Il s’agit des « Réalistes » (« Realisty » 1) et autres articles de Dmitri Ivanovitch Pissarev 2. « Crime et Châtiment » de Dostoïevski, avant d’être l’une des œuvres les plus profondes de psychologie criminelle, autour desquelles la pensée humaine vient tourner sans cesse, a été un pamphlet contre « l’égoïsme rationnel », un mouvement défendu en Russie dans les années 1860 par le journal « Rousskoïé slovo » 3 (« La Parole russe ») de Pissarev. Dostoïevski a vu le danger ; il a mis tout en œuvre pour détourner d’un tel égoïsme en décrivant les tourments de l’âme qui le suivent. Les faits lui donnèrent raison. Pissarev se noya lors d’une baignade — je veux dire noya délibérément — à vingt-sept ans, seul, mélancolique, détraqué par le vertige d’une croissance intellectuelle trop rapide. Mais reprenons dans l’ordre ! Issu d’une famille noble ruinée, Pissarev faisait encore ses études à l’Université de Saint-Pétersbourg, quand il débuta comme publiciste littéraire, chargé de rédiger la rubrique des comptes rendus bibliographiques dans la revue « Rassvet » 4 (« L’Aube »), qui portait le sous-titre « Revue des sciences, des arts et des lettres pour jeunes filles adultes ». Cette collaboration l’entraîna de force hors des murs calfeutrés des amphithéâtres, « à l’air libre », comme il le dit lui-même 5, et « ce passage forcé me donnait un plaisir coupable, que je ne pus dissimuler ni à moi-même ni aux autres… ». La question de l’émancipation de la femme étant en ce temps-là à l’ordre du jour dans « Rassvet », Pissarev en vint tout naturellement au problème plus large de la liberté de la personne humaine. Riche d’idées, il s’attendait à créer des miracles dans le domaine de la pensée : « Ayant jeté à bas dans mon esprit toutes sortes de Kazbeks 6 et de monts Blancs, je m’apparaissais à moi-même comme une espèce de Titan, de Prométhée qui s’était emparé du feu… ». Il mit ses idées, dès 1861, dans des articles remarquables par leur hardiesse et leur bouillonnement intellectuel, qu’il publia cette fois dans « Rousskoïé slovo ». Ce journal n’était plus la vertueuse « Revue pour jeunes filles adultes » où il avait fait ses premiers essais, mais était, au contraire, rempli d’agitation philosophique et politique. Pissarev en devint, en quelques jours, le principal collaborateur et membre de la rédaction ; et quand, un an plus tard, guetté par la censure, ce journal fut provisoirement suspendu, Pissarev jeta sur le papier un appel fiévreux de violence au « renversement de la dynastie des Romanov et de la bureaucratie pétersbourgeoise » et au « changement de régime politique » ; le lendemain, il était arrêté et incarcéré.
Les activités littéraires de Pissarev n’en furent pas interrompues pour autant. Sur les feuilles arrachées d’un livre, il adressa des suppliques en français au général Alexandre Souvorov, homme compréhensif et doux, dont il obtint le droit de travailler dans sa cellule, transformée en véritable cabinet d’étude. Ce fut une période extrêmement féconde pour notre étincelant publiciste, qui atteignit l’apogée de ses talents et de sa popularité. Derrière les barreaux de sa prison, il continua à écrire des articles pour « Rousskoïé slovo » qui en firent l’oracle de la jeunesse éclairée. Ses douleurs de l’inspiration s’étaient dissipées ; les mots lui venaient, à présent, aisément et d’emblée. Il confiait à sa mère : « Je puis écrire, en un mois, de soixante à quatre-vingts pages d’imprimerie, presque sans m’en apercevoir et sans me donner de peine ! » 7 Quel enseignement prodiguait-il à la Russie ? Constamment il se faisait le héraut de « l’égoïsme rationnel » dont il disait : « C’est tout un système de convictions intellectuelles qui conduit à l’émancipation totale de la personne et qui renforce chez l’être humain le respect de lui-même » 8. Il était d’avis que, si tous les hommes devenaient au sens strict des égoïstes convaincus, c’est-à-dire s’ils ne se souciaient que d’eux-mêmes (« individualisme ») et n’obéissaient qu’à leur inclination naturelle (« naturalisme »), sans se créer des notions artificielles d’idéal (« matérialisme ») et sans admettre aucun principe comme article de foi, de quelque respect que soit entouré ce principe (« nihilisme »), alors il serait vraiment plus aisé de vivre dans ce monde.
Paradoxe suprême, libéré après quatre ans et demi, Pissarev se sentit incapable de travailler comme il travaillait auparavant dans une cage fermée. Aussi, tout semble indiquer que sa noyade dans la fleur de l’âge fut tout sauf accidentelle ; il avait fait l’aveu suivant à Tourguéniev : « Mon système nerveux est ébranlé par le retour à la liberté ; et je ne puis encore, jusqu’à présent, me remettre de cet ébranlement » 9. Il serait absurde de conjecturer dans quel sens auraient pu évoluer les thèses de Pissarev s’il avait vécu plus longtemps ; mais l’attache qu’il eut, sur la fin de sa vie, pour la lecture de « Crime et Châtiment » est significative. La mère de Pissarev écrira plus tard à Dostoïevski : « Nous lisions ensemble “Crime et Châtiment” ; mais comme ses nerfs étaient ébranlés par [la forte dépression], la lecture fut interrompue sur le conseil du docteur, parce qu’elle l’agitait trop. Plus tard, quand ses nerfs furent affermis par les bains froids, nous achevâmes le roman ; il admirait surtout la description du fonctionnaire et de sa fille, au moment où la femme est partie chanter avec les enfants pour recueillir quelques kopeks. Il ne pouvait continuer, les larmes l’en empêchaient ; il me passait le livre ». En créant « Crime et Châtiment », nous l’avons vu, Dostoïevski a obéi à l’intention de mettre en relation les thèses de son héros et son forfait. C’est la base sur laquelle le roman est construit ; cette intention éclate en plusieurs passages, notamment dans la confession de Raskolnikov à Sonia. Que l’égoïsme orgueilleux, amoral de Raskolnikov ne fût pas très différent de l’égoïsme pissarévien, c’est ce que la plupart des critiques et des simples lecteurs avaient trouvé évident. Est-il possible que Pissarev l’ait ignoré ?
des articles remarquables par leur hardiesse et leur bouillonnement intellectuel
Voici un passage qui donnera une idée du style des « Réalistes » : « Le langage est devenu ce qu’il doit être : le moyen de transmettre la pensée. La forme s’est assujettie au contenu, et désormais, les hommes de bon sens estiment qu’enfermer la pensée dans des vers est un passe-temps puéril. Le respect des traditions nous empêche de l’avouer tout haut, mais les faits parlent d’eux-mêmes. Le nombre total des écrivains et des lecteurs s’accroît, cependant que celui des versificateurs et des amateurs de vers diminue. Les versificateurs sont relégués à l’arrière-plan… Quelles œuvres de Victor Hugo sont lues dans l’Europe entière ? Ni ses poésies lyriques, ni ses tragédies, mais “Notre-Dame de Paris” et “Les Misérables”, deux romans en prose » 10.
Consultez cette bibliographie succincte en langue française
- Armand Coquart, « Dmitri Pisarev (1840-1868) et l’Idéologie du nihilisme russe » (éd. Institut d’études slaves de l’Université de Paris, coll. Bibliothèque de l’Institut français de Léningrad continuée par la Bibliothèque russe de l’Institut d’études slaves, Paris)
- Vitali Skvoznikov, « Dmitri Pissarev (1840-1868) » dans « Œuvres et Opinions », novembre 1968, p. 163-168
- Constantin Ushinsky, « Une Question à résoudre : le “réalisme” de Dmitri Pisarev » dans « Revue canadienne des slavistes », vol. 18, nº 2, p. 141-153 [Source : Revue canadienne des slavistes].
- En russe « Реалисты ». Également connu sous le titre d’« Une Question non résolue » (« Нерешенный вопрос »). Parfois traduit « Une Question à résoudre ».
- En russe Дмитрий Иванович Писарев. Parfois transcrit Dmitrij Iwanowitsch Pissarew, Dmitry Ivanovich Pisarev, Dmitriy Ivanovich Pisarev, Dimitri Ivanovich Pisarev, Dmitrii Ivanovich Pisarev ou Dmitrij Ivanovič Pisarev.
- En russe « Русское слово ». Parfois transcrit « Rousskoé slovo », « Russkoïé slovo » ou « Russkoe slovo ».
- En russe « Рассвет ».
- « Notre Science universitaire », p. 132 & 135.
- Un des sommets les plus élevés de la chaîne du Caucase.
- Dans Vitali Skvoznikov, « Dmitri Pissarev ».
- En russe « [Разумный] эгоизм — система умственных убеждений, ведущая к полной эмансипации личности и усиливающая в человеке самоуважение ».
- Dans Vitali Skvoznikov, « Dmitri Pissarev ».
- p. 159-160.