« Notice sur le poète persan Enveri, suivie d’un extrait de ses “Odes” »

dans « Journal asiatique », sér. 9, vol. 5, p. 235-268

dans « Jour­nal asia­tique », sér. 9, vol. 5, p. 235-268

Il s’agit d’une tra­duc­tion par­tielle des « Odes » d’Anvari1, poète de langue per­sane, éga­le­ment connu sous le nom d’Anvari Abi­vardi2, car il na­quit près d’Abivard, dans l’actuel Turk­mé­nis­tan (XIIe siècle apr. J.-C.). Ce fut le poète le plus brillant de la Cour du sul­tan Ah­mad San­jar. Le style de ses com­po­si­tions est as­sez dif­fi­cile, et cer­taines de ses « Odes » ont be­soin d’un com­men­taire pour être com­prises. L’ode, ce­pen­dant, est le genre où An­vari est re­gardé comme su­pé­rieur à tous les autres poètes per­sans, comme en té­moigne ce dis­tique : « Parmi les poètes, trois sont pro­phètes, en dé­pit de la pa­role de Ma­ho­met : “Plus de pro­phète après moi !” ; dans l’épopée Fir­dousi, dans le gha­zel Saadi, dans l’ode An­vari »3. On sait peu de chose sur sa vie, sauf les cir­cons­tances dans les­quelles il de­vint le poète of­fi­ciel du sul­tan. Les voici, d’ailleurs. Moezzi, qui le pré­céda dans ce poste, jouis­sait d’une telle mé­moire qu’il lui suf­fi­sait d’entendre une ode une fois pour la re­te­nir par cœur. Aussi, chaque fois qu’un poète ré­ci­tait une ode de­vant le sul­tan Ah­mad San­jar, lorsque la pièce ar­ri­vait à sa fin, plai­sait-elle à ce mo­narque, Moezzi ne man­quait pas de s’écrier : « Il y a beau temps que j’ai com­posé cette poé­sie ; d’ailleurs, elle est en­core dans ma mé­moire »4, et il la ré­ci­tait du pre­mier au der­nier vers. Les poètes pré­ten­dants étaient plon­gés dans la stu­pé­fac­tion, ne sa­chant par quel moyen pré­sen­ter au sul­tan Ah­mad San­jar des vers dont ce mo­narque fût per­suadé que Moezzi n’était pas l’auteur. An­vari trouva le stra­ta­gème sui­vant : il re­vê­tit des ha­bits tout râ­pés et orna sa tête d’une ai­grette ex­tra­or­di­naire, puis se ren­dit avec un air de fo­lie chez Moezzi. « Je suis poète », lui dit-il, « et j’ai com­posé quelques vers en l’honneur du sul­tan ; j’attends de vous que vous les lui dé­cla­miez et que vous re­ce­viez pour mon compte un ca­deau sé­rieux. — Ré­cite-les-moi », ré­pon­dit Moezzi. An­vari com­mença en ces termes : « Vive le roi, vive le roi, vive le roi ! Vive l’émir, vive l’émir, vive l’émir ! », et il conti­nua à dé­bi­ter d’autres ba­li­vernes de la même force. Moezzi se fi­gura avoir af­faire à un bouf­fon et lui dit : « De­main ma­tin, trouve-toi à la Cour du sul­tan : je lui ex­po­se­rai ta si­tua­tion, et j’obtiendrai qu’il t’attache à son ser­vice ». Le len­de­main, An­vari s’habilla avec conve­nance, se coiffa d’un tur­ban élé­gant et en­tra dans le pa­lais. Pris de court, Moezzi ne put que dire : « Dé­clame-nous l’ode que tu as com­po­sée en l’honneur du sul­tan ». Aus­si­tôt, An­vari ré­cita le dé­but d’une ode pleine de com­pa­rai­sons au­da­cieuses et de louanges su­perbes :

« Si terre et mer pou­vaient de­ve­nir cœur et main, ils de­vien­draient le cœur et la main de notre maître [Ah­mad San­jar], le sou­ve­rain de ce bas monde, dont les ordres par­courent l’univers comme la des­ti­née… Ô toi, fort comme le des­tin ! quand tu dé­cides, la mon­tagne de­vient sans force ni pou­voir. Ton éten­dard est un mi­racle dont les termes sont ex­pli­qués et trans­la­tés par la vic­toire. Non ! je ne di­rai pas qu’un autre être que Dieu mo­di­fie ce qui est et connaît les se­crets ; mais je dis que, par ton es­prit et ton dra­peau, nuit et jour, deux ef­fets sont au monde vi­sibles : ton ju­ge­ment rend ma­ni­festes les mys­tères qui de­meu­raient ca­chés, tout comme la des­ti­née ; ton éten­dard fait dis­pa­raître les dis­cordes qui se­raient in­fi­nies, comme la pen­sée »5.

Puis, se tour­nant vers Moezzi : « Si vous avez com­posé cette ode-là, vous », dit-il6, « eh bien, ré­ci­tez la suite ! Si­non, avouez qu’elle est la fille de mon cer­veau vierge, car je vais ache­ver de vous la dire ». Moezzi resta confondu, et le sul­tan com­prit com­ment ce poète en usait avec ses confrères. An­vari acheva sa ré­ci­ta­tion, et le sul­tan lui donna place parmi les gens de mé­rite et les fa­vo­ris de son au­guste Cour.

« dans l’épopée Fir­dousi, dans le gha­zel Saadi, dans l’ode An­vari »

Voici un pas­sage qui don­nera une idée du style des « Odes » : « Ô vent du ma­tin, si tu passes par Sa­mar­cande, porte aux pieds du “kha­gan”7 la sup­plique du Kho­ras­san ! Sup­plique dont l’exorde est com­posé des souf­frances du corps et des mi­sères de l’âme ; la pé­ro­rai­son — de l’affliction et des na­vrances du cœur ; [et] dont chaque ligne ré­vèle un sou­pir des amis, dont chaque pli cache une goutte de sang des mar­tyrs. La flamme qui consume le sein des af­fli­gés en a sé­ché l’écriture ; la larme des déshé­ri­tés a mouillé les ara­besques de son fron­tis­pice »8.

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  1. En per­san انوری. Au­tre­fois trans­crit En­weri, En­very, En­veri, En­verri, An­veri, An­very, An­weri, An­wery, Anouary, An­wary ou An­warī. Haut
  2. En per­san انوری ابیوردی. Haut
  3. Dans Al­bert de Bi­ber­stein Ka­zi­mirski, « An­veri ». Haut
  4. « No­tice sur le poète per­san En­veri », p. 242. Haut
  1. Dans « An­tho­lo­gie per­sane », p. 58. Haut
  2. « No­tice sur le poète per­san En­veri », p. 243. Haut
  3. Ce mot « kha­gan » est si­non le même que « khan », du moins son dé­rivé im­mé­diat : c’est un titre prin­cier turco-mon­gol. Haut
  4. p. 256. Haut