
dans Stéphane Cermakian, « Poétique de l’exil : Friedrich Hölderlin, Arthur Rimbaud et Nigoghos Sarafian » (éd. Classiques Garnier, coll. Littérature • Histoire • Politique, Paris), p. 337-346
Il s’agit d’une traduction partielle de « Citadelle » (« Mitchnapert » 1) de Nigoghos Sarafian 2, dit Nicolas Sarafian, poète majeur de la diaspora arménienne. Né à bord d’un bateau faisant route de Constantinople (Turquie) à Varna (Bulgarie), un dimanche de Pâques, Sarafian n’aura pu s’enraciner nulle part. Le littoral de la mer Noire, comme plus tard le bois de Vincennes, seront pour lui les lieux privilégiés où il se sentira proche de sa patrie, de l’humanité, tout en étant seul au bout du monde, abandonné de tous, pareil à un condamné à mort qui ignore sa faute : « Je regarde mon pays de la rive étrangère et je suis étranger comme Arménien ; étranger au monde en même temps… Mes poèmes sont mouvants comme la mer. Mon pays est toujours deux, je me sens deux avec lui », écrit-il 3. Sa famille provenait de la ville chrétienne d’Agn 4 (l’actuelle Kemaliye) qu’elle avait dû fuir au moment des massacres diligentés par le sultan Abdülhamid II, surnommé « le sultan rouge », en 1895-1896. Et elle disparaissait en partie dans le génocide de 1915. Il rencontra la littérature sur les bancs des écoles arméniennes de Varna et Constantinople, où enseignaient les grands maîtres, les Hagop Ochagan, les Vahan Tékéyan, qui avaient échappé d’une façon ou d’une autre à ces carnages. Mais avec les attaques kémalistes de 1922, qui achevaient l’œuvre d’extermination commencée des décennies auparavant, Sarafian, comme bon nombre de ses pairs, abandonna Constantinople à jamais et gagna la France par la Bulgarie, la Roumanie, le reste de l’Europe, lesté d’une unique valise, l’adresse d’une église arménienne ou celle d’un proche à la main. « Notre patrie nous a échappé, elle a glissé sous nos pieds nous projetant à la mer. Mais c’est la meilleure occasion pour apprendre à nager », écrit-il 5. Débutait une vie sacrifiée à la folie d’écrire. À sa façon, toute l’œuvre poétique de Sarafian tente de méditer sur l’expérience de l’Arménien à l’étranger, de celui qui n’a nulle part où jeter l’ancre, nul port tranquille et sûr : « Destin de celui qui est né hors de son pays. Je ne puis m’en éloigner, et pourtant je sais que cette séparation est indispensable pour créer de grandes choses. La vie haletante nous attend. Les années passent rapidement. Et toutes ces années ont laissé leur amertume », écrit-il