Il s’agit d’« Ammalat-beg » 1 d’Alexandre Bestoujev 2, nouvelliste au sang bouillant et orageux, créateur de la nouvelle russe (XIXe siècle). Son père, qui publiait la « Revue de Saint-Pétersbourg » (« Sankt-Peterbourgski journal » 3), le fit entrer tout jeune à l’école militaire. À cette époque se formait le cercle du mouvement révolutionnaire les décembristes, et Bestoujev en devint bientôt l’un des chefs. L’influence de la guerre napoléonienne sur ce mouvement a été très bien explicitée par Bestoujev lui-même dans sa lettre au tsar Nicolas : « Napoléon envahit la Russie, et c’est alors que le peuple russe sentit pour la première fois sa puissance ; c’est alors que naquit et s’éveilla dans tous les cœurs le sentiment de l’indépendance, d’abord politique et ensuite populaire. Voilà l’origine de la pensée libre en Russie ! » 4 Les décembristes étaient ceux qui, à la mort du tsar Alexandre, en décembre 1825, crurent le moment venu de proclamer la République. Ils étaient trop en avance sur leur temps et sur leur milieu pour être suivis ; trop intellectuels pour réussir. Le tsar Nicolas en vint à bout facilement. Les uns furent pendus, les autres exilés. Bestoujev fut dans ce dernier cas. C’était un brillant capitaine de deuxième rang du régiment de dragons. Il avait vingt-sept ans et il venait d’être condamné à vingt ans de travaux forcés au Caucase. Chez toute autre personne dont les rêves de liberté avaient fait place à une réalité marquée par les chaînes et la prison, on aurait pu s’attendre à trouver un certain désespoir, ou pour le moins, un abattement. Ce fut le contraire chez Bestoujev. Ses meilleures œuvres furent écrites dans la période très dure, mais extraordinairement féconde qui suivit sa condamnation.
Les sites admirables et les merveilleuses échappées de vue qui s’ouvraient sur le Caucase, la physionomie farouche des Circassiens — gens sombres, renfermés, « l’orage dans l’âme et le feu dans le sang » (« s boureï v douché i plaménem v krovi » 5) pour reprendre les mots de Bestoujev — firent une très vive et profonde impression sur son esprit éminemment romantique. Il devint l’un des prosateurs les plus lus de la Russie. On se précipitait pour acheter ses nouvelles publiées d’abord sous la signature d’« A. M. », puis de « Marlinski » 6. On rencontrait, à chaque pas, des héros à la Bestoujev, surtout en province, et en particulier dans l’armée : ils parlaient et correspondaient en imitant sa déclamation fougueuse jusque dans ses enflures. « Que de choses », explique Ivan Tourguéniev 7, « ne trouvait-on pas dans ce type ! Le byronisme, le romantisme, les souvenirs de la Révolution française, les décembristes — et l’adoration de Napoléon ; la foi au destin, à une étoile, à la force du caractère, de la pose et de la phrase — et l’angoisse du vide ; les inquiètes fluctuations d’un étroit amour-propre — en même temps que l’audace et la force agissante… ; des goûts aristocratiques — et des frivolités de petit maître. » Tels sont quelques-uns des traits qui résument cet écrivain ardent, mort dans un exil glacé, et dont la vie ressemble à celle d’un grand nombre de ses héros. « On peut ajouter, cependant, que… quelques-uns seulement de ses récits sont artistiquement des réussites. Ses meilleures pages sont dispersées çà et là [dans] des ouvrages rapidement dépassés par le goût du public. “Ammalat-beg : histoire caucasienne”, “La Frégate ‘Espérance’” gardent encore de la vie ; mais [ses] romans historiques ont vieilli, quel que soit leur intérêt comme reconstructions historiques plus ou moins fidèles, ou leur valeur de témoignage sur l’influence de Victor Hugo et [de] Walter Scott en Russie », explique Ettore Lo Gatto 8.
« Le byronisme, le romantisme, les souvenirs de la Révolution française, les décembristes — et l’adoration de Napoléon »
Voici un passage qui donnera une idée du style d’« Ammalat-beg » : « Ce discours agit puissamment sur le jeune Tartare ; le rouge lui monta au visage et dissipa un instant l’extrême pâleur qui couvrait ses traits. “Oui”, s’écria-t-il, “je vivrai pour la vengeance, pour la vengeance ouverte et cachée. Crois-le, Sultan Akhmet-khan, c’est par ce motif seul que j’accepte tes généreux services. Je suis à toi désormais ; oui, je le jure par la tombe de mon père ! Dirige toutes mes actions, conduis mon bras, et si jamais, vaincu par la mollesse, je venais à oublier mon serment, rappelle-moi cet instant, ces rochers qui en ont été les témoins ; Ammalat-beg se réveillera de nouveau, et son poignard frappera avec la rapidité de la foudre.”
Le khan serra dans ses bras l’impétueux jeune homme en l’aidant à se placer sur la selle. “Maintenant”, dit-il, “je retrouve en toi le vrai sang des émirs, ce sang pur et ardent qui coule dans nos veines, pareil au bitume des rochers, lequel longtemps calme s’enflamme soudain et par l’explosion qu’il produit fait crouler des masses énormes.” » 9
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- Traduction du général Michel de Yermoloff (1835) [Source : Canadiana].
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Efim Etkind, « Alexandre Bestoujev-Marlinski (1797-1837) » dans « Histoire de la littérature russe. Tome II, part. 1. L’Époque de Pouchkine et de Gogol » (éd. Fayard, Paris), p. 579-598
- Ettore Lo Gatto, « Histoire de la littérature russe, des origines à nos jours » (éd. D. de Brouwer, coll. Bibliothèque européenne, Paris)
- Ivan Tourguéniev, « Toc… toc… toc… : étude » dans « L’Écho français », 1872, p. 241-245 & 249-252 & 257-260 & 265-269 [Source : Google Livres].
- En russe « Аммалат-бек ». Parfois transcrit « Ammalat-bek ».
- En russe Александр Бестужев. Parfois transcrit Bestoujef, Bestouchef, Bestuschew, Bestuzheff, Bestuzhev ou Bestužev.
- En russe « Санкт-Петербургский журнал ».
- Dans Rostislav Pletnev, « Entretiens sur la littérature russe ; traduit par Mme Zénaïde Troubetskoï » (éd. Presses de l’Université de Montréal, Montréal).
- En russe « с бурей в душе и пламенем в крови ».