Il s’agit de Zhang Dai1, lettré chinois (XVIIe siècle apr. J.-C.), également connu sous le pseudonyme de Tao’an2, auteur de deux célèbres recueils de souvenirs en prose poétique : « Souvenirs rêvés de Tao’an » (« Tao’an mengyi »3) et « Le Lac de l’Ouest retrouvé en rêve » (« Xi Hu mengxun »4). Son riche grand-père, Zhang Rulin5, était un amateur de musique et d’opéra, un expert en thé et surtout un érudit qui avait toujours un livre à la main. La tête et les yeux rivés sur le papier, il calligraphiait des caractères « pattes de mouche », qu’il faisait recopier par son petit-fils. Souvent, il se plaignait, devant ce dernier, de la pauvreté des dictionnaires dont il désirait élargir le contenu. L’après-midi, il emportait ses livres dehors pour profiter de la lumière du jour ; le soir venu, il allumait une bougie haute. Il recueillait ainsi des mots et les classait par rimes en vue d’une vaste publication qu’il comptait appeler la « Montagne des rimes ». Chaque rime ne comportait pas moins de dix cahiers. Il pensait vraiment la publier jusqu’au jour où on lui apporta en secret l’un des tomes de la « Grande Encyclopédie Yongle »6 que le palais impérial venait tout juste d’achever, et qui était de la même nature que la « Montagne des rimes ». « Plus de trente [tomes] ne couvraient même pas une seule rime », dit Zhang Dai7. « Quand mon grand-père vit [cela], il dit en poussant un profond soupir : “Les livres sont en nombre infini, et je suis comme l’oiseau qui voulait combler la mer avec des pierres… !” » Dès lors, le vieux cessa d’écrire. Comme parmi ses petits-fils seul Zhang Dai aimait les livres, il les lui laissa et mourut peu de temps après.
Zhang Dai continua à agrandir cette bibliothèque par ses propres acquisitions, portant le nombre des volumes à plus de trente mille, avant de la perdre presque tout entière dans les circonstances que voici : En 1646, quand Shaoxing8 tomba aux mains des soldats mandchous, il dut s’enfuir en grande hâte, n’emportant avec lui que quelques mallettes : « Ce qui restait de livres », raconte-t-il9, « les soldats s’en emparèrent. Chaque jour, ils en déchiraient des pages pour allumer le feu, ou les emportaient sur les rives du fleuve et les mettaient dans leurs armures pour se protéger des flèches et des projectiles. Ce que j’avais accumulé en quarante ans, fut [de la sorte] perdu en un jour. Telle est la destinée des livres de ma famille. Sur qui en rejeter la faute ? » Devant l’ampleur de ce désastre, notre auteur fut tenté plusieurs fois de mettre fin à sa vie. Cependant, il se sentait investi d’une mission : celle de transmettre la mémoire d’un monde bienheureux à jamais révolu, mais qui gardait une existence réelle dans ses rêves. « Il nous semble entendre la voix [de Zhang Dai] disant : quand mes jours se comptaient en voyages… invitations chez des amis, séjours dans des temples champêtres, balades en bateau, promenades dans la nature sauvage, contemplation des chrysanthèmes, conversations avec [mon grand-père], achats de belles pièces d’orfèvrerie, fêtes brillantes… j’étais heureux et j’aimais cette vie ; aujourd’hui, j’aime à me la rappeler et je veux faire partager mes joies du passé. Et de fait, le plaisir de la lecture des “Souvenirs” augmente à mesure que l’on pénètre dans l’univers de son auteur — un univers léger et sensible, régi par le sentiment esthétique », dit Mme Françoise Sabban10.
la mémoire d’un monde bienheureux à jamais révolu, mais qui gardait une existence réelle dans ses rêves
Voici un passage qui donnera une idée du style des « Souvenirs rêvés de Tao’an » : « Les feux d’artifice du prince de Lu à Yanzhou sont les plus merveilleux du monde. Tout feu d’artifice implique qu’on allume aussi des lanternes. Mais les lanternes chez le prince de Lu, ce sont lanternes pour le palais, lanternes pour les murs, lanternes pour les colonnes, lanternes pour les paravents, lanternes pour les sièges, lanternes pour les éventails, ombrelles et dais d’apparat… Et quand fusent les feux d’artifice… une fumée épaisse couvre le ciel ; la lune ne peut plus briller, la rosée ne peut plus descendre. Les spectateurs éberlués, abasourdis, à plusieurs reprises au bord de la folie, s’appliquent à retenir leurs élans »11.
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- Françoise Sabban, « Compte rendu sur “Souvenirs rêvés de Tao’an” » dans « Études chinoises », vol. 15, no 1-2, p. 215-218 [Source : Association française d’études chinoises].