Il s’agit de la « Ballade des coquins » (« Dhûrtâkhyâna » 1) d’Haribhadra Sûri 2, l’une des rares œuvres d’intention et de forme satiriques dans la littérature hindoue (VIIIe siècle apr. J.-C.). L’auteur, qui s’est détourné du brahmanisme et qui veut nous en détourner à notre tour, propose une série d’histoires absurdes dont il nous révèle, après coup, qu’elles concordent avec la littérature des brahmanes. Il veut ainsi nous prouver que cette dernière est sans valeur et irrationnelle. Le canevas sur lequel il brode sa démonstration est remarquable par sa complexité : À la saison des pluies, alors qu’il est impossible de voyager, des centaines de « coquins » (« dhûrta » 3, d’où le titre de la « Ballade ») se réunissent dans un parc à proximité de la ville d’Ujjain. Ce sont des maîtres en illusions et en mensonges, constamment occupés à faire le mal, ignorant la pitié, ruinant la confiance que vieillards, femmes et enfants placent en eux, amis uniquement de la fraude qu’ils pratiquent à l’aide d’encens, d’onguents et de magies noires telles que l’hypnotisme et l’art de paralyser, experts, enfin, à changer leur voix et leur apparence. Leurs chefs organisent, à l’occasion, une sorte de jeu-concours dont la règle est la suivante : Chacun doit raconter une aventure qu’il a vécue, si invraisemblable et si peu digne de foi soit-elle. Le gagnant sera celui dont l’histoire n’a pas d’équivalente dans les légendes du « Mahâbhârata », du « Râmâyaṇa » et du reste de la littérature brahmanique. L’un des coquins raconte avoir vu, un jour, un village entier échapper à des bandits en trouvant refuge dans un concombre, que dévora une chèvre gigantesque, avalée à son tour par un boa, lui-même happé par une grue, qui s’envola et se posa dans la cour du roi… Rien d’étonnant, rétorquent les autres participants, à ce qu’un concombre contienne un village : selon la « Chândogya Upaniṣad » et le « Viṣṇu Purâṇa », le monde à son origine n’était-il pas contenu dans un œuf ? Quant au coquin qui raconte être revenu à la vie après qu’il eut eu la tête tranchée et jetée dans un jujubier, il n’impressionne guère plus : selon le « Râmâyaṇa », le dieu Hanumân ne fit-il pas ressusciter les singes morts au combat et qui avaient eu les membres coupés et brisés ? Bref, les légendes brahmaniques ne sont ni moins suspectes ni plus réussies que les histoires racontées par ces fieffés coquins : telle est la conclusion à laquelle veut arriver la « Ballade ».
l’une des rares œuvres d’intention et de forme satiriques dans la littérature hindoue
Voici un passage qui donnera une idée du style de la « Ballade » : « Ces traités populaires ont le poli extérieur d’une crotte d’âne tandis qu’à l’intérieur on y voit [épi vide], pellicule et autre cosse tous mélangés. Aussi, je le proclame, laissez-les tous tomber : ils sont la route des mauvaises écoles, des mauvaises traditions ! Engagez-vous énergiquement sur la Voie qu’a montrée l’Omniscient ! Après avoir entendu cette “Ballade des coquins”, vérité suprême par rapport à ce monde, tenez fermement que la pureté de la créance est ce qui importe le plus » 4.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- André Couture, « Compte rendu sur “Ballade des coquins” » dans « Laval théologique et philosophique », vol. 60, nº 3, p. 586-587 [Source : Érudit]
- Jean-Pierre Osier, « Les Jaïna, critiques de la mythologie hindoue » (éd. du Cerf, coll. Patrimoines-Jaïnisme, Paris)
- Louis Renou, « L’Inde classique : manuel des études indiennes. Tome II » (éd. Payot, coll. Bibliothèque scientifique, Paris).