Ibn al Fâridh, «Extraits du “Diwan”»

dans « Anthologie arabe, ou Choix de poésies arabes inédites », XIXᵉ siècle

dans «An­tho­lo­gie arabe, ou Choix de poé­sies arabes in­édites», XIXe siècle

Il s’agit du Di­van (Re­cueil de poé­sies) de ‘Omar ibn al Fâ­ridh 1, poète et mys­tique arabe. Le sou­fisme, au­quel on ap­plique par abus le nom de «mys­ti­cisme arabe», a eu peu de ra­cines dans la pé­nin­sule ara­bique et en Afrique. Son ap­pa­ri­tion a été même dé­crite comme une ré­ac­tion du gé­nie asia­tique contre le gé­nie arabe. Il ar­rive que ce mys­ti­cisme s’exprime en arabe : voilà tout. Il est per­san de ten­dance et d’esprit. Parmi les rares ex­cep­tions à cette règle, il faut comp­ter le poète Ibn al Fâ­ridh, né au Caire l’an 1181 et mort dans la même ville l’an 1235 apr. J.-C. Dans une pré­face pla­cée à la tête de ses poé­sies, ‘Ali, pe­tit-fils de ce poète, rap­porte sur lui des choses éton­nantes, aux­quelles on est peu dis­posé à croire. Il dit qu’Ibn al Fâ­ridh tom­bait quel­que­fois en de si vio­lentes convul­sions, que la sueur sor­tait abon­dam­ment de tout son corps en cou­lant jusqu’à ses pieds, et qu’ensuite, frappé de stu­peur, le re­gard fixe, il n’entendait ni ne voyait ceux qui lui par­laient : l’usage de ses sens était com­plè­te­ment sus­pendu. Il gi­sait ren­versé sur le dos, en­ve­loppé comme un mort dans son drap. Il res­tait plu­sieurs jours dans cette po­si­tion, et pen­dant ce temps, il ne pre­nait au­cune nour­ri­ture, ne pro­fé­rait au­cune pa­role et ne fai­sait au­cun mou­ve­ment. Lorsque, sorti de cet étrange état, il pou­vait de nou­veau conver­ser avec ses amis, il leur ex­pli­quait que, tan­dis qu’ils le voyaient hors de lui-même et comme privé de la rai­son, il s’entretenait avec Dieu et en re­ce­vait les plus grandes ins­pi­ra­tions poé­tiques.

sous l’image la plus sé­dui­sante des vo­lup­tés ter­restres, sont dé­si­gnées des choses pu­re­ment spi­ri­tuelles

Deux causes prin­ci­pales rendent Ibn al Fâ­ridh d’un ac­cès dif­fi­cile. La pre­mière, c’est qu’il ar­rive sou­vent à ce poète de pous­ser à l’excès l’artifice dans ses com­po­si­tions, de dé­tour­ner ses pen­sées de leur sens, et de les en­ve­lop­per dans des ex­pres­sions si sub­tiles et — pour ainsi dire — si im­pal­pables, qu’elles se pré­sentent comme un jeu d’énigmes au lec­teur, dont elles sol­li­citent toutes les fa­cul­tés de l’esprit. La se­conde cause qui contri­bue à ré­pandre de l’obscurité sur plu­sieurs de ses poé­sies, c’est qu’il se plaît aux al­lé­go­ries mys­tiques et aux pa­ra­boles où, sous l’image la plus sé­dui­sante des vo­lup­tés ter­restres, sont dé­si­gnées des choses pu­re­ment spi­ri­tuelles. «Son obs­cu­rité n’est pas tou­jours ra­che­tée par des beau­tés in­at­ten­dues ou des traits de gé­nie», dit Sil­vestre de Sacy 2. «Il ne tombe pas su­bi­te­ment comme Mo­té­nabbi, pour se re­le­ver en­suite; mais c’est qu’il s’élève peu. D’ailleurs, il n’offre pas la même va­riété de su­jets, et ceux qu’il traite ga­gne­raient quel­que­fois à être pré­sen­tés sous des formes plus simples et moins re­cher­chées.» Mais quel que soit le ju­ge­ment qu’on porte sur Ibn al Fâ­ridh, on doit ajou­ter qu’il y a une com­po­si­tion de ce poète qui le pré­serve de l’oubli, et qui est gra­vée dans la mé­moire de tous les connais­seurs de la poé­sie arabe. Cette com­po­si­tion a pour titre «La Kham­riade» («Al Kham­riya» 3), c’est-à-dire «L’Éloge du vin». «Les idées en sont in­gé­nieuses, dé­li­cates, quel­que­fois pro­fondes, et toutes sont ren­dues avec force et pré­ci­sion; l’auteur a voulu, sous l’emblème du vin et sous des ex­pres­sions qui frappent les sens…, peindre cette vie contem­pla­tive où l’âme des saints s’absorbe toute en­tière dans la di­vi­nité», dit Jean-Bap­tiste-An­dré Gran­ge­ret de La­grange 4.

Il n’existe pas moins de six tra­duc­tions fran­çaises du Di­van, mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de Gran­ge­ret de La­grange.

«شربنا على ذكر الحبيب مدامة
سكرنا بها من قبل أن يخلق الكرم
لها البدر كأس وهي شمس يديرها
هلال وكم يبدو إذا مزجت نجم…
ولو طرحوا في فيء حائط كرمها
عليلا وقد أشفى لفارقه السّقم
»
— Kham­riade dans la langue ori­gi­nale

«Nous avons bu au sou­ve­nir de notre bien-ai­mée un vin dé­li­cieux, dont nous fûmes en­ivrés avant la créa­tion de la vigne.
Une coupe brillante comme l’astre de la nuit contient ce vin qui, so­leil étin­ce­lant, est porté à la ronde par un jeune échan­son beau comme un crois­sant. Oh! com­bien d’étoiles res­plen­dis­santes s’offrent à nos re­gards, quand il est mé­langé avec de l’eau!…
Si l’on por­tait un homme que la mort est près de sai­sir, à l’ombre du mur ser­vant d’enceinte à la plante qui pro­duit cette li­queur, nul doute que son mal ne l’abandonnât au même ins­tant.»
— Kham­riade dans la tra­duc­tion de Gran­ge­ret de La­grange

«Nous avons bu à la mé­moire de l’Aimé un Vin
Dont nous nous sommes en­ivrés avant que la vigne fût créée.
La lune en son disque est sa coupe, il est un so­leil que fait pas­ser à la ronde
Un crois­sant; mille étoiles scin­tillent quand on le mé­lange…
Dé­pose-t-on au cou­vert du clos de ses treilles
Un ma­lade à l’agonie, voici que son mal le quitte.»
— Kham­riade dans la tra­duc­tion de M. Jean-Yves L’Hôpital («Poèmes mys­tiques», éd. Ins­ti­tut fran­çais de Da­mas, Da­mas)

«Nous avons bu à la mé­moire du bien-aimé un vin qui nous a en­ivrés avant la créa­tion de la vigne.
Notre verre était la pleine lune. Lui, il est un so­leil; un crois­sant le fait cir­cu­ler. Que d’étoiles res­plen­dissent quand il est mé­langé!…
Étendu à l’ombre du mur de sa vigne, le ma­lade déjà ago­ni­sant re­trou­ve­rait aus­si­tôt sa force.»
— Kham­riade dans la tra­duc­tion d’Émile Der­men­ghem («L’Éloge du vin : poème mys­tique», éd. Véga, coll. L’Anneau d’or, Pa­ris)

«Nous avons bu,
Au sou­ve­nir du Bien-Aimé,
Un Vin
Dont nous nous sommes en­ivrés
Avant que la Vigne ne fût créée.
La coupe qui le ren­ferme
[Est] disque brillant de la lune,
Le Vin est so­leil.
Un crois­sant lu­mi­neux,
Un échan­son
Le pré­sente à la ronde.
Avec quel éclat il res­plen­dit,
Lorsqu’au Vin
Se mé­langent les étoiles!…
On aban­donne un ma­lade
À l’ombre de l’enclos
Où croît sa vigne,
Aus­si­tôt le mal s’enfuit
Loin du mo­ri­bond.»
— Kham­riade dans la tra­duc­tion de M. René Riz­qal­lah Kha­wam (dans «La Poé­sie arabe : des ori­gines à nos jours», éd. Gé­rard et Cie, coll. Ma­ra­bout uni­ver­sité, Ver­viers)

«Ce très vieux vin, ô bien-aimé, bu à ton signe,
Nous fit ivres avant la nais­sance des vignes!
Sa coupe est pleine lune, et lui, so­leil que cerne
Un crois­sant; tout mé­lange y verse des étoiles!…
Sous l’enclos de sa vigne, à son ombre étendu,
Un ma­lade, un mou­rant, de ses maux se ré­pare.»
— Kham­riade dans la tra­duc­tion de M. An­dré Mi­quel (dans «Du dé­sert d’Arabie aux jar­dins d’Espagne : chefs-d’œuvre de la poé­sie arabe clas­sique», éd. Sind­bad, coll. La Bi­blio­thèque arabe-Les Clas­siques, Pa­ris)

«Nous avons bu en mé­moire de l’aimé tel vin qui nous fit ivres avant que fût créée la vigne
C’est la pleine lune sa coupe, lui est so­leil, un crois­sant le fait cir­cu­ler; mé­langé : que d’étoiles!…
Si, à l’ombre du mur de sa vigne, ils éten­daient l’extrême ma­lade, ce­lui-ci gué­ri­rait»
— Kham­riade dans la tra­duc­tion de M. Sa­lah Sté­tié (dans «En un lieu de brû­lure : œuvres», éd. R. Laf­font, coll. Bou­quins, Pa­ris, p. 525-527)

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  1. En arabe عمر بن الفارض. Par­fois trans­crit Omar ben al Fa­redh, ‘Umar ibnu’l-Fáriḍ, Omar iben Phe­red, Omar-ebn-el-Fa­rid ou Omer ibn-el-Fá­ridh. Haut
  2. «Compte rendu sur “An­tho­lo­gie arabe”», p. 465-466. Haut
  1. En arabe «الخمرية». Par­fois trans­crit «Khamrīyah», «Kham­riyyah», «Kham­riyya» ou «Ḫam­riyya». Haut
  2. p. 12-13. Haut