Il s’agit de Nâm-dev1, poète dévot hindou (XIVe siècle apr. J.-C.). On lui doit un nombre important de poèmes, surtout des « Psaumes » (« Abhang »2), dont soixante et un sont repris dans le « Gourou Granth Sahib », le livre saint des sikhs. On le surnomme « le tailleur de Pandharpour », car il naquit au sein d’une famille de tailleurs, dont il embrassa d’abord la profession. En ce temps-là, les simples gens n’étaient plus satisfaits de leurs dieux ni de leurs prêtres : ils réclamaient un seul Dieu et qui parlât une langue orale qui Le dispensât des interprètes, des traducteurs, des imposteurs. Alors, Dieu Se mit à parler marathe ; et les orfèvres, tisseurs et autres fabricants de belles choses se mirent à danser de joie et à fabriquer des poèmes au lieu de bijoux et d’étoffes. « Pourquoi pas moi ? », se dit Nâm-dev, et de tailleur, il devint poète. « Je ne fais que coudre les habits de [Dieu]… Aiguilles et fils, mètres et ciseaux sont les instruments de mon constant bonheur », écrit-il3. Et plus loin : « À coudre ainsi le Nom [divin] sans me lasser, les nœuds de la mort se dénouent. Je couds, je couds encore, je couds toujours ; comment pourrais-je vivre sans [le Seigneur] ? Mon aiguille est ma jouissance ; mon fil est mon amour »4. Le jeune tailleur tissa tant de poèmes, que sa renommée se répandit à travers toute l’Inde. On vint de partout l’écouter, on le proclama « le premier poète-saint de notre âge kali »5. On raconte plusieurs événements qui montrent sa sainteté. Une fois, par exemple, il alla faire ses dévotions dans le temple de Pandharpour, où se rendaient les pèlerins et les dévots les plus célèbres. Mais ce temple était devenu la propriété des brahmanes badvé, appelés par le peuple les « matraqueurs » en raison de leur propension à user de leurs gourdins pour empêcher les fidèles de basses castes d’y pénétrer. Quand Nâm-dev voulut entrer, les employés du temple, mécontents, lui donnèrent cinq à sept coups sur la tête et le mirent dehors en le repoussant. Mais lui, il n’en conçut pas la moindre colère dans son cœur ; s’étant retiré derrière le temple, il s’assit et se mit à chanter ses « Psaumes ». Lorsqu’il acheva son chant, il dit : « Ô Seigneur, cette punition est peut-être juste, mais néanmoins, dès aujourd’hui, ceci sera le lieu où je ferai entendre mon [chant]. Que Vous l’écoutiez ou non, je ne retournerai plus [à la façade de] Votre temple »6. La légende dit qu’à ces mots, l’Invisible tourna le sanctuaire de façon que Nâm-dev fût en face, et que les brahmanes fussent à dos. Ces derniers se couvrirent de confusion ; et tombant aux pieds de Nâm-dev, ils lui demandèrent le pardon de leur faute.
Guy-Aphraate Deleury
traducteur ou traductrice
Toukâ-râm, « Psaumes du pèlerin »
Il s’agit de Toukâ-râm1, poète mystique marathe (XVIIe siècle apr. J.-C.), dont les milliers de « Psaumes » (« Abhang »2) montrent la plus haute inspiration et constituent l’un des points culminants de la poésie religieuse hindoue. La vie de ce petit boutiquier devenu célèbre dévot nous est bien connue, autant grâce aux détails qu’il nous fournit lui-même dans certains de ses « Psaumes » que grâce aux relations de ses disciples. Son père avait une boutique dans un obscur village, perdu au milieu des terres à millet. Et quelle boutique ! Une pauvre échoppe plutôt, où le propriétaire se tenait accroupi au milieu de son étalage, entre des sacs de grains et des bottes de piments. Mais tous les ans, pendant trois semaines, il fermait la boutique et, avec son fils, il prenait le chemin du pèlerinage de Pandharpour. Trois semaines merveilleuses ! Ils traversaient des villages pavoisés pour l’arrivée des pèlerins, comme s’il s’était agi de l’arrivée d’un roi. À chaque étape où ils s’arrêtaient, c’était la fête, le bruit, les rires ! Enfin, l’enchantement de Pandharpour : « Adieu, adieu, Pandharpour ! », dit Toukâ-râm (psaume XXIV). « Les pèlerins se mettent en voie. Ils marchent dans le souvenir des cérémonies qu’ils ont vues. Paroles dites ou entendues ont gravé l’amour en leur cœur. Ils vont, parmi les bannières ocres, les cymbales et les tambours. Ils se racontent leur bonheur. » Mais tout ce bonheur s’évanouit le jour où le père de Toukâ-râm mourut. Plus de jeux, plus de prières ! Un cauchemar de soucis s’abattit sur les épaules de Toukâ-râm, qui devint, à quinze ans, boutiquier à son tour. Et voici que survint une année de grande famine. L’épouse qu’il avait prise entre-temps, mourut en gémissant : « Du pain, du pain ! » (psaume II). Ce malheur le couvrit de honte : « La vie », dit-il, « me devint insupportable ; mon commerce périclitait sous mes yeux… Je décidai alors de suivre mon ancien penchant [pour les dévotions]. À la fête du onzième jour3, je me mis à chanter l’office ; mon esprit, sans pratique, était gauche. J’appris par cœur, dans la confiance et le respect, certaines paroles des saints ; quand ils entonnaient un psaume, je reprenais après eux le refrain : la foi purifia mon esprit ». Peu à peu on vint l’écouter. Les disciples se firent de plus en plus nombreux autour de lui. Mais il dut faire face, en même temps, à une sourde opposition du milieu brahmanique, qui voyait d’un mauvais œil l’ascension de ce paysan illettré. L’orage éclata le jour où une brahmane vint demander à Toukâ-râm de lui accorder l’initiation. Les autorités furent alertées, et des sanctions — ordonnées. Toukâ-râm s’y soumit : entouré de ses disciples en larmes, il descendit près de l’eau et lança, comme requis, les cahiers de ses « Psaumes » dans la rivière. Puis, il s’assit sur le bord et entra en méditation. Pendant treize jours, il resta sans manger, plongé dans une prière intense. Enfin, il dit : « Depuis treize jours je jeûne, et Toi, [mon Dieu], Tu n’es pas encore venu !… Je vais détruire ma vie, [mon Dieu]. Me voici maintenant à bout… Je pars noyer mon souffle dans la Candrabhâga4 » (psaume L). À ces mots, les cahiers reparurent à la surface, et la rivière les déposa, intacts, aux pieds du dévot pleurant de joie. Désormais, l’opposition se tut.
- En marathe तुकाराम. Parfois transcrit Tookaram, Tukâ Râma ou Tukaram.
- En marathe « अभंग ». Parfois transcrit « Abhanga » ou « Abhaṃg ». Littéralement « Vers ininterrompus ».
- La « fête du onzième jour » est celle du dieu Viṭhobâ (विठोबा), dont le principal sanctuaire est à Pandharpour.
- La Candrabhâga (चंद्रभाग) est une rivière de l’Inde et du Pakistan. Elle prend sa source dans deux torrents de l’Himalaya (Candra et Bhâga) qui se réunissent à Tandi. Elle correspond à l’actuelle Chenab. « En te plongeant dans la rivière Candrabhâga, tous tes péchés se dissoudront aussitôt », dit Nâm-dev (« Psaumes du tailleur », psaume « Comment sortir du cycle des naissances »).