Il s’agit des « Dits extatiques » (« Shatahât » 1) de Bâyazîd Bistâmî 2, l’un des premiers soufis de la Perse, et aussi l’un des plus célèbres (IXe siècle apr. J.-C.). Cet homme solitaire atteignit le plus haut degré du soufisme, c’est-à-dire l’union mystique avec Dieu, au point qu’il disait être devenu Dieu Lui-même : « Je me suis dépouillé de mon “moi” comme la vipère de sa peau. Puis je me suis regardé : j’étais Lui » 3. Et plus loin : « Louange à moi, louange à moi ! je suis [le] Seigneur Très-Haut » 4 (« Subhânî, subhânî ! mâ a’zam sha’nî » 5). Ces paroles audacieuses, qu’il faut prendre au sens allégorique, faillirent lui coûter la vie ; elles coûteront celle de Hallâj. Un maître soufi et un contemporain de Bâyazîd, Junayd Baghdâdî, les traduira en arabe, langue dans laquelle elles sont parvenues jusqu’à nous. La recherche du dépouillement se manifestait chez Bâyazîd par le renoncement au monde et par la sublimation des actes spirituels tels que la méditation. Chaque fois qu’il souhaitait méditer, Bâyazîd s’enfermait dans sa maison et en bouchait tous les orifices, pour qu’aucun bruit n’y pénétrât. Si, malgré tout, quelque curieux frappait à sa porte, il criait : « Qui cherches-tu ? — Bâyazîd Bistâmî. — Mon enfant, Bâyazîd Bistâmî cherche Bâyazîd Bistâmî depuis quarante ans » 6. Comme on ne le voyait jamais aux cérémonies ni aux réceptions, on le lui reprocha : « Jadis, les saints rendaient visite aux malades, assistaient aux funérailles et allaient présenter leurs condoléances ». À quoi il répondit : « Ils agissaient ainsi guidés par leur raison ; ils ne sont pas comme moi qui suis dépossédé de ma raison » 7. On lui demanda d’où lui venait l’état de bonheur, dans lequel il se trouvait : « J’ai rassemblé toutes les nécessités de la vie, je les ai fagotées avec la corde du contentement… et je les ai lancées dans l’océan du désespoir. Alors, je fus soulagé » 8.
Cet homme solitaire atteignit le plus haut degré du soufisme
« Bâyazîd », dit un philosophe 9, « typifie l’Amitié, poussée à l’extrême limite, de l’unification entre la créature et son Créateur. Il exprime la pure religion d’amour, réalisant l’unification parfaite entre le vassal et le Suzerain divin. [Son] cri “Louange à moi, louange à moi ! je suis [le] Seigneur Très-Haut” qui serait aux oreilles du pieux littéraliste un pur blasphème exprime, tel un paradoxe, qu’il n’est plus rien qui subsiste dans le “moi” de Bâyazîd, sinon le sujet de l’Impératif divin. L’usage de la première personne énonce la présence du Créateur dans la créature qui s’est dépouillée de toute apparence d’une existence séparée de celle de Dieu. »
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Roger Deladrière, « Abū Yazīd al-Bisṭāmī et son enseignement spirituel » dans « Arabica », vol. 14, nº 1, p. 76-89 [Source : Revue « Arabica »]
- Christian Jambet, « Préface au “Soleil du réel : poèmes d’amour mystique” de Djélâl-ed-dîn Roûmî » (éd. Imprimerie nationale, coll. La Salamandre, Paris)
- Hellmut Ritter, « Abū Yazīd (Bāyazīd) al-Bisṭāmī » dans « Encyclopédie de l’islam » (éd. E. J. Brill, Leyde).
- En arabe « شطحات ». Parfois transcrit « Šaṭaḥāt » ou « Chatahât ».
- En persan بایزید بسطامی. Autrefois transcrit Baeizeed Bastamy, Bayazid Bustami, Bayézid Bisthâmî, Báyazyd Bistámy, Bayezid-Bestamy ou Bāyazīd Besṭāmī. En arabe Abû Yazîd Bistâmî (أبو يزيد البسطامي). Autrefois transcrit Abu Iezid al Basthami, Abu Yazid al Bastami, Abou-Yezid-al-Bostami ou Abû-Jezîd el-Besthâmî.
- p. 59.
- p. 44.
- En arabe « سبحاني سبحاني ما أعظم شأني ».