Vâlmîki, « Le Rāmāyaṇa »

éd. Gallimard, coll. Encyclopédie de la Pléiade, Paris

éd. Gal­li­mard, coll. En­cy­clo­pé­die de la Pléiade, Pa­ris

Il s’agit du « Râ­mâyaṇa »1 de Vâl­mîki2. Le « Râ­mâyaṇa » res­semble à un de ces grands mo­nu­ments où toute une na­tion se re­con­naît et s’admire avec com­plai­sance, et qui ex­citent la cu­rio­sité des autres peuples. Toute l’Inde se re­con­naît et s’admire dans cette mo­nu­men­tale « Iliade » de vingt-quatre mille ver­sets, dont l’Homère s’appelle Vâl­mîki ; elle est vue, à bon droit, comme le chef-d’œuvre de la poé­sie in­dienne. On n’en sait pas plus sur l’Homère in­dien que sur l’Homère grec ; on ignore jusqu’au siècle où il a vécu (quelque part au Ier mil­lé­naire av. J.-C.). Dans le cha­pitre I.2, il est ra­conté que c’est Brahmâ lui-même, le créa­teur des mondes, qui a in­cité Vâl­mîki à écrire cette épo­pée, en pro­met­tant au poète que « tant qu’il y aura sur terre des mon­tagnes et des ri­vières, l’histoire du “Râ­mâyaṇa” cir­cu­lera dans les mondes ». La pro­messe a été te­nue. Les éloges di­thy­ram­biques de Mi­che­let, les pages en­thou­siastes de La­prade at­testent l’émotion qui sai­sit aujourd’hui en­core les es­prits culti­vés en pré­sence de ce chef-d’œuvre : « L’année… où j’ai pu lire le grand poème sa­cré de l’Inde, le di­vin “Râ­mâyaṇa”… me res­tera chère et bé­nie… “La ré­ci­ta­tion d’un seul vers de ce poème suf­fit à la­ver de ses fautes même ce­lui qui en com­met chaque jour”3… Notre pé­ché per­ma­nent, la lie, le le­vain amer qu’apporte et laisse le temps, ce grand fleuve de poé­sie l’emporte et nous pu­ri­fie. Qui­conque a sé­ché son cœur, qu’il l’abreuve au “Râ­mâyaṇa”… Qui­conque a trop fait, trop voulu, qu’il boive à cette coupe pro­fonde un long trait de vie, de jeu­nesse », dit Mi­che­let4. C’est que, dans tout le cours de cette épo­pée, on se trouve, à chaque pas, aux prises avec un être et une forme pro­vi­soires : homme, ani­mal, plante, rien de dé­fi­ni­tif, rien d’immuable. De là ce res­pect et cette crainte re­li­gieuse de la na­ture, qui four­nissent à la poé­sie de Vâl­mîki des dé­tails si tou­chants ; de là aussi ces mé­di­ta­tions rê­veuses, ces pein­tures de la vie as­cé­tique, en­fin ces dis­ser­ta­tions phi­lo­so­phiques, qui tiennent non moins de place que les com­bats. Celle-ci par exemple : « La vieillesse ruine l’homme : que peut-il faire pour s’y op­po­ser ? Les hommes se ré­jouissent quand le so­leil se lève, ils se ré­jouissent quand le jour s’éteint… Ils sont heu­reux de voir com­men­cer une sai­son nou­velle, comme si c’était un re­nou­veau : mais le re­tour des sai­sons ne fait qu’épuiser la vi­gueur des créa­tures »5. Quelle gran­deur dans ces ver­sets pleins de mé­lan­co­lie !

Toute l’Inde se re­con­naît et s’admire dans cette mo­nu­men­tale « Iliade » de vingt-quatre mille ver­sets, dont l’Homère s’appelle Vâl­mîki

Le fond du poème est très simple. Le vieux roi Daśa­ra­tha a ob­tenu du ciel un fils ad­mi­rable, ac­com­pli, adoré : Râma. Il est fa­ti­gué. Il va le sa­crer, lui cé­der le sceptre royal. Mais la plus jeune des femmes du roi, Kai­keyî, conçoit d’autres pro­jets. Ja­dis le roi, sauvé par elle d’une af­freuse bles­sure, lui a pro­mis de lui ac­cor­der deux vœux de son choix quand elle vou­drait les ré­cla­mer. Kai­keyî vient donc rap­pe­ler à son trop faible époux sa pro­messe so­len­nelle ; et les deux vœux qu’elle exige, c’est que son propre fils soit sa­cré à la place de Râma, et que Râma soit forcé d’aller vivre en exil, du­rant qua­torze ans, dans les fo­rêts. Le pauvre roi s’évanouit aux pieds de sa femme. Re­venu à lui, il la sup­plie, mais en vain : Kai­keyî reste in­flexible. Râma veut faire hon­neur à la pa­role de son père ; il s’inflige l’exil. Un jeune frère l’accompagne, et sa belle épouse Sîtâ. Ils partent pour les so­li­tudes. « Oc­ca­sion ad­mi­rable pour le poète. L’amour, l’amitié au dé­sert ! Un su­blime et dé­li­cieux er­mi­tage dans ce pa­ra­dis in­dien ! », dit Mi­che­let6. Mais le mau­vais gé­nie Râ­vaṇa s’éprend de la belle Sîtâ, l’enlève et la re­tient cap­tive dans son île. Après avoir réuni l’immense ar­mée des singes, Râma se di­rige au Sud de l’Inde, vers la grande mer. À l’aide de ses puis­sants al­liés, il construit la fa­meuse chaus­sée qui re­lie le conti­nent à l’île de Laṅkâ (l’actuel Sri Lanka). Et lorsque Râma re­con­quiert la belle Sîtâ, et qu’il ter­mine le long exil au­quel l’ont condamné la fai­blesse pa­ter­nelle et la ven­geance d’une ma­râtre, le poème est achevé.

Il n’existe pas moins de cinq tra­duc­tions fran­çaises du « Râ­mâyaṇa », mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle di­ri­gée par Mme Ma­de­leine Biar­deau.

« प्रतिबुद्धो मुहुर् तेन शोक उपहत चेतनः ।
अथ राजा दशरथः स चिन्ताम् अभ्यपद्यत ॥
राम लक्ष्मणयोः चैव विवासात् वासव उपमम् ।
आविवेश उपसर्गः तम् तमः सूर्यम् इव आसुरम् ॥
सभार्ये निर्गते रामे कौसल्याम् कोसलेश्वरः ।
विवक्षुरसितापाङ्गाम् स्मृवा दुष्कृतमात्मनः ॥
स राजा रजनीम् षष्ठीम् रामे प्रव्रजिते वनम् ।
अर्ध रात्रे दशरथः संस्मरन् दुष्कृतम् कृतम् ॥
स राजा पुत्रशोकार्तः स्मरन् दुष्कृतमात्मनः ।
कौसल्याम् पुत्र शोक आर्ताम् इदम् वचनम् अब्रवीत् ॥
यद् आचरति कल्याणि शुभम् वा यदि वा अशुभम् ।
तत् एव लभते भद्रे कर्ता कर्मजम् आत्मनः ॥
गुरु लाघवम् अर्थानाम् आरम्भे कर्मणाम् फलम् ।
दोषम् वा यो न जानाति स बालैति ह उच्यते ॥
 »
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

« Quand il se ré­veilla quelque temps plus tard, l’esprit en proie à la souf­france, le roi Daśa­ra­tha était sou­cieux. La dé­tresse sus­ci­tée par l’exil de Râma et de Lakṣ­maṇa s’empara de cet égal de Vâ­sava, de même que la té­nèbre dé­mo­niaque s’empare du so­leil. Comme Râma était parti avec son épouse, le maître des Ko­sala éprouva le be­soin de rap­por­ter à Kau­sa­lyâ aux sombres œillades la faute qui lui était re­ve­nue à l’esprit. C’était la sixième nuit de­puis que Râma avait été banni dans la fo­rêt ; à mi­nuit, le roi Daśa­ra­tha se rap­pela la faute qu’il avait com­mise. Ac­ca­blé par la peine qu’il éprou­vait pour son fils, le roi, se rap­pe­lant sa faute, dit à Kau­sa­lyâ, que la même dou­leur af­fli­geait : “Qu’il ait bien ou mal agi, belle et noble femme, ce­lui qui s’est li­vré à un acte en re­cueille exac­te­ment l’effet. De fait, on juge pué­ril ce­lui qui, au mo­ment d’agir, ignore l’ampleur de ses actes et si ce qu’il fait est bien ou mal…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion di­ri­gée par Mme Biar­deau

« Éveillé au bout d’un ins­tant, l’esprit égaré par le cha­grin, le roi Da­ça­ra­tha de­vint son­geur.
L’exil de Râma et de Laksh­mana plon­gea dans la tris­tesse cet émule de Vâ­sava, comme l’Asura (Râhu) plonge Sû­rya dans les té­nèbres.
Râma étant parti avec son épouse, le chef des Ko­sa­las se rap­pe­lant un (an­cien) mé­fait vou­lut le ra­con­ter à Kau­sa­lyâ aux cils noirs.
Le sixième jour de­puis le dé­part de Râma pour la fo­rêt, au mi­lieu de la nuit, le roi Da­ça­ra­tha se res­sou­vint d’un crime qu’il avait com­mis au­tre­fois.
Le roi, ac­ca­blé par le cha­grin à cause de son fils, ré­flé­chis­sant à cette faute, dit à Kau­sa­lyâ, que sa dou­leur ma­ter­nelle ac­ca­blait (éga­le­ment) :
“Ce qui se fait de bien ou de mal, ô belle et for­tu­née (prin­cesse), l’auteur en re­çoit le prix lui-même.
Ce­lui qui, au mo­ment d’entreprendre une œuvre, ne dis­cerne pas la gra­vité ou la lé­gè­reté de ses consé­quences bonnes ou mau­vaises, est un in­sensé, dit-on…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de l’abbé Al­fred Rous­sel (éd. J. Mai­son­neuve, Pa­ris)

« Aus­si­tôt que Râma, le tigre des hommes, fut parti avec Laksh­mana pour les fo­rêts, Da­ça­ra­tha, ce roi si for­tuné na­guère, tomba dans une grande in­for­tune. De­puis l’exil de ses deux fils, ce mo­narque sem­blable à In­dra fut saisi par le mal­heur, comme l’obscurité en­ve­loppe le so­leil au sein des cieux, à l’heure [où] vient une éclipse. Le sixième jour qu’il pleu­rait ainsi Râma, ce mo­narque fa­meux, étant ré­veillé au mi­lieu de la nuit, se rap­pela une grande faute qu’il avait com­mise au temps passé. À ce res­sou­ve­nir, il adressa la pa­role à Kâau­ça­lyâ en ces termes : “Si tu es ré­veillée, Kâau­ça­lyâ, écoute mon dis­cours avec at­ten­tion. Quand un homme a fait une ac­tion, ou bonne ou mau­vaise, noble dame, il ne peut évi­ter d’en man­ger le fruit que lui ap­porte la suc­ces­sion du temps. Qui­conque, dans les com­men­ce­ments des choses, n’en consi­dère pas la pe­san­teur ou la lé­gè­reté, pour évi­ter le mal et faire le bien, est ap­pelé un en­fant par les sages…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Hippolyte Fauche (XIXe siècle)

« L’illustre des­cen­dant de Ma­nou, Râma, s’étant re­tiré dans les dé­serts avec son jeune frère Lakch­mana, le grand roi Da­sa­ra­tha resta en proie à la plus vive dou­leur. Sans cesse pour­suivi par l’idée de l’exil de son fils bien-aimé, son front ma­jes­tueux dé­pouilla sa splen­deur — tel le so­leil en butte aux at­taques puis­santes de l’implacable Râ­hou. Pen­dant six jours en­tiers, il dé­vora sa dou­leur ; mais in­ca­pable de la ren­fer­mer plus long­temps dans son sein, au mi­lieu de la nuit il adressa ainsi la pa­role à la reine Kau­sa­lyâ, qui re­po­sait à ses cô­tés : “Grande reine, il n’est que trop vrai, quelques ac­tions que l’homme ait com­mises, soit justes, soit cri­mi­nelles, des ré­com­penses ou des pu­ni­tions se­ront ir­ré­vo­ca­ble­ment son par­tage au temps fixé par le des­tin…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Antoine-Léonard de Chézy (XIXe siècle)

« Quand le jeune lion né des rois Ma­nou­vides,
Râma, qu’avaient vaincu des ma­nœuvres per­fides,
Fut parti, se cour­bant sous d’injustes ar­rêts ;
Quand, cher­chant avec lui l’épaisseur des fo­rêts,
En com­pa­gnon d’exil, Las­man, gé­né­reux frère,
L’eut suivi, — quel cha­grin sai­sit leur noble père !
Le mo­narque im­po­sant suc­com­bait af­faissé ;
On eût dit un so­leil dans les cieux éclipsé.
De­puis six jours en­tiers, dans sa dou­leur pro­fonde,
Le vieux Da­sa­ré­tas fuyait les yeux du monde :
Or, la sep­tième nuit, pleu­rant son fils si cher,
Il veillait… Tout à coup, un sou­ve­nir amer
Sur­git, et par de­grés rap­pelle à sa pen­sée
Un acte mal­heu­reux de sa course pas­sée,
Acte que dans son âme un long ou­bli voi­lait.
Sous ces tour­ments nou­veaux, faible et trou­blé qu’il est,
Le prince ap­pelle à lui, d’une voix in­dé­cise,
L’auguste Cau­za­lie, à ses cô­tés as­sise :
“Si le som­meil vous fuit, Cau­za­lie, écou­tez ;
Ma bouche énon­cera de tristes vé­ri­tés.
Bonne ou mau­vaise, oh oui, toute ac­tion hu­maine
At­tire à son au­teur ou ré­com­pense ou peine ;
Avec le cours des temps, un sûr ef­fet la suit,
Et tôt ou tard, chaque homme en re­cueille le fruit.
Ah ! com­bien ce qu’on fait, il faut dès l’origine
Le pe­ser ! Que de fois le bien qu’on ima­gine
Se tourne en mal… ! Sou­vent dans nos vœux em­pres­sés,
Nous op­tons, et nos choix sont des choix in­sen­sés…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion du ba­ron Au­guste-Pros­per-Fran­çois Guer­rier de Du­mast (XIXe siècle)

« Râma ho­mi­num for­tis­simo cum mi­nore fratre in sil­vam pro­fecto,
Rex Da­sa­ra­thas cru­de­lem ca­sum ex­per­tus est.
Râmæ Lax­manæque ex­si­lio, In­dræ si­mi­lem re­gem
Ce­pit, si­cut in cælo de­fi­cien­tem so­lem, obs­cu­ri­tas.
Ille qui­dem sexto die Râ­mam lu­gens ma­gnæ famæ vir,
Me­dia nocte præ do­lore amens, pes­si­mum sui fa­ci­nus re­cor­da­tus est ;
Re­cor­da­tusque di­vam Kao­sa­lyâm al­lo­quendo hoc dixit :
“Si vi­gi­las, Kao­sa­lyâ, audi meam at­tenta vo­cem.
Quod ad­mit­tit, o for­tu­nata, homo fa­ci­nus bo­num ma­lumve,
Ille, vel in­vi­tus, fruc­tum ejus apis­ci­tur tem­po­ris lapsu ad­ve­nien­tem.
Gra­vi­ta­tem le­vi­ta­temque consi­lio­rum ex ini­tiis non consi­de­rans
Ex bono ma­loque pa­ri­ter, in­sa­nus ecce di­ci­tur sa­pien­ti­bus…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine de Jean-Louis Bur­nouf (XIXe siècle)

« Dum leo Ma­nuides, Ra­mas, cum fratre mi­nore,
Lon­gin­quas pe­te­ret sil­vas, heu sponte pro­fec­tus,
De­sa­ra­tham re­gem cœ­pit consu­mere mœ­ror.
Ar­bi­ter ille po­tens, me­tuendo proxi­mus In­dræ,
Exi­lio ju­ve­nis Ramæ, fra­tremque se­cuti
Las­ma­nis, exue­rat splen­do­rem fronte se­den­tem :
Æthere sic me­dio, trux so­lem si­dus obum­brat.
Sexta jamque die, la­cri­mans et multa ge­mens rex
Huc illuc se­cum ver­sa­bat tæ­dia noctu,
Quum ve­te­ris culpæ pau­la­tim tris­tis imago
Men­tem illi su­biit. Fac­tus me­mor, ac ni­mis æger,
Di­vam Cau­sa­liam, tha­lamo quæ forte se­de­bat,
Al­lo­qui­tur : “Dor­mis, conjux ? Si li­bera somno
Nunc vi­gi­las, at­tenta meis da vo­ci­bus aures !
Quid­quid agunt ho­mines, re­gina, bo­numve ma­lumve,
Hoc ma­net, atque suo pro­du­cit tem­pore fruc­tus !
Ac­ti­bus ergo ci­tis ex omni parte ca­ven­dum
Prin­ci­pio…” »
— Pas­sage dans la tra­duc­tion la­tine du ba­ron Au­guste-Pros­per-Fran­çois Guer­rier de Du­mast (XIXe siècle)

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  1. En sans­crit « रामायण ». « Râ­mâyaṇa » si­gni­fie « La Marche de Râma ». Au­tre­fois tra­duit « La Râ­maïde ». Haut
  2. En sans­crit वाल्मीकि. Haut
  3. « Râ­mâyaṇa », ch. VII.111. Haut
  1. « Bible de l’humanité. Tome I », p. 1-2. Haut
  2. « Râ­mâyaṇa », ch. II.105. Haut
  3. id. p. 53. Haut