à « un monstre maléfique qui, à intervalles réguliers, sort de son trou pour se précipiter sur une nouvelle victime »3. Le sang coulait, les gens revenaient mutilés, tout n’était que malheur et désespoir. Et malgré les mille raisons d’être découragée face à l’avenir de notre humanité, Mme Lindgren ne pouvait s’empêcher d’éprouver un certain optimisme quand elle voyait les personnes de demain : les enfants, les gamins. Ils étaient « joyeux, sincères et sûrs d’eux, et ce, comme aucune génération précédente ne l’a été »4. Mme Lindgren comprit, alors, que l’avenir du monde dormait dans les chambres des enfants. C’est là que tout se jouait pour que les hommes et les femmes de demain deviennent des esprits sains et bienveillants, qui voient le monde tel qu’il est, qui en connaissent la beauté. Le succès de Mme Lindgren tient à cette foi. L’amour qu’elle porte aux faibles et aux opprimés lui vaut également le respect des petits et des grands. Beaucoup de ses récits ont pour cadre des bourgades ressemblant à sa bourgade natale. Mais il ne s’agit là que du cadre. Car l’essence de ses récits réside dans l’imagination débordante de l’enfant solitaire — ce territoire intérieur où nul ne peut plus être traqué, où la liberté seule est possible. « Je veux écrire pour des lecteurs qui savent créer des miracles. Les enfants savent créer des miracles en lisant », dit-elle5. De même que toute perfection, dans n’importe quel genre, dépasse les limites de ce genre et devient quelque chose d’incomparable ; de même, les ouvrages de Mme Lindgren dépassent les limites étroites de la littérature pour la jeunesse. Ce sont des leçons de liberté pour tous les âges et tous les siècles : « : Liberté ! Car sans liberté, la fleur du poème fanera où qu’elle pousse »6.
« La Légende de Bent el Khass »
Il s’agit de Hind Bint al-Khuss1 (ou Hind, fille de Khuss). La condition des femmes, chez les tribus arabes avant l’islam, n’était nullement ce qu’elle fut plus tard, quand la vie de harem eut tout à fait abaissé les mœurs. L’Arabie ancienne eut quatre sages ; ces quatre sages furent des femmes. Hind est la plus illustre, bien qu’on ne sache pas préciser le siècle où elle vivait, ni la contrée d’où elle était originaire. Les traits relatifs à cette surdouée forment une espèce de légende populaire où sont célébrées sa perspicacité, la finesse de ses reparties, la rapidité et la sûreté de son jugement à propos des choses et des hommes. « Sa vue portait jusqu’aux limites de l’horizon ; et d’un seul regard, elle embrassait une scène dans ses plus minces détails », explique Judith Gautier2. On rapporte qu’un jour, Hind était assise au milieu d’un groupe de jeunes filles ; elle jouait avec un pigeon domestique perché sur son poing. Tout à coup, une troupe de pigeons passa, très haut dans le ciel. Elle leva les yeux et dit : « Oh, si seulement ces pigeons et la moitié de leur nombre étaient ajoutés à notre pigeon, cela suffirait [à faire 100] »3. On vit ces oiseaux, cherchant de l’eau, descendre près d’une mare ; on les compta et on trouva qu’ils étaient 66. Or, 66 + 66/2 + 1 = 100, le nombre qu’elle avait dit, ni plus ni moins ; un seul regard lui avait suffi pour concevoir cette énigme. Son esprit n’était pas moins prompt que son coup d’œil, et elle répondait sans hésiter à toutes les questions qu’on pouvait lui poser. Son père lui demanda une fois : « Les nuits sont-elles plus nombreuses que les jours ? — Les jours sont plus nombreux que les nuits. — Et pourquoi ? — Parce que les nuits de [pleine] lune sont semblables à des jours »4. On cite encore d’elle d’autres reparties étonnantes : « Quel est l’homme le meilleur ? — Le plus visité, comme les [meilleures] collines d’un pays sont les plus foulées aux pieds. — Qui est-il ? — C’est celui à qui on demande et qui ne demande pas, qui donne l’hospitalité et ne la reçoit pas, qui rétablit la paix et à qui on ne l’impose pas. — Quel est le pire des hommes ? — L’imberbe bavard qui tient un petit fouet et qui dit : “Retenez-moi loin de l’esclave des Benou un tel, car je le tuerai ou il me tuera” »5. Il semblerait qu’elle n’ait pas voulu contracter de mariage et qu’elle ait cherché les plaisirs en dehors d’une union légitime. Surprise avec un esclave noir, elle donna pour excuse cette réponse en prose rimée, qui est devenue un dicton : « [C’est à cause] de la proximité de l’oreiller et de la longueur de l’obscurité » (« ḳurb al-wisâd wa-ṭûl al-siwâd »6).
- En arabe هند بنت الخس. Autrefois transcrit Bint el Khouss, Bent el Khoss ou Bent el Khass.
- « Fleurs d’Orient », p. 796.
- p. 32.
Marie de l’Incarnation, « Écrits spirituels et historiques. Tome IV »
Il s’agit de la « Correspondance » et autres écrits de la mère Marie de l’Incarnation1, la première en date, comme la première en génie, parmi les femmes missionnaires venues évangéliser le Canada (XVIIe siècle apr. J.-C.). Certes, ses écrits furent composés sans souci d’agrément littéraire. Mais ils viennent d’une femme de caractère qui était, en vérité, une nature d’exception et qui, en associant son âme directement à Dieu, fit l’économie d’une dépendance par rapport aux hommes. Sa piété courageuse et son saint enthousiasme étaient suffisamment connus pour que Bossuet l’ait appelée « la Thérèse de nos jours et du Nouveau Monde »2. « Au Canada, ses œuvres sont un trésor de famille », explique dom Albert Jamet. « Mais les Français de l’ancienne France doivent savoir que ses œuvres sont toutes leurs aussi, et au même titre. Peut-être s’en sont-ils trop désintéressés. “En France”, notait Sainte-Beuve3, “nous ne nous montrons pas toujours assez soigneux ou fiers de nos richesses.” À Tours, où elle naquit en 1599, Marie de l’Incarnation fut élevée aux sublimes états d’oraison qui la font aller de pair avec les plus hauts contemplatifs de tous les temps et de tous les pays. À Québec, où elle arriva en 1639, c’est une œuvre française qu’elle fit durant les trente-deux années qui lui restaient encore à vivre. Par là, ses écrits sont le bien et l’honneur indivis des deux France. »
- À ne pas confondre avec Barbe Acarie, née Barbe Avrillot, qui entra également en religion sous le nom de Marie de l’Incarnation. Elle vécut un siècle plus tôt.
- « Instruction sur les états d’oraison », liv. IX. Bossuet a écrit ailleurs à une correspondante : « J’ai vu, depuis peu, la vie de la mère Marie de l’Incarnation… Tout y est admirable, et je vous renverrai bientôt [des] extraits pour vous en servir » (« Lettres à la sœur Cornuau », lettre CIII).