Viṣṇuśarmâ (Bidpaï), «Les Cinq Livres de la sagesse, “Pañcatantra”»

éd. Ph. Picquier, Arles

éd. Ph. Pic­quier, Arles

Il s’agit du «Pañ­ca­tan­tra» 1Les Cinq Livres»), en­semble de contes et d’apologues, où les ruses les plus ha­biles et les pen­sées les plus dé­li­cates sont l’apanage des ani­maux. «Dans un pays [comme l’Inde] où parmi les croyances se trouve le dogme de la mé­tem­psy­chose — où l’on at­tri­bue aux ani­maux une âme sem­blable à celle de l’homme — il était na­tu­rel de leur prê­ter les idées et les pas­sions de l’espèce hu­maine et de leur en sup­po­ser le lan­gage», ex­plique un in­dia­niste 2. On ne peut, en ef­fet, re­fu­ser d’admettre que les Hin­dous jouissent dans la fable ani­ma­lière d’une su­pé­rio­rité par la phy­sio­no­mie toute par­ti­cu­lière qu’ils ont don­née à ce genre. Chez eux, au lieu d’être un ré­cit isolé, em­ployé comme simple exemple, la fable est un traité com­plet de «po­li­tique» («ar­thaśâs­tra» 3) et de «conduite ha­bile» («nî­tiśâs­tra» 4), où les ré­cits s’entrelacent les uns dans les autres, de sorte qu’un ré­cit com­mencé donne lieu, avant qu’il ne soit fini, à un se­cond ré­cit, bien­tôt in­ter­rompu lui-même par un troi­sième, et ce­lui-ci par un qua­trième; le tout en prose et en vers. Parmi les trai­tés en sans­crit de cette sorte, le «Pañ­ca­tan­tra» est le plus re­mar­quable qui soit par­venu jusqu’à nous. «Dans l’ensemble», dit Louis Re­nou 5, «les ré­cits sont ex­cel­lents, le ton de cer­tains dis­cours plai­sam­ment doc­to­ral, nuancé d’ironie; le mé­lange des bêtes et des hu­mains at­teste à sa ma­nière cette fra­ter­nité qu’on re­trouve dans l’art ani­ma­lier des bas-re­liefs et des fresques». Cet ou­vrage, qui pas­sera du sans­crit en pehlvi, puis du pehlvi en arabe sous le titre de «Ka­lila et Dimna», est dû à un sage de l’Inde dé­nommé Viṣṇuśarmâ 6, le­quel est re­pré­senté à la fois comme nar­ra­teur et comme au­teur du livre. Les Per­sans le sur­nom­me­ront Bid­paï ou Pil­paï (Pil­pay chez La Fon­taine), sur­nom fort obs­cur, car tous les es­sais pour le ra­me­ner à quelque forme sans­crite n’ont abouti qu’à des conjec­tures plus ou moins in­gé­nieuses.

la sa­gesse utile à «tout ce qui concerne notre réa­lité»

Ce phi­lo­sophe donc — qu’on lui donne le nom qu’on vou­dra! — ra­conte dans le pro­logue à quelle oc­ca­sion il a com­posé son livre, où est ras­sem­blée, se­lon lui, la sa­gesse utile à «tout ce qui concerne notre réa­lité» 7. Un roi nommé Ama­raśakti a trois fils qui par mal­heur n’ont pas la moindre in­tel­li­gence. Ce bon roi en est d’autant plus mor­ti­fié qu’il est lui-même fort ins­truit et qu’il passe pour un puits de science. Il consulte donc ses mi­nistres et il leur ex­pose sa dou­leur, en leur ci­tant plu­sieurs strophes de poètes sur le cha­grin des pa­rents peu sa­tis­faits de leurs en­fants. Un mi­nistre pro­pose de re­mettre les trois princes aux soins de Viṣṇuśarmâ, illustre par son sa­voir in­com­pa­rable. Le phi­lo­sophe, qui est âgé de quatre-vingts ans, prend sous sa di­rec­tion les trois princes, com­pose pour leur usage le «Pañ­ca­tan­tra», le leur fait lire, et au bout de six mois, les ra­mène par­fai­te­ment ins­truits à leur père émer­veillé de leur sa­voir et de leur prompte édu­ca­tion. Aussi, de­puis cette éton­nante épreuve, le «Pañ­ca­tan­tra» sert-il de ma­nuel pour l’instruction des en­fants qu’on veut rendre pré­ma­tu­ré­ment sages. Ce fait suf­fit pour pro­vo­quer notre in­té­rêt : «Cet ou­vrage, le “Pañ­ca­tan­tra”, s’est… ré­pandu dans tout l’ancien conti­nent; il y a joui d’une po­pu­la­rité à la­quelle n’est com­pa­rable, ainsi que le re­mar­quait déjà M. Sil­vestre de Sacy au com­men­ce­ment du [XIXe] siècle, que celle de la Bible et de l’Évangile. La cause de ce suc­cès n’est pas ex­clu­si­ve­ment due — c’est vrai… — au ca­rac­tère uni­ver­sel des idées que contient le livre; la forme lit­té­raire qui les en­ve­loppe, celle du conte, a beau­coup contri­bué aussi à leur frayer une voie dans la bouche des hommes», dit Paul Re­gnaud 8.

Il n’existe pas moins de deux tra­duc­tions fran­çaises du «Pañ­ca­tan­tra», mais s’il fal­lait n’en choi­sir qu’une seule, je choi­si­rais celle de M. Alain Porte.

«कस्मिम्श्चित् कूपॆ गंगदत्तॊ नाम मंडूक-राजः प्रतिवसति स्म । स कदाचिद् दायादैर् उद्वॆजितॊ रघट्ट-घटीम् आरुह्य निष्क्रांतः । अथ तॆन चिंतितम्-यत् कथम् तॆसाम् दायादानाम् मया प्रत्यपकारः कर्तव्यः । उक्तम् च-

आपदि यॆनापक्ड़्तम् यॆन च हसितम् दशासु विषमासु ।
अपक्ड़्त्य तयॊर् उभयॊः पुनर् अपि जातम् नरम् मंयॆ ॥

ऎवम् चिंतयन् बिलॆ प्रविशंतम् क्ड़्ष्णसर्पम् अपश्यत् ।»
— Pas­sage dans la langue ori­gi­nale

«Il était une fois un roi des gre­nouilles, nommé Gan­ga­datta (Don du Gange), qui ha­bi­tait dans un puits. Un jour, har­celé par sa des­cen­dance, il pro­fita d’un seau qu’on re­mon­tait pour sor­tir du puits. Et là, il se dit : Com­ment me ven­ger de ma des­cen­dance? Ne dit-on pas :

Dans l’infortune, entre ce­lui qui ri­poste
Et ce­lui qui s’en moque,
Des deux, à mon avis, c’est le pre­mier
Qui naît une se­conde fois.

Plongé dans ses pen­sées, il aper­çut un ser­pent noir qui en­trait dans son trou…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion de M. Porte

«Dans un puits ha­bi­tait un roi des gre­nouilles, nommé Gan­ga­datta (Donné par le Gange). Un jour, tour­menté par ses hé­ri­tiers, il monta au seau de la roue et sor­tit peu à peu du puits. En­suite il pensa : Com­ment pour­rai-je faire du mal à ces hé­ri­tiers? Et l’on dit :

L’homme qui a ré­com­pensé ce­lui qui l’a as­sisté dans l’infortune et ce­lui qui s’est mo­qué de lui dans les si­tua­tions dif­fi­ciles, est né pour la se­conde fois, je crois.

Pen­dant qu’il fai­sait ainsi beau­coup de ré­flexions, il vit un ser­pent noir, nommé Priya­darśana (Qui a un air gra­cieux), en­trer dans son trou…»
— Pas­sage dans la tra­duc­tion d’Édouard Lan­ce­reau (XIXe siècle)

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  1. En sans­crit «पञ्चतन्त्र». Au­tre­fois trans­crit «Pant­cha-tan­tra», «Pan­cha­tan­tra» ou «Pant­scha­tan­tra». Haut
  2. Au­guste Loi­se­leur-Des­long­champs. Haut
  3. En sans­crit अर्थशास्त्र. Haut
  4. En sans­crit नीतिशास्त्र. Haut
  1. «L’Inde clas­sique : ma­nuel des études in­diennes. Tome II», p. 240. Haut
  2. En sans­crit विष्णुशर्मा. Par­fois trans­crit Vĕĕ­shnŏŏ-sărmā, Vee­shnu Sarma, Vi­sh­nou-sarma, Vi­sh­nu­sharma, Wich­nou-sarma ou Vich­nou Sçarma. On ren­contre aussi la gra­phie विष्णुशर्मन् (Viṣṇuśar­man). Haut
  3. p. 26. Haut
  4. «Le Pant­cha-tan­tra», p. 48. Haut