
dans Jean-Claude Vadet, « L’Esprit courtois en Orient » (éd. G.-P. Maisonneuve et Larose, Paris), p. 159-193
Il s’agit de Bachar ibn Bourd1, poète persan d’expression arabe (VIIIe siècle apr. J.-C.). Il naquit en Irak, où son père avait été amené comme esclave. Lui-même était esclave, mais ayant obtenu son affranchissement de la femme arabe dont il était la propriété, il vécut tantôt à Bassorah, sa ville natale, tantôt à Bagdad. Toutefois, quand on lui demandait d’où provenait le mérite des poésies qu’il composait, il en faisait remonter l’origine à la lignée des anciens rois de Perse, à laquelle il se rattachait. C’était un zoroastrien qui ne cachait pas sa haine envers les musulmans et qui remerciait le ciel de l’avoir privé de la vue « pour ne pas voir ceux que je hais », disait-il2. Car, en effet, Bachar était aveugle de naissance. À cette infirmité, qui avait placé deux morceaux de chair rouge à la place de ses yeux, s’ajoutaient également les laideurs d’une variole, qu’il avait eue dans sa jeunesse. Et cependant, « la nature l’[avait doté] d’une prodigieuse invention verbale, d’une mémoire sans faille et d’une intelligence qui lui faisait pénétrer tout ce qu’elle touchait ou devinait », dit M. Régis Blachère3. Avant de réciter une poésie, Bachar frappait dans ses mains comme un fou, toussait et crachait à droite et à gauche ; mais dès qu’il avait ouvert la bouche, il provoquait l’admiration. Ses séances de poésie étaient particulièrement fréquentées par les femmes, et il lui arrivait de s’éprendre d’amour au seul son d’une voix ou à la description qu’on lui faisait d’une beauté. On lui demanda : « Comment peux-tu aimer sans même avoir vu ? » Il répondit : « Souvent l’oreille aime avant l’œil »4. Et aussi :
« Laissez mon cœur à son choix et contentement !
C’est par le cœur, non par les yeux, que regarde l’amant.
Dans l’instance d’amour, les yeux ne voient, les oreilles n’entendent que par le cœur »5.
On lui demanda : « Comment peux-tu aimer sans même avoir vu ? » Il répondit : « Souvent l’oreille aime avant l’œil »
En 784 ou 785 apr. J.-C., un grand Inquisiteur, désigné par le Calife, eut à connaître de tous les vers et propos de Bachar contre les musulmans. Celui-ci fut appréhendé. La sentence, probablement arrêtée d’avance par le Calife, fut celle réservée aux ivrognes et aux esclaves : la mort sous le fouet. On souhaita aller plus loin dans l’outrage : le corps fut jeté dans le Tigre ; mais quelques jours plus tard, on le repêcha dans les marais autour de Bassorah, déposé par le flot fangeux. À Bassorah même, personne n’osa s’insurger. Fait significatif : au moment où l’on conduisait la dépouille du poète au cimetière, seule la suivait une vieille esclave noire. « Sa mort prématurée et subite n’a point permis à Bachar de donner à son œuvre la forme définitive qu’auraient pu recevoir ses poèmes », dit M. Régis Blachère6. « L’art de Bachar paraît à première lecture âpre et heurté, plein de saisissantes inégalités… L’impression est celle d’une vie puissante et désordonnée, et d’un génie un peu anarchique qui veut tout réaliser à la fois, mêlant les genres, renversant les obstacles, sûr du succès sans [s’embarrasser] du bon goût », dit M. Jean-Claude Vadet7.
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- Jean-Jacques Schmidt évoquant Bachar ibn Bourd [Source : Radio France Internationale (RFI)].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Régis Blachère, « Le Cas Baššâr dans le développement de la poésie arabe » dans « Analecta » (éd. électronique) [Source : OpenEdition]
- Clément Huart, « Littérature arabe » (éd. A. Colin, Paris) [Source : Google Livres].
- En arabe بشار بن برد. Parfois transcrit Bachchâr ibn Bourd, Bachchar b. Bord, Bachar-ben-Berd, Basschâr ibn Bord, Baschschar ibn Burd, Bashar ibnu Bourd ou Baššār b. Burd.
- Dans Clément Huart, « Littérature arabe », p. 68.
- « Le Cas Baššâr dans le développement de la poésie arabe ».
- Dans « La Poésie arabe ; anthologie établie, traduite et présentée par René Rizqallah Khawam » (éd. Phébus, coll. Domaine arabe, Paris), p. 128.
- Dans Abû al-Faraj, « Musiques sur le fleuve », p. 260.
- « Le Cas Baššâr dans le développement de la poésie arabe ».
- p. 179.